Premier décembre 2003 Doutes. À propos des doutes sur le nombre d’enfants ayant des parents gay que Trempet avait soulevés la semaine dernière, on a reçu une précisions d’un ami informaticien : « Pour aider à alléger le doute, sinon à l'éliminer, je contribue avec une pensée dont tu n'as pas semblé tenir compte dans tes statistiques : à savoir que, de nos jours, la majorité des enfants ont trois, quatre ou même cinq parents. Cela augmente bien sûr les probabilités d'en avoir au moins un qui est gay ».

 

2 décembre 2003. Académie. Il y a exactement 35 ans, à quatre heures et demi du matin, j’entrais à l’académie militaire de Pozzuoli, tout près de Naple.

J’y restai neuf mois, le temps de terminer l’année universitaire. Ce furent des mois où la moindre parcelle de temps était occupée : sport, étude, marche, solitude… solitude, sport, marche, étude… marche, marche… Par moment heureux, à d’autres pas trop. Comme les vingt années qui avaient précédés, comme les trente-cinq années suivantes et, sans doute, comme les quarante prochaines. J’ai connu des gens sensibles, ouverts et intelligents, d’autres fermés comme des châtaignes et imbéciles. Les fascistes étaient nombreux mais ils n’étaient pas nécessairement les plus imbéciles.

J’ai constaté la force d’homogénéisation de l’institution et la capacité de l’individu de survivre. J’ai vu la faiblesse des individus écrasés par les serfs de l’institution. J’ai côtoyé des jeunes qui, pour voler, auraient fait n’importe quoi, même la guerre. J’ai marché tous les jours, pendant des mois, m’efforçant de ne pas rire et j’ai serré les dents dans le parcours de guerre m’efforçant de ne pas pleurer. J’ai subi des traitements injustes et je me suis amusé en étudiant le méchant sourire hollywoodien de mon argousin. J’ai rêvé de femmes aux immenses robes blanches, voltigeant légères et laissant deviner la drupe de leur corps comme dans les films les plus kitsch. J’ai regardé, bouche bée, Sylvie Vartan chanter des chansons ineptes. J’ai organisé des débats autour de l’occupation des universités que l’officier responsable, avec une grande classe, il faut le dire ! a interdits après trois rencontres.

J’ai vu le docteur Živago.

J’ai mangé mes premières profiteroles.

 

3 décembre 2003 Martyrs. Même les Romains les plus ouverts ne comprenaient pas ces fous de Chrétiens. Comment auraient-ils pu comprendre ces contempteurs de la vie qui cherchaient la mort avec le même acharnement avec lequel ils cherchaient le plaisir ? Ils ont un petit vélo dans la tête, qu’ils se disaient, (ils ne disaient pas tout à fait ça, car à cette époque là les vélos n’avaient pas encore été inventés, mais ils devaient bien y avoir une expression équivalente, que sais-je ? eculeum in capite tenentes (avoir un petit cheval dans la tête). Des fous, dementes, ces Chrétiens ! Ils pourraient rester tranquilles, et ben ! non. Ils veulent qu’on les zigouille. Ils n’ont pas réglé leur Œdipe.

Ironie de l’histoire, ces contempteurs de la vie, ces morts vivants ont gagné. Ont détruit l’Empire et quoiqu’en disent les nouveaux laudateurs du bas Moyen-Âge, ils ont travaillé dur pour rendre la vie bien plus dure et compliquée et violente que celle de l’Empire. Les chrétiens ont gagné et ce n’est qu’ensuite que leur grand Augustin a  décrété qu’on n’avait pas le droit de se tuer, même pour Dieu.

Pour ceux qui cherchent une analogie entre l’empire romain et l’empire américain, en voilà une qui a l’air de se tenir. Tous les deux doivent se défendre contre des gens qu’ils considèrent comme des fous. Les fous de Dieu qui se tuent pour la cause de Dieu. Est-ce que ces nouveaux fous gagneront comme les chrétiens ont gagné ? Sans doute.

P. S.

Ce qui m’emmerde le plus dans cette histoire des martyrs, c’est que quand j’étais enfant je les voyais beaux et courageux et j’aurais aimé les imiter. Et maintenant ce sont les enfants musulmans qui sont traînés dans des idéaux mortifères.

 

4 décembre 2003 Les lombes d’Augustin. Je le savais. Impossible de se fier à Saint Augustin, il fini toujours par décevoir. Depuis hier, j’étais content de voir qu’il avait au moins eu le bon sens de condamner les suicides au nom de Dieu et voilà que feuilletant un dictionnaire de latin pour chercher comme on disait « inflammation des glandes de Bartolino » je me trouve devant cette phrase du Tunisien qui a fait le plus de dégâts dans l’histoire de l’humanité (Bourghiba c’est un gentil mouton si on le compare à Augustin) : Diaboli virtus in lumbi. Traduction : la force du diable est dans les lombes, ou les reins si vous préférez, ce qui est une manière de dire que, si vous voulez affaiblir le diable, vous ne devez pas penser à la cambrure des lombes, pardon des reins comme disait Georges de Sète, l’anti-augustin de la chanson française.

 

Penser mal. J’y prends goût. Je sors le « Petit dictionnaire de 2948 maximes, proverbes, devises, phrases et locutions latines » édité par Hoepli en 1987. Dans l’indexe je suis frappé par les vingt-six entrées « contre les femmes » et la seule entrée « pour les femmes ». Normal, vous me direz. Oui. Je vais lire la première « contre » : Aut amat, auto fit mulier ; nihil est tertium (La femme aime ou hait, il n’y a pas de voie du milieu). Pourquoi « contre », je ne comprends pas. Allons donc voir  la seule « pour » : Rusticus est vere qui turpe dicit de muliere (celui qui parle mal des femmes est un goujat). Ce n’est pas tellement à propos des femmes. Une autre contre : Mulier, cum sola cogitat, male cogitat (une femme qui pense seule, pense mal). Contre ? Mais penser mal, n’est-ce pas penser bien ?

 

5 décembre 2003 Prends-moi l’âme. Quelques moments forts, beaucoup de choix faciles, parfois on dirait un film amateur (les scènes avec les Allemands qui entrent dans Rostov où ils tuent Sabina Spielrein, sa fille et des dizaines d’autres juifs aurait demandé plus de temps et plus d’argent pour que le film ne fasse pas trop penser qu’il s’agit d’un film) ; parfois cucu : la majorité des scènes « parallèles » de la fille et de l’historien à la recherche des vestiges de Sabina. Mais ne serait-ce que pour deux ou trois dialogues entre Jung et Spielrein, denses de tempête comme nuages d’août, et la scène, fort originale et qui vous arrache l’âme, de l’enfant qui ne veut pas décroiser ses doigts, le film mérite d’être vu.

Prends-moi l’âme, est l’histoire de Sabina Spielrein que, au début du XXe siècle, ses parents, russes et juifs, accompagnent dans une clinique de Zurich pour tenter de la guérir de sa folie. Dans cette clinique travaille le jeune Carl Gustav Jung. Sabina Spielrein sera la première patiente traitée et « guérie » par la méthode psychanalytique et, que voulez-vous ? elle tombera amoureuse de Carl qui, prévisible ! l’aimera, légèrement, mais ne quittera pas sa femme ni, surtout ! sa carrière. Si ce n’était pas parce qu’il s’agit d’un homme très célèbre et d’une femme assez connue on dirait que c’est qui ce passe de plus normal dans la vie de tous les jours. Comme quoi les grands hommes ne font pas que chier comme les petits, ils sont aussi petits que les petits.

Après avoir fait ses adieux à Carl par personne interposée, Sabina se refait une vie normale qui, pour une femme exceptionnelle, comme il est écrit dans les génériques, ne peut  qu’être une vie exceptionnelle : elle retourne en Russie, ouvre une garderie blanche dans un pays rouge, publie un livre que la censure…

Comme tous les films qui ne sont pas géniaux mais qui ont de très bons moments, Prends mon âme laisse échapper, malgré lui, des éléments éternels qui frappent en pleine gueule nos idées tranquilles et nous poussent vers l’inconnu — j’ai l’impression que dans les très grands films cela arrive beaucoup plus rarement parce qu’étant ordonnés par le regard d’un « puissant » metteur en scène, ils n’ont pratiquement plus de pointes, pas d’éléments qui dépassent : tout est ramené aux rondeurs d’une sphère d’interprétation qui répond à tout et qui éloigne les coups de poings du spectateur. Je vous laisse deviner l’élément éternel de ce film[1].

J’ai oublié d’écrire que le jeu de l’actrice qui interprète Sabina est par moment superbe ; surtout dans ses va-et-vient de petite fille à femme.

Le metteur en scène est Roberto Faenza.

Note : j’ai vu ce film italien sur mon ordinateur américain avec un dvd chinois payé 25 sous à Pékin et envoyé par une amie québéco-chinoise à un ami colombien qui l’a passé à sa femme québécoise qui l’a prêté à une femme française qui l’a passé à un italien (moi). L’alter-mondialisation ou l’ami-mondialisation ? Ce qui est certain, c’est qu’il s’agit d’une bonne mondialisation.

 

6 décembre 2003. Sabina Spielrein. J’étais intrigué par l’histoire de Sabina Spielrein, je voulais surtout savoir si le film était un conte fidèle. J’allai de l’autre côté du miroir, dans la correspondance de Jung et Freud (il est cinq heures du matin et je ne peux pas aller sur Internet, je risquerais de réveiller V.).

Jung parle la première fois de Sabina Spielrein dans une lettre à Freud du 23 octobre 1906 : « Je suis en train d’appliquer maintenant Votre méthode pour soigner l’hystérie. C’est un cas difficile : une étudiante russe de vingt ans malade depuis sept ans.

Premier traumatisme : vers sa troisième-quatrième année. L’enfant voit le père qui frappe les fesses nues de son frère aîné. Très forte impression. Ensuite elle est obligée à penser avoir déféqué dans la main du père. [de quatre à sept ans] elle s’assoit par terre, un pied plié sous le corps, presse le talon contre l’anus et elle tâche de déféquer et, en même temps, d’empêcher la défécation. (…) Par la suite, ce phénomène a été substitué par une masturbation intense ».

Il est certain qu’il y a là tout ce qui peut intéresser Freud qui répond le 27 octobre (comme quoi les postes de l’empire autrichien fonctionnaient presque aussi bien que le-mail of the American Empire) : « C’est quelque chose de positif que Votre russe soit une étudiante ; le personne non cultivées sont, actuellement, trop impénétrables pour nous ». No comment. Non, oui… un seul commentaire même s’il ne concerne pas Sabina Spielrein : il ne faut pas dire que Freud n’était pas conscient des limites de son entreprise.

Jung, 7 mars 1909 : « (…) actuellement je suis terriblement persécuté par un complexe : un patiente qu’il y a quelques années j’ai sorti avec une extrême dévouement d’une très grave névrose a déçu ma confiance et mon amitié de la manière la plus offensantes que l’on puisse imaginer. Elle a provoqué un horrible scandale parce que j’ai renoncé au plaisir de lui donner un enfant. » Dans le film, on voit Jung qui écrit la « même » lettre après la scène dans le hall de l’opéra : « (…) Elle menace de bouleverser mon existence parce que je lui ai nié le plaisir de lui donner un enfant. Elle est amoureuse de moi, je suis devenu son père, son amant (…) ».

Puisque le film et la lettre de Jung sont en italien il n’y a pas de problème de traduction (à moins que le metteur en scène ait décidé de retraduire l’original) donc, dans la correspondance avec Freud, Jung écrit : « parce que j’ai renoncé au plaisir de lui donner un enfant » et dans le film : « parce que je lui ai nié le plaisir de lui donner un enfant »,

Ce qui est loin d’être la même chose. À propos du père dans les lettres de Jung, j’ai trouvée ce qui suit daté du 4 juin 1909 : « Elle avait bien sûr programmé de me séduire, ce que je considérais inopportun. Maintenant elle est en train de mettre en œuvre sa vengeance.  (…) elle a répandu la voix que je quitterai ma femme pour marier une étudiante. (…) Elle est (…) un cas de lutte contre le père ».

Dans le film Jung, après avoir écrit la lettre, complètement hors de lui, se déchaîne à coup de marteau contre la tête d’une statue. Dans les lettres, ce ne vraiment pas la même chose.

Dans toutes les lettres entre Freud et Jung où l’on parle de Sabina Spielrein, il n’y a pratiquement rien qui aille dans le sens du film. Un film complètement romancé ? Un Jung complètement hypocrite ? J’aimerais bien que la vérité penche plus vers l’hypocrisie de Jung mais je n’en suis pas sûr. Il y a aussi une donnée historique qui me laisse perplexe car la différence est trop grande : dans le film Sabina Spielrein est tuée par les nazis (donc après 1940) et dans les notes des lettres, elle meurt en 1934.

 

Même avec les meilleurs intentions, quand on fait du spectacle on fait du spectacle.

 

7 décembre 2003. Les généralités intelligentes de Freud. Dans la correspondance entre Freud et Jung où ils parlent de Sabina Spielrein, il y a au moins deux considérations générales de Freud dignes d’être notées. La première dans une lettre du 7 juin 1909 : « La capacité de ces femmes de mettre en mouvement comme stimuli toutes les ruses psychologiques imaginables, jusqu’à ce qu’elles aient atteint leur but, constitue un des plus grandioses spectacles de la nature ». La deuxième dans une lettre du 19 avril 1911 : « Étant donné la nature du matériel avec lequel nous travaillons, de petites explosions dans le laboratoire ne peuvent jamais être évitées ».

Il y en a aussi une troisième qui laissera sans doute indifférente la majorité des gens mais que j’aime particulièrement, probablement à cause de la russitude de mon nom : « Je crois que la race russe est celle qui réussit le mieux à ne pas se plaindre » (Lettre du 25 mars 1911).

 



[1] Pour vous aider : à un certain moment Carl, la tête crispée, crie « Maudit bonheur » et Sabina le chevauche dans le hall de l’opéra en lui demandant de l’aimer. Elle traduit « aime-moi » par « fais-moi un enfant » — cette dernière phrase n’a rien à voir avec l’élément éternel que vous cherchez, même si j’admets qu’elle a une certaine universalité.