8 décembre 2003. Risque. Il déclare qu’il s’est entraîné dans les champs de Al Quaïda en Afghanistan, mais qu’on l’a arrêté parce qu’il est Arabe. Je trouve qu’il exagère. De telles affirmations sont terriblement dangereuses, elles risquent de rendre sympas les militaires américains. N. B. Elles risquent.

 

9 décembre 2003. Étudiantes américaines. Un campus d’une université de la Côte Est américaine, dans les années soixante dix[1]. Un professeur de littérature, proche de la quarantaine, Andre, aidé par D. H. Lawrence et Ovide aspire dans des partouzes qui ne laissent pas que des égratignures, les jeunes étudiantes de son atelier de poésie. « Cherchez le point le plus faible. Frappez à la jugulaire. », disait-Andre pour que les mécanismes de défense, même les plus primitifs, disparaissent et afin qu’il puisse, lui, piètre poète, frapper à la fente vulvaire.

Une étudiant à la fois, ou à peu près.

Gillian, la protagoniste, sans doute la plus sérieuse du petit groupe d’atelier, est la dernière à tomber dans le piège qu’Andre pose à la chair fraîche, toujours renouvelée, de l’université. Chair qu’il partage avec sa femme, Dorcas, qui sculpte « des femmes à la sexualité agressive », « plus grandes que nature, primitives et spectaculaires (…) brutes, grossières, laides ». Ces sculptures scandalisent l’establishment mais elles ont tout ce qu’il faut pour perturber et exciter ces jeunes filles et pour les ouvrir à la fermeture de ce couple mystérieux si loin de la platitude des autres professeurs.

Sur le campus il y a d’autres mystères : de nombreuses fausses alarmes et quelques vrais incendies. Même sous la fenêtre du bureau d’Andre, on a essayé.

Gillian est amoureuse. Gillian a vingt ans. Gillian aime la poésie.

Quelle heureuse combinaison pour qu’elle fasse tout ce que l’on lui demande !

Leur rire était affectueux. Je jouissais de ce rire comme un chien à qui l’on a donné des coups de pieds mais qui reçoit maintenant des caresses, et en éprouve de la reconnaissance.

Ils vont passer leurs vacances en Europe. Au retour ils l’ont oubliée. Elle les cherche. Ils la revoient — sans doute pour la dernière fois.

Je me mis à pleurer de bonheur. (…) J’étais inerte, sans plus de résistance qu’une poupée de chiffon.

Gillian vomit. Dorclas la gifle et la jette hors de la chambre. Gillian descend à la cuisine, prend le reste du cigarillo d’André et… sans rien penser.

Par instinct.

Elle s’en va. Ils l’ont vue pour la dernière fois — comme prévus.

Les pompiers ne sauveront ni Andre ni Dorcas.

Par instinct.

Comme sans doute par instinct la première fois, dans le bureau, elle avait dit à Andre : « Je… vous aime ». Et

D’une poussée, il me força à m’agenouiller (…) Sa main sur ma nuque n’hésitait pas.

 

Elle les a tué, sans les accuser.

Gillian est une bonne élève.

Gillian a frappé à la jugulaire.

 

10 décembre 2003. Inrectitude politique. Le passage de Délicieuses pourritures où Andre agenouille Gillian pour la monter comme bête la bête, ne fut pas sans me faire penser aux considérations bêtes — « bête » n’est pas employé ici dans le sens du « beast » du titre anglais, mais comme synonyme de « sot » — de Elisabeth Roudinesco dans ses entretiens avec Jacques Derrida, en De quoi demain… publié dans la collection champs de Flammarion où, pour ridiculiser la « position américaine », obligeant un professeur qui reçoit une étudiante à laisser la porte ouverte, elle s’égosille à ajouter les lieux communs d’une pseudo libération des entraves du féminisme à ceux d’une psychanalyse de basse étable qui hypostasie la passion et à ceux d’une tolérance qui tolère surtout l’intolérable.

Dans la passion amoureuse, il y a toujours du pouvoir et de l’emprise de l’un sur l’autre, de l’un et de l’autre.

Quelle découverte proto romantique ! Et, ayant complètement déplacé le problème, elle peut maintenant continuer, imperturbable et imperturbée, dans sa bêtise d’inrectitude politique plus inrecte que celle des petits fachos lepénistes.

Que veut dire consensuel ? les amants se disputent sans cesse et l’on ne pourra jamais régler les passions sexuelles et amoureuses devant les tribunaux. (…) Il y a là une ingérence dans la vie privée qui me semble grave et inutile.

C’est à Derrida d’essayer de la ramener avec la tête dans les idées. Il a beau souligner que ce n’est pas facile de différencier entre une violence « tolérable » et le viol, la nouille roumaine persiste et signe une autre grande idée des inrectes (de laquelle je fus déjà acolyte dans ma plus tendre et bête adolescence), celle qui affirme que la violence psychologique n’existe pas. Comme si le pouvoir, dans notre société, ne passait pas surtout par la parole et par les institutions.

Les interdictions sur la sexualité, s’agissant d’un élève et d’un professeur, me paraissent insensées.

On est d’accord, Elisabeth, d’un certain point de vue toute interdiction est insensée. N’avons-nous pas déjà crié « Il est interdit d’interdire » ? Mais il ne faut pas tout mélanger, ma cher Beth. Laissons l’interdiction d’interdire pour après-demain, pour après après-demain, pour après… après après-demain…

Aujourd’hui et demain interdisons aux petits et aux grands nuisants de nuire.

 

11 décembre 2003. Différences et politique. Des discussions à propos du port du voile en France, on passe aux policiers sikhs torontois qui voulaient garder leurs turbans, aux juifs hassidiques qui refusent des goys dans leur autobus pour New York et on finit avec l’ablation du clitoris.

Mais là non plus on n’est pas d’accord. Et pourtant. Et pourtant… il n’y a pas de pourtant : croire que l’ablation du clitoris soit une mutilation monstrueuse est une idée très occidentale, qu’il dit. J’en conviens. Et chinoise aussi, j’ajoute.

Je suis occidentale et je ne peux pas faire comme si je ne l’étais pas. « Faire comme si on  ne l’était pas » et essayer de comprendre la culture des autres n’est-ce pas aussi une caractéristique occidentale ? Pas qu’occidentale, j’en conviens, mais, depuis des décennies, surtout occidentale.

    Tu sais, ce sont des femmes qui font l’ablation.

    Je m’en fous… il y avaient bien les collabos juifs dans les camps…

    Rien à voir. Dans certaines cultures si une femme n’est pas clitérodectomisée elle ne peut plus se marier. Et si elle ne se marie pas elle sera encore plus malheureuse… On ne peut pas se débarrasser d’un phénomène ancré depuis des centenaires dans une culture avec des actes de volonté naïfs, avec des lois inspirées de notre particularisme occidental. Veux-tu envoyer l’armée américaine pour installer le respect du corps des femmes ?

    T’exagères ! Je suis d’accord que ce n’est pas une loi qui peut changer et surtout pas l’armée, mais en Occident on ne peut pas accepter que ce reste d’une culture d’oppression puisse… C’est un dilemme. Un vrai dilemme, qu’on ne peut pas fuir et ce n’est surtout pas en faisant comme si la raison était toute du côté des « autres » cultures qu’un fait des pas en avant.

    Mais c’est quoi « des pas en avant » ? Des pas en avant pour toi peuvent très bien être des pas en arrière pour d’autres. Est-ce mieux une femme qui a encore son clitoris mais qui passe toute sa journée au bureau en faisant un travail de merde et ses soirées hébétée devant la télé…

    T’es de mauvaise foi. Ni l’une ni l’autre, bien sûr…

    Ni l’une ni l’autre mais ton féminisme te fait mettre au centre les valeurs d’une culture particulière qui considère le corps comme sacré. Tout cela est culturel. Le corps est lui aussi dans la culture.

    Certes. Mais c’est universel chez nous…

    Universel chez nous ?

    Universel chez nous.

 

12 décembre 2003. Ça dépend. Est-on Russe juif ou Juif russe ? Ça dépend. Ça dépend, même si j’ai l’impression que la majorité des Russes juifs se voient comme des Juifs russes. Ces jours-ci, si l’on ne craint pas d’engager une discussion qui risque de devenir orageuse, il est préférable de changer de pays et de religion et de se poser la question : est-on Français musulman ou Musulman français ? Dans ce cas-ci aussi, ça dépend, bien sûr. Ça dépend de la vision que l’on a de l’État et de la religion — certains disent de la communauté, mais qu’est-ce qu’une communauté si elle ne mouille pas dans la religion ?

Portons le voile, dans la discussion — entendons-nous bien !

Le débat sur le port du voile islamique est un très bon catalyseur de prises de position et départage proprement ceux qui pensent que l’on est Français et ensuite Musulmans, Chrétiens, Bouddhistes ou Scrofulistes de ceux qui croient que l’on est avant tout des personnes appartenantes à une communauté religieuse et ensuite Français.

Même s’il est vrai que le voile islamique est un symbole d’appartenance à une religion, il est surtout vrai qu’il est un symbole d’appartenance à un genre que l’on veut soumis.

Soumis ? C’est quoi ça ! qu’il ajoute. Dans d’autres cultures ce qu’en Occident on appelle la « soumission de la femme » est un élément qui structure, plus ou moins symboliquement, la vie en commune. S’il n’y avait pas la « soumission » leurs conditions de vie seraient bien pires.

Ce qui est indiscutable c’est que depuis quelques décennies, dans la culture occidentale dominante on n’accepte plus (en théorie) que les femmes qua foeminae soient soumises au bien vouloir (ce qui veut dire à l’arbitraire) des hommes qua masculi. Et sur cela je me sens occidentale jusqu’au trognon : occidentale et non chrétienne. J’insiste sur « non chrétienne » parce que bon nombre de Chrétiens sont sur des positions plus proches des Musulmans ou des Juifs que des positions laïques occidentales.

Tu oublies aussi que bien de femmes voilées, même si elles côtoient la culture occidentale de l’insoumission, ne se reconnaissent pas dans la figure de la femme soumise. La majorité d’entre elles choisissent librement de cacher leurs cheveux.

Librement ?

Et puis pourquoi donner tellement d’importance aux cheveux ?

Oui, pourquoi les cacher ?

Quel droit avez-vous, petites occidentales choyées par l’économie, de dire que le voile est un symbole de soumission ?

Le droit que donne la raison et l’histoire.

Encore des mythes de l’Occident.

À bien y penser je n’ai rien contre certains mythes (je le pense mais je ne le dis pas).

Il est clair que je suis embêtée par cette histoire du voile. Je me sentirais plus libre dans mes jugements si j’étais, par exemple, une Algérienne qui habite dans la banlieue parisienne et qui lutte comme une bête contre les gros machos de sa communauté perdue.

Mais je suis une québécoise qui travaille dans une université où les filles musulmanes voilées partagent les salles de classes avec des Noires à la crinière superbe.

C’est triste.

Tristes, ces visages prisonniers d’un bout de tissus,

ces yeux noirs attirés par les planchers,

cette fermeture communautaire prélude au racisme.

 

13 décembre 2003. Union sacrée. Je parlai du voile et de la soumission des femmes musulmanes avec M., une amie, féministe comme moi et qui a la chance d’être née 29 ans après moi.

    Les talons hauts aussi sont un symbole de soumission. Et bien d’autres engins vestimentaires féminins.

    T’as raison. Mais il y a une différence symbolique et pratique : derrière les talons hauts il n’y a pas une idéologie structurée qui les défend ou qui les impose. Il y a une certaine liberté.

    Depuis quand l’imposition culturelle implicite est moins importante ? Les impositions implicites sont plus dangereuses car il est très difficile de les cerner et donc, encore plus difficile, d’essayer de les annuler.

    Oui… Mais, mis à part le fait que les femmes qui portent le voile sont aussi celles qui portent beaucoup plus facilement les talons hauts (si on veut rester en bas des chevilles), il n’est ni bête ni inutile de lutter contre les signes institutionnalisés évidents ; contre les signes colportés par une armée de livre et par des siècles d’exploitations. Si tu savais comme ça me fait chier cette union sacrée entre Chrétiens et Musulman contre les laïques !

    Mais, ce n’est qu’une union tactique.

    Je ne crois pas. Les guerres de religion, c’est fini. Maintenant ce sont les guerres des religions. Contre les femmes.

    T’exagères…

    J’aimerais bien, mais je crains que la peur est tellement enracinée dans la petite tête des mâles qu’ils sont toujours sur le point de…

 

14 décembre 2003. Le danger de la philosophie. Dans le Guangzhou Daily, d’aujourd’hui : Un étudiant, passionné de Nietzsche, se suicide en China.

Un étudiant en gestion de l’université Renmin a écrit dans sa dernière lettre qu’il a décidé de se suicider parce que comme son maître à penser Friedrich Nietzsche, il pense que la vie n’a pas de sens. Le jeune, Wang de son sobriquet, a sauté du quatrième étage d’un édifice de l’université, nu et souriant. Ses copains ont dit qu’il éprouvait un plaisir énorme à lire des livres de philo dans son temps libre.

Est-ce Nietzsche qui est dangereux ou la philosophie ?

Si son maître à penser était, que sais-je ? Wittgenstein est-ce qu’il aurait trouvé que la vie avait plus de sens ? J’en doute. Ce dont je suis certain, c’est que, s’il a souri dans ses dernières secondes, c’est grâce à Nietzsche.

 



[1] Joyce Carol Oates, Délicieuses pourritures, Philippe Rey, 2003. La traduction du titre est loin d’être littérale. Le titre original, tiré de l’appel du totem du Louvre qui ouvre le roman : « N’aie pas peur. Nous sommes des bêtes, c’est notre consolation. (…) Nous sommes des bêtes, nous n’éprouvons aucun sentiment de culpabilité » est « Beasts ». Certes la traduction littérale « Bête » fait trop penser à « imbécile » ou « lourdaud », mais il est difficile d’imaginer délicieuses pourritures  dans l’appel du totem : « Nous sommes des délicieuses pourritures… ». Très difficile, parce que très loin du ton du roman. Pourquoi pas, tout simplement, « animaux » ?