15 décembre 2003. Mots. Rien, derrière. Rien, devant. Le milieu est vide, et pourtant je me sens solide. Le rien derrière me protège, le devant vide est une arme invisible et le rien du milieu m’intrigue.

Ce que je dis n’a pas de sens ! rien que des mots !

À moins que parler de sens n’ait pas de sens. À moins que le sens ne soit rien et il soit donc partout : derrière, devant et au milieu.

Et, à côté ? (Question tristement ironique avec un suspect d’inquisition.)

À côté ? (Étonnement.)

À côté. (Ton positivement assertif de quelqu’un qui en a assez de perdre du temps.)

Veux-tu insinuer que je passe à côté de quelque chose ? (L’insinuation, qui est loin d’en être une, a touché une partie délicate du rien.)

Rien que des mots ?

 

16 décembre 2003. Paroles. Certaines paroles nous éloignent des rêves, d’autres tissent une frontière barbelée. Il y a des paroles qui chantent le rien, il y en a qui s’écoutent. Mais les paroles les plus dangereuses sont celles que les épines de la vie font exploser.

 

Parole de mère. La mère, notre reine à nous, nous lègue le moi que les paroles vide remplissent de rien sous le regard aphasique du père, désormais inutile.

 

Le vin et les paroles. Première bouteille. Je lui demande de me répondre clairement. Elle répond avec une théorie, psychologisante, confuse. Des exemples concrets, je lui demande. Elle ne sait pas ce qu’est le concret. Elle parle. Deuxième bouteille. Elle est autonome. Elle n’a plus besoin de personne. Sa réserve de mots est infinie et les mots l’emportent, loin, dans les territoires couverts par des linceuls de brume. Troisième bouteille. Elle s’ouvre, pose des questions. Éclaircies dans la brume. Le soleil se lève. Les paroles sortent du corps, enfin. Maintenant elle est gracieuse et belle. Elle devrait toujours être soûle, comme tous ceux que l’amour maternel n’a pas soûlés dans l’enfance. In vino veritas. Ce n’est pas que la vérité qui se cache au fond des bouteilles, la beauté et la grâce aussi.

 

Ordre et paroles. La parole met de l’ordre dans les idées, surtout quand il n’y en a pas.

 

Mots écrits. L’écriture emprisonne les mots que l’arrivée des idées avait libérés.

 

17 décembre 2003. Traduction, Isaac Singer et Bernardo Patrizio Jacopo della Bianca. Une émission fort intéressante sur les difficultés et les libertés de la traduction, avec Benjamin en pièce jointe : intéressante surtout pour ceux qui ne se sont jamais intéressés aux problèmes de traduction. Un intervenant, sourire fade, regard presque autant prétentieux que celui de de Villepin et une gesticulation giscardienne, parle des traductions qu’Isaac Singer fit de ses propres romans.

Il ne changeait pas que le niveau de la langue, ce n’est pas que la polyphonie et l’érudition de la version yddish qui font place à un style plus monocorde et populaire, ce qui est surtout étonnant c’est que certains personnages disparaissaient et que les nuances finement tressées des caractères se déplient et se décomplexifient. Un procédé de « popularisation » et de banalisation est à l’œuvre partout. Aurait-il fait la même chose, s’il avait traduit en français ? Je préfère ne pas répondre, le moment étant trop propice aux incompréhensions entre la nouvelle terre que la langue de Shakespeare choisit comme terre d’élection et notre hexagone qui n’a jamais aimé céder aux sommations.

Il a bien fait, de se taire. Il aurait encore mieux fait, s’il n’avait pas posé une question si idiote.

S’il était un peu plus cultivé, il aurait été à connaissance de la parution du dernier livre de Carol B. J. Hallstein, une femme d’origine allemande, qui habite « la nouvelle terre que la langue de Shakespeare choisit comme terre d’élection » : About Translation – Theoretical Foundations, Examples and Whisperings. Le chapitre final de ce livre, érudit mais ni lourd ni prétentieux, traite des traductions qu’un auteur fait de ses propres textes. Après avoir parlé d’Isaac Singer et de Samuel Becket, Carol B. J. Hallstein brosse un portrait inoubliable de l’érudit italien Bernardo Patrizio Jacopo della Bianca (1548-1623). Cet homme, pratiquement inconnu de nos jours[1], publia un en 1615, en l’espace d’un mois, un « roman » en neuf langues. La version originale — « originale » si, à propos d’un tel exploit, parler de version originale a un sens — est la version latine intitulée De feminarum arca vel aquatico lucifluo loco, qui a été « traduite » en italien avec le titre Attender non puote chi attender non sape, en français par Deivent oster hors touz lour ustilemenz de lour mesouns, en anglais par We beesech thee ; le titre en espagnol étant trop long, je vous le propose en note en bas de page[2] et an allemand il titra Rolleverteillung unter den Geschlechtsverkeher Grundanschauung. Les titres des autres quatre langues (grec ancien, hébreux, arabe classique et russe) ne sont cités par Carol B. J. Hallstein qu’en anglais et puisque les livres ne sont disponibles dans aucune bibliothèque montréalaise, je vais les traduire littéralement en français : Chercheur de franche lippée (c’est-à-dire un parasite) pour le grec ancien ; Sut-il mettre le feu sous le ventre ? (« mettre le feu sous le ventre » étant une expression très usitée au xvie siècle pour signifier « mettre en colère ») pour l’hébreux ; en arabe le titre sonnait Cheveux et poils même combat ; en russe le titre devaient ressembler à Les bottes d’Ivan n’amassent pas mousse (Ivan étant employé pour indiquer le Russe quelconque). Pour ceux qui ont oublié leur latin, je vais traduire littéralement le titre : De l’arche des femmes ou du lieu aquatique émetteur de lumière ; et, pour ceux qui n’ont pas eu la chance d’étudier l’ancien français, voici une traduction en français moderne de la traduction « originale » de Jacopo della Bianca : Ils devaient sortir de la maison tous leurs outils. Le titre italien traduit, traduit en français moderne est Celui qui ne sait pas attendre ne peut pas attendre, tandis que la traduction de la traduction anglaise est Nous te supplions et celle de l’allemand Les fondements conceptuels du sexisme. Je crois de ne pas me tromper en disant que le lecteur qui m’a suivi jusqu’ici pense que si le mythe de la tour de Babel n’avait pas déjà été inventé, il aurait fallu le faire. Et bien, il pense mal, car Jacopo della Bianca a fait une vraie traduction, une traduction de type sémantico-pragmatique, qui reflète les caractéristiques des peuples qui, à son époque, étaient en train de se donner une âme pour damner celle des autres[3].

Et l’histoire ? Les histoires ! impossible de les résumer. Pour vous donner une idée de la complexité, le Manuscrit trouvé à Saragosse est un texte linéaire et très épuré non seulement par rapport à la version latine, de loin la plus complexe, mais aussi par rapport à celle arabe qui, selon Carol B. J. Hallstein, est tellement simplifiée qu’il n’est pas inintéressant de se demander si Jacopo delle Bianca connaissait l’arabe classique ou s’il fit exprès de simplifier la version pour une forme de racisme assez répandue dans le milieu des clercs de Bergame où il se transféra dès qu’Alessandro Farnese, duc de Parme, et son ami-protecteur, fut nommé gouverneur du Pays plat en 1578. Quelques données pour vous aider à vous former une idée du travail immense de traduction que Jacopo della Bianca dû faire pour effacer les différences superficielles et garder l’égalité sémantico-pragmatique : nombre de personnages : 643 dans la version latine, 546 dans la version italienne, 212 dans celle en hébreux — exactement comme dans la version arabe ; tandis que les pays des versions dans les langues classiques sont des pays imaginaires, ceux des langue modernes sont les nouvelles nations qui, aidées par la langue et les armées, tâchent de s’unifier ; 14 mariages dans la version anglaise contre 7 dans la version latine et 2 dans celle allemande ; en latin il y a 56 batailles, en allemand 55 et aucune en italien ; 105 viols parsème le roman arabe, 99 celui en hébreux et dans la version en grec il n’y en a aucun... et je pourrais continuer ad libitum.

Seule la durée du récit, une journée[4], est commune aux neufs traductions. Pourquoi ? sans doute parce que comme le souligne Carol B. J. Hallstein « l’unité de temps facilite la dispersion topologiques du métasens anaphorique »

 

18 décembre 2003. Liverté de tarduction. Dans toute tarduction les personneiges princitôts supissent une transfornication vers le bilieux cultuel de la langue bisée. Chez les exquismaux, par exempte, c’est le cheval de froid qui tarduit le célèvre équiné d’Homère. Mal tarduire « livrerté » dans les langues des dictapeurs est très fauxcil : pansez aux expoids des intellecruels irakiens ou, plus en fénéral aux avabes, sous la fécule de Sa-dame Hauts-Seins. Et les Chibois ? Les Chibois passent d’une merle à l’autre, sans saboire si les deuxmains seront peilleurs ou mires qu’autourd’lui. Les Avrairicains aussi perlent leur livrerté même si la stapue de la livrerté n’a pas changé de glace.

 

19 décembre 2003. Un clin d’œil à l’image de la femme québécoise moyenne par un quinquagénaire moyen. J’ai feuilleté Clin d’œil pendant que j’essayais vainement d’avancer sur un tapis courant. Clin d’œil est un magazine féminin québécois qui s’adresse à… je ne sais pas très bien à qui, même si c’est évident qu’il ne s’adresse pas aux bas bleues qui arpentent les lieux de débauche de l’université Laval, ni aux féministes de Bitch. Il s’adresse, probablement, à la femme québécoise moyenne. Loin de moi l’insinuation que la femme québécoise moyenne ne fréquente pas l’université ou qu’elle n’est pas féministe : ce qui ce passe, c’est qu’une fois la moyenne calculée, la prétention d’une culture fraîchement acquise et la rage d’un féminisme qui vient de découvrir la bêtise des mâles disparaissent pour faire place à l’indépendance et à l’assurance propres de la femme québécoise moyenne. Et la femme québécoise moyenne semble attirée d’une part par l’image de la femme européenne moyenne et de l’autre par celle de la femme américaine progressiste moyenne.

Deux exemples ont surtout touché un quinquagénaire moyen comme moi, et l’ont poussé à parler de tiraillement entre deux images que des femmes journalistes moyennes projettent sur du papier plus ou moins glacé pour que les lectrices se reconnaissent dans l’image de la femme moyenne qu’on leur projette.

  1. Dans un long article sur les sex-friendsagrémenté par une photo d’une cuisine où un homme en tablier sert une bouillie de gruau une journaliste explique comment, en attendant l’amour de sa vie, il vaut la peine d’acheter les services d’un ami de cul.
  2. Une publicité, pour je ne sais pas quoi, montrant le gros plan du visage d’une femme couchée, les yeux mi-clos, la lèvre supérieure laissant apparaître une chaîne de dents candides qui attend d’être mordillée par le dents coquines d’une autre fille aux yeux clos.

Sexe, bouillie et morne quotidienneté avec les hommes du côté américain ; sexe, érotisme, rêves, et passion côté vieille Europe.

Côté américain et côté européen ? Pourquoi mettre au centre la géographie ou la géopolitique et pas, plutôt, l’économie ? côté pauvres et côté riches, pour nous entendre. Ou employer l’analogie théâtrale et parler du côté comique et du côté tragique ? Et passer par l’art ? et introduire le côté réalisme populaire et le côté art pour l’art ?

Pourquoi pas ?

Mais, n’importe quels deux côtés vous preniez, il semble évident que la femme québécoise moyenne est sortie du cocon amer du patriarcat.

 

20 décembre 2003. Un tiers vaut plus que deux tiers ou des mathématiques et de la religion. Il a l’air ouvert, on dirait un progressiste. Je lui dis que la nouvelle loi marocaine sur la condition de la femme laisse à désirer, surtout à cause du traitement différent des hommes et des femmes par rapport à l’héritage.

Les lois de l’héritage sont établies dans le Coran et les parlements n’ont pas le droit de les changer. Il est vrai que la femme reçoit la moitié de l’homme mais il faut considérer que ces lois coraniques ont était établies il y a mille et quatre cent ans et qu’à cette époque-là notre religion était la plus avancée. Dans la période préislamique, chez les tribus de la péninsule arabique, les femmes n’avaient droit à aucun héritage.

Ils me les gonflent avec ces histoires des origines. Pourquoi ne continuent-ils pas à être les plus avancés ?

Parce qu’un tiers pour les femmes est beaucoup plus que deux tiers pour les hommes. Les hommes doivent sustenter toute la famille, allez voir à l’adresse internet http://www.siup.sn/SiupNew/yoff/jp-perphys/herislam.html.

Je suis allé, j’ai lu, je n’ai pas changé d’avis.

Je continue à ne pas être convaincu qu’un tiers soit plus grand que deux tiers : je dois être trop borné pour comprendre les nuances religieuses.

 

21 décembre 2003. Amour. Encore le même refrain ! Quand des jeunes sont profondément malheureux, j’ai toujours le même discours qui emmerde énormément mon amie : il faut qu’il/elle se trouve une âme jumelle, un corps d’appui.

Je hais ça ! Il ne faut pas dépendre du regard de l’autre jusqu’à un tel point. Si on ne trouve pas un bon équilibre et une paix relative, tout seul, on ne la trouvera jamais. Pire, on payera mille fois plus cher.

D’un point de vue abstrait elle a raison. Mais, ce qu’elle oublie, c’est que cette paix est impossible à trouver tout seul si, à l’aube du moi, la vie n’a pas été constamment irriguée, par les eaux du réservoir maternel. Il suffit qu’un jour, dans l’enfance lointaine, la sécheresse ait effleuré les racines pour que les fleurs n’osent se montrer qu’à l’ombre des illusions que les mots de l’autre apportent.



[1] Au dix-neuvième siècle il n’était déjà pratiquement plus connu, même si Johann Jakob Bachofen (1815-1887) le considère comme l’homme qui « a fait le plus avancer les études sur la condition féminine mais, à cause de ses positions trop avancées pour l’époque, il n’eut jamais la notoriété d’un Chaucer ou d’un Rabelais, même s’il laissa au moins un roman qui ne cède en rien aux écrits des deux bateliers des langues anglaise et française. »

[2] El corazon y la mantilla sanguinolenta y los quicios de la ventana florecida y la cubricion para el toro de domingo y la noche y el llanto y la soledad de la tarde y las flores y el pene del cisne y la gotera de la casa de my amor y les fórceps del fonema y el canto del sol y la vulvite de la mujer du caracol macho y las estrellas y la luna y todos los suspiros des ciruelas. Traduction : le cœur et la mantille sanguinolente et les gonds de la fenêtre fleuries et la saillie par le taureau du dimanche et la nuit et les pleurs et la solitude du soir et les fleurs et le pénis du cygne et la gouttière de la maison de mon amour et les forceps du phonème et le chant du soleil et la vulvite de la femme de l’escargot mâle et les étoiles et la lune et tous les soupirs des prunes.

[3] Ceci n’explique bien sûr pas la traduction en arabe classique et en hébreux, mais à ce propos valent les considérations de Georges de la Sémantique (1895-1974) à propos de la traduction de En attendant Godot dans les deux langues « dont la rigidité structurelle ne permet qu’une métatraduction athésphérique acontextualisée ».

[4] Il va sans dire que c’est à partir de ce roman que James Joyce tira l’idée de la durée de Ulysses.