22 décembre 2003. McDonald. Ils tirent à boulets rouges sur Mcdo. Ils sont beaux, naïfs, intelligents et pleins d’espoir. Je me tais. Comment pourrais-je leur dire que, tous les lundis, je vais me rassasier chez leur ennemi numéro un. Ils ne pourraient pas comprendre…

Comprendre quoi ? Que les petites entreprises ne sont pas meilleures que les multinationales ? Que small is beautiful n’est pas nécessairement mieux que Big is beautiful ? Que la nation, plus elle est petite et plus elle est cancérogène ?

Et si je leur décrivais la faune qui hante la chaîne ? J’aurais sans doute plus de succès. Je pourrais leur parler du mélange de générations, de races, de langues, de richesse, de styles, de religions, de cultures. Si je voulais être un peu (seulement un peu) démagogue, j’ajouterais que ni les riches bourgeois ni les petits bourgeois qui se prennent pour des grands ne fréquentent McDo. Et si je leur disais que je n’ai jamais vu d’employés de bureau qui vivent « bio » parce qu’ils tiennent plus à leur délicate tuyauterie qu’à leur plaisir ? Non, cette dernière considération ne les mettrait pas de mon côté. Le « bio », ça les touche. Et si je leur parlais des clochards que je côtoie en sirotant mon Coca-cola ? Oui. C’est une idée.

Par contre, je dois faire attention de ne pas leur parler de ce qui m’attire avec la puissance des plus forts des interdits — comme les femmes de quarante ans peuvent attirer les adolescents : ils me considéreraient un vieux dépravé, un esthète sans conscience sociale, un baby boomer qui ne pense qu’à son plaisir. Ils me verraient comme un mélange mal réussi du marquis de Sade, d’Oscar Wilde, de Paul Verlaine avec une touche de Lucrezia Borgia. Ouais… Il est clair que je ne pourrai jamais leur dire que j’adore les french fries, qui glissent sur la langue mouillée de coke, légères et sensuelles comme un french kiss. Ils ne me parleraient plus.

Je garde tout cela pour moi et pour mes amis même si eux non plus ne comprendront pas.

Qui avait dit que, dans les grands plaisirs comme dans les grands malheurs, on est toujours seul ?

 

23 décembre 2003. Pragmatisme. Sans doute que Wittgenstein avait raison (comment Wittgenstein pourrait-il ne pas avoir raison à notre époque ?) quand, dans Recherches philosophiques, il écrit que les problèmes philosophiques sont destinés à se dissoudre complètement. Il a raison si les problèmes philosophiques sont les problèmes des ouvriers de la philosophie (des professeurs de philosophie), mais si les problèmes philosophiques sont les problèmes des quoi et des pourquoi que l’homme se pose dès qu’il parle, alors non. Malheureusement pour les philosophes analytiques qui tirent plus vite que leur ombre, le pauvre Heidegger n’est pas un ouvrier de la philosophie, mais un philosophe pragmatique comme leur Peirce chéri — je vole l’idée de Heidegger philosophe pragmatiste à Rorty.

 

24 décembre 2003. Questions. Deux questions pour ceux qui n’aiment pas passer la veille de Noël à manger comme des cochons, à parler avec un cousin con comme une chaussette, à rire des blagues de l’oncle (par alliance, bien sûr !) plus insipides que la pensée de de Villepin.

Quelle est la différence :

1.      Entre une baleine et Ezra Pound ?

2.      Entre le corps genouillé latéral et la guerre d’Espagne ?

Pensez-y. Si vous avez les bonnes réponses vous pouvez aspirer à un poste de bedeau dans l’égligoguesquée des trois monstres.

La bonne réponse vous sera donnée le 26 décembre.

 

25 décembre 2003. Une fois ou souvent ? Dieu, le servile serviteur des hommes du pouvoir… Quel intérêt dans une telle définition blasphématoire et horriblement facile ? Quel intérêt, surtout le 25 de décembre ? Aucun, j’en conviens. Mais… Mais la vérité n’a jamais partagé ses couches avec l’intérêt. Trop d’hommes sont fascinés par les vieilles paroles trempées, celle que les serviles serviteurs du servile serviteur des hommes de pouvoir, emploient comme assommoir. Les temps où l’on choquait les gens avec de telles insanités sont révolus ? Je le sais, mais semel in anno licet insanire[1]. Ou saepe ?

Is Billy wilder than Oscar ? Il se vante, avec classe (je souligne « avec classe », parce que la vantardise et la classe ne marchent pas très bien ensemble) de sa grande culture. Mais, parfois, il fait de grandes bourdes. Comme hier, quand, pour expliquer à une jeune fille, plutôt sympa mais pas nécessairement aux faîtes de la culture, qu’il y eut une époque où les Anglais étaient moins tolérants que les Français, il a cité le cas de l’écrivain anglais homosexuel Oscar Wilder.

 

26 décembre 2003. Réponses. Voici les réponses aux questions du 24 décembre.

1) Quelle est la différence entre une baleine et un Ezra Pound ?

Une baleine est un mammifère de l’ordre des cétacés, du sous-ordre des mysticètes et de la famille des balænidæ. Le rorqual n’est pas une baleine ; mon oncle Michel non plus (il ressemble beaucoup plus à un requin, même si ce dernier n’est pas un mammifère, mais un poisson sélacien). Si vous voulez voir des baleines, vous vous remplissez vos poches de langoustines ou de crevettes, vous allez au large de Tadoussac et vous attendez qu’elles viennent vous les enlever avec un coup de langue magistral.

Ezra Pound est un poète américain (1885-1972) dont Los Cantos ont irrité des milliers de lecteurs. Il est aussi connu pour avoir corrigé The Vaste Land et avoir lancé sur la scène littéraire James Joyce. Il était fasciste et anti-américain, comme bien de communistes. Plus que les communistes. On le déclara fou : un Américain sain d’esprit n’aurait pas pu parler à la radio de Mussolini contre l’envahisseur américain

2) Quelle est la différence entre le corps genouillé latéral et la guerre d’Espagne ?

Le corps genouillé latéral est une partie du thalamus qui reçoit les informations des nerfs optiques. La guerre d’Espagne est une guerre civile qui eut lieu en Espagne dans les années trente du xxe siècle entre les fascistes de Franco et la gauche anarco-communiste. Franco gagna au cri de Viva la muerte, ce qui en dit beaucoup sur les fascistes et sur les espagnols.

 

27 décembre 2003. Montagnes et mots. Les mots attirent tout ce qu’il y a de mouvant dans l’esprit, et Dieu sait s’il y en a des choses instables dans le monde immatériel ! Aimants, ils attirent la limaille de la vie ; aspirateurs, ils nettoient les tapis des sentiments ; tue-mouches, ils nous libèrent des pensées sales qui passent inopinément de la merde au gratin dauphinois… Avec le temps ils créent des monticules d’objets plus ou moins stables, qu’ils nous invitent à escalader pour mieux contempler le paysage. Dès qu’on monte, si on est trop lourd, tout déboule avec des conséquences parfois tragiques, parfois comiques — ça dépend de l’hauteur et de votre sens du comique (que d’autres mots ont bâti).

L’esprit hait la monotonie des plaines, il veut des monticules toujours plus hauts, il veut des collines, des montagnes, des chaînes de montagnes… il veut l’Himalaya ! Mille Himalaya. Il pourrait employer n’importe quel mot pour s’élever. « Amour », par exemple, est un de ces mots attrape-tout qui peut créer des montagnes en partant de rien. Imaginez que votre esprit soit mélancolique, triste…

Essayez de ne pas trop vous fixer sur « mélancolique » et « triste », autrement vous risquez de vous retrouver sur les monticules de ces mots et vous ne pourrez plus me suivre. Laissez régner la confusion… il vous manque quelque chose… vous regrettez… vous voudriez… vous vous sentez instable… tout est plat… vous ne savez plus ce que vous pensez… ce que vous ressentez est indéfinissable. Parfait… attention, « parfait » aussi est dangereux et « dangereux » aussi et « aussi » aussi… Laisser le corps écacher les mots...

Je reprends, imaginez que votre esprit soit mélancolique et triste parce qu’il est retourné en enfance, parmi ses parents, ses amis, ses copains, ses oncles, ses frères, ses cousins… Imaginez aussi que vous  êtes avec votre copine, au bar de L’Espress et que, à l’improviste, vous dites à votre copine penaude qui vous observe penaude : « De l’amour de mon père, j’étais sûre ». Un fois que le mot « amour » a été lâché, tout s’ordonne : il attire tout les débris qui traînent sur le tapis, il aspire, il s’installe dans votre esprit et vous ne pouvez que monter sur le sommet de sa montagne et regarder… Tout est loin, tout est petit… Vous vous sentez encore plus seule… une autre fois abandonnée. La mélancolie et la tristesse sont maintenant solides, palpables. Extrêmement pointues et douloureuses. Le mot « amour » vous fait mal. Il fausse tout. Vous ne comprenez plus rien. Vous êtes seule à l’ombre du mot.

        Enlève « amour », tu seras mieux.

        Je ne peux pas. Ce serait artificiel.

        Fais un effort. Fais-le par amour.

       

        Ça va ?

        J’ai encore plus mal. Tout me semble inutile.

        Attends. Laisse que le vent emporte les mots. Ne les arrête pas.

        Je ne suis pas capable. J’ai la tête pleine de mots.

        Oublie la tête…

Difficile d’oublier la tête. Difficile de laisser les mots s’amuser entre eux pendant que nous vivons. Difficile d’aimer sans mots. Mais quelqu’un, je ne sais plus qui, a dit que les choses difficiles deviennent faciles si on oublie leur nom.

À bien y penser ce n’est pas tellement difficile d’oublier leur nom — quand on connaît le truc. Il suffit de les faire sortir de la tête et de les écrire.

D’écrire.

D’envoyer les mots en l’air et de le ramasser sur un lit de papier. C’est simple, n’est-ce pas ? On peut tout oublier. Les mots restent… dehors.

 

28 décembre 2003. Dans un sens ou dans l’autre. C’est une approche parfaite, quand on veut paraître particulièrement intelligent, profond et savant : on commence en décrivant la vision commune, vulgaire, non scientifiques du phénomène (« l’information pénètre par les yeux pour être séquentiellement transmise, via le thalamus, au cortex[2] »), on montre ensuite qu’elle est trop simple et que quelque chose de fondamental a été oublié (80 % des informations qui arrivent au thalamus « vient du dense réseau qui le relie aux autres régions du cerveau plutôt que de la rétine ») et, coup de queue finale, on discréditer la version initiale en montrant que son contraire, passablement farfelu, est parfaitement équivalent (« la vision pourrait tout aussi bien être orientée dans l’autre sens », c’est-à-dire du cortex visuel à la rétine). C’est une approche qui n’a plus besoin de faire ses preuves. Ça fonctionne très bien, comme tout ce qui caresse la vanité des lecteurs.

Si la science a fait des progrès c’est parce que souvent on a pris de contre-pied le sens commun et on a avancé sans se laisser marabouter par des belles solutions prêtes à l’emploi. D’accord. Il ne faut jamais se fier à la première impression (L’œil n’est pas une camera !) ; il faut fouiller, examiner, approfondir. D’accord. Il faut douter. Douter et nuancer. D’accord.

D’accord, mais il y de limites. Il est trop facile de dire que blanc et noir sont équivalents quand on nage à longueur de journée dans le gris. Ce n’est sans doute ni blanc ni noir, mais c’est une chose dire blanc et une autre dire noir.

Reprenons les considérations sur la vision. Je ne doute pas que le cortex visuel envoie au thalamus et plus précisément à son corps genouillé latéral (CGL) plus des signaux que n’en envoie la rétine. Je ne doute pas non plus que si on n’avait pas de cortex visuel on serait aveugle comme quand on n’a pas de rétine. Donc dire que pour voir on a besoin de la collaboration de plusieurs « systèmes » relève désormais du sens commun, c’est pratiquement une banalité. Je suis tellement convaincu de l’importance du cerveau que je suis presque sûr que quelqu’un qui est devenu aveugle peut continuer à voir très clairement dans ses rêves[3] ; encore plus : je suis tout à fait sûr que si on enlève le cerveau on ne voit plus rien, n’importe quel soit l’état de la rétine[4]. On ne peut donc pas m’accuser d’ignorer l’importance du cerveau pour la vision.

Mais une fois qu’on a constaté qu’on voit parce que les différents systèmes collaborent et qu’on a ajouté que la quantité de signaux qui va du cortex au CGL est plus grande que celle qui va de la rétine au CGL, est-on en droit de dire que c’est la même chose (le même genre d’erreur) que d’affirmer que l’information va de la rétine au CGL ou qu’elle va dans le sens inverse ? Certainement pas. L’information n’est pas lié à la quantité de signaux : je veux dire l’information comme on l’entend dans le sens commun. Les signaux qui vont du cortex au CGL ne sont pas de l’information « pour nous », c’est de l’information de support pour que « notre » information soit interprétable.

Puisque l’estomac et l’intestin envoient plein de signaux au cerveau pour dire à la bouche d’arrêter d’ingurgiter, peut-on nier que le pain est allé de la bouche à l’estomac ? Mais le pain n’est pas de la lumière. D’accord. Alors, puisque l’énergie électrique produite à la Baie-James peut être contrôlée par un ordinateur à Montréal, peut-on nier qu’elle va de la Baie-James à Montréal et pas vice versa ? Mais l’énergie électrique n’est pas de la lumière. D’accord, mais elles sont sœur. Puisque le cortex envoie aux corps mamillaires, etc. est ce que l’information olfactive va du cerveau au nez ?

Ça suffit.

En voulant être trop précis on perd complètement le sens des proportions et le sens des mots. La vision vulgaire de l’information qui va de l’œil au cerveau et moins bête qu’elle n’en a l’air. Quand on dit « je vois une poire sur la table » on veut dire que ce qui est au centre c’est la poire physique qui reflète la lumière et non pas l’idée de poire qui éclaire la table. Les signaux cérébraux qui entourent la poire nous permettent tout simplement de voir « poire » avec son cortège de mots.

Ceux qui, dans un esprit pseudo-scientifique, ridiculisent le sens commun oublient que ce n’est pas le sens commun qui simplifie mais c’est la science qui complexifie dans le but de comprendre pourquoi ce que le sens commun croit être vrai continue à être vrai même si les détails ne le sont pas.

29 décembre 2003. Adbusters et Derrida. À moins de croire que la philosophie ne soit une discipline que l’histoire ne touche, il est, sinon normal certainement souhaitable, que les philosophes réfléchissent à partir des faits et des paroles qui créent le monde. Si on croyait que la pensée et son expression n’étaient pas influencées par la manière de travailler, de faire la politique, de marcher, d’espérer, de manger, d’aimer, de boire… on ne serait pas fils de notre époque — ce qui est, en mots, possible. Rien dans la parole nous empêche de dire tout et le contraire de tout, ce qui, loin d’être un défaut, comme on a trop souvent tendance à le croire, n’est que la manifestation de la possibilité de tous les possibles. Possibles dans lesquels le temps qui viendra coupera sa tranche de survie quotidienne : tranche qui deviendra le réel.

Si, de manière très grossière, on définit la société postmoderne comme la société du spectacle ou de la marchandisation globales, comme la société du relativisme absolu[5], celle où on s’acharne à montrer que tout « idéal » a une origine historique, alors un philosophe qui veut participer à la vie de la cité et de sa pensée ne peut faire comme si la majorité des gens, n’avaient pas leurs têtes pleines d’idées déversées par la télévision plutôt que par le curé, le pasteur et l’imam[6], comme si la masse croyait encore en Dieu avec la fermeture des Juifs les plus fermés de Isaac Singer ou dans le stalinisme comme n’importe quel nouveau Stakanov.

Il est donc étonnant que des personnes ouvertes aux nouvelles façons de montrer les vieux problèmes (exploitation, injustice, racisme, misogynie, etc.) et qui devraient monter sur leurs grands chevaux à la simple idée qu’il existe une pensée juste et intouchable que Dieu a enfermée dans les livres ou dans les cœurs, refusent de nouvelles catégories interprétatives surtout quand elles sont accompagnées par de nouvelles formes d’expression. Une certaine atrophie auriculaire les porte à confondre les philosophes postmodernes (les philosophes acritiques qui nagent, cyniques et contents, dans les eaux troubles de notre époque) avec les philosophes de la postmodernité qui s’efforcent d’ouvrir les yeux sur la possibilité de changer d’eau sans pour autant croire qu’un messie (parti, idéologie, armée ou grand chef spirituel), puisse le faire à l’aide d’une pensée magique qui, comme toute pensée magique, se repose sur les ailes du pouvoir.

Parmi les philosophe qui réfléchissent à partir de leur époque, Jacques Derrida est celui qui, avec le plus d’acharnement et de cohérence, s’efforce de montrer une autre possibilité pour le monde sans pour autant renoncer à une critique radicale de tout ce qui se propose comme solution prête à l’emploi. Derrida est un philosophe assez ancré dans son temps pour ne pas croire aux miracles et assez politique et pragmatiste pour penser qu’on peut agir et transformer le monde même si l’idée qui nous guide n’est pas une vérité absolue. Surtout si cette vérité est historiquement construite. Si elle est humaine et donc parfois trop humaine, parfois pas assez.

Dans le numéro de Adbusters de janvier-février 2004, l’article de Anis Shivani est un bon exemple de cette confusion. À propos de Derrida « la superstar postmoderne », il écrit que quand, on le questionne sur « la tolérance, le cosmopolitisme et les droits de l’homme », Derrida « avec coquetterie déconstruit les origines de ces valeurs, prétendant en même temps d’apprécier leur application ». Il faut vraiment ne jamais avoir lu Derrida pour croire qu’il n’apprécie pas ces valeurs. Mais, en supposant que Anis Shivani a déjà lu quelques livres de Derrida, pourquoi cette méprise ? Parce que les valeurs doivent être intouchable et permettre ainsi à ceux qui les édifient de les employer comme bombes à retardement ? Il cite Derrida « les discours ontothéologiques, philosophiques et religieux dans lesquels l’idéal cosmopolite a été formulé » pour le qualifier d’obscur. J’aimerais bien savoir comment on peut trouver obscure cette affirmation (avec laquelle on peut bien sûr être d’accord ou non, mais qui est d’une clarté exemplaire) à moins de jouer au clown pour amuser des spectateurs. « Nous devons défendre les droits de la personne, il ajoute, mais il entreprendre ensuite cette danse cynique de mots : " Les droit de la personne ne sont jamais suffisants… ils ne sont pas naturel. Ils ont une histoire — une histoire qui est récente, complexe et non terminée " » Il est très difficile de voir une danse cynique de mots à moins de craindre les mots quand il s’en prendre aux idées qu’on veut faire passer pour intouchables. Le commentaire qui suit la citation montre qu’Anis Shivani confond allégrement la réflexion théorique avec la pratique politique, ce qui n’est pas grave dans une polémique de bar mais que je trouve un peu rachitique quand on la retrouve noir sur blanc dans une revue qui est par ailleurs assez critique. « Ne retenez pas votre souffle pour une défense sans équivoques des droits de la personne des prisonniers qui sont encore détenus sans procès par les forces armées américaines à Guantanamo ». Je n’ai jamais rien lu de Derrida sur les prisonnier de Guantanamo mais je suis sûr qu’il est contre leur détention avec la même force que Anis Shivani, mais, si on espère que les Guantanamo soient moins nombreuses dans le futur, je ne pense pas qu’il y a d’autres alternatives, lorsqu’on reste dans le domaine de la parole et de la pensée, comme le fait Shivani aussi en écrivant dans Adbusters, que de penser que les droits de la personne sont un édifice complexe bâti très récemment et dont les fondations (c’est moi qui parle maintenant) sont sans doute moins solides que ne le pense Anis Shivani.

Pourquoi cette critique d’un philosophe que je crois très proche (politiquement) de l’esprit et des espoirs d’Adbusters ? Sans doute par ignorance ou par incapacité de différencier entre des philosophes comme Derrida qui ont engagé leur vie dans l’engagement théorique et politique et les épigones d’Heidegger, de Foucault ou de lui-même dont l’écriture n’est qu’un ensemble de mots sans tête ni cœur.

Je ne sais pas ce qu’Anis Shivani fait en plus d’écrire « un roman qui explore les guerres culturelles dans les universités postmodernes », ce que je sais c’est que son roman doit le biaiser beaucoup s’il peut écrire que : « S’il y a un malaise dont la civilisation occidentale souffre, cela provient des universitaires qui se sont fixé comme but de jeter à terre l’édifice qui les abritent ». Le malaise de la civilisation, malheureusement, a des racines bien plus profondes que ne le pense Anis Shivani et la contribution des universitaires dont il parle est aussi importante que celle de Berlusconi dans la guerre en Irak.

 

30 décembre 2003. Peur. Même si je ne suis pas d’accord, je peux comprendre la peur des gens qui gravitent autour d’Adbusters pour une pensée qui met au centre la déconstruction des idéologies et des théories et que Anis Shavani résume si bien : « Mais comment nous défendons-nous contre la perte des libertés fondamentales — menacées de tous les côtés dans la guerre au terrorisme — dans l’absence de principes fondamentaux intouchables[7] ». Il n’est pas facile de déconstruire tout et en même temps lutter pour des valeurs comme l’antiracisme, le respect de la vie, etc. Mais, en même temps, quoi de plus normal ? Notre tête, machine à analyser, a sa raison d’être dans l’émiettement des roches, souvent énormes, qui bloquent notre promenade vers la mort ; mais nous, (et Derrida comme nous), ne sommes pas que tête. Le reste, bien plus gros que la tête, vit en rassemblant les miettes pour réformer les corps qu’il vit stables en son enfance.

31 décembre 2003. Ontologie. À cause de son aura de mystère et de profondeur Ontologie est un mot qui fait un certain effet. Même parmi les philosophes. Après Aristote, Kant, Hegel et Heidegger, pour n’en citer que quatre, il faut avoir épaules et ego solides pour transporter de nouveaux concepts dans l’ontologie ou pour sortir les plus abrasés. Les informaticiens, catégorie aux egos bien structurés mais aux frêles épaules, s’acharnent à transporter des grains de poussière croyant déplacer des roches qui auraient laissé songeur même l’Ajax homérique. Mais je ne veux pas vous parler de mes collègues que l’ignorance excuse mais d’un philosophe qui n’a pas d’excuses et que les informaticiens citent volontiers lors de leurs percés ontologiques : Mario Bunge.

Au début de son troisième volume de Treatise on Basic Philosophy[8], là où il traite de l’ontologie, il présente 10 conceptions de l’ontologie (ou métaphysique comme il dit, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, mais ne pinaillons pas, la principale vertu d’un philosophe n’a jamais été la précision) dont les premières 9 sont erronées et la dixième, la sienne, est la bonne. Jusqu’à là rien de curieux : il suit la ligne établie par le comité centrale de la philosophie analytique. Rien de curieux non plus quand il met comme chef de file des positions erronées celle de Heidegger : on comprend très bien que le philosophe qui parle de la « maison de l’être » ne peut pas espérer avoir un bon traitement de la part d’un collègue qui veut fonder une ontologie exacte et scientifique. Un ontologie mesurable, quoi !

La métaphysique est un discours (en grec ancien ou en allemand moderne) sur l’Être, le Néant et le Dasein [l’existence humaine] (Heidegger 19530. Objection : impossible, parce que ce discours est inintelligible et, de plus, de son propre aveu, irrationnel. Si vous en doutez cherchez de lire Heidegger ou Sartre.

Le discours de Heidegger est donc inintelligible, ce qui veut dire, si on suit Bunge dans sa scientificité, qu’il existe un attribut des discours qu’on appelle intelligibilité et que cet attribut est absent (vaut 0) dans les discours de Heidegger. Étant donné qu’il dit « si vous doutez cherchez de lire », il est évident, même s’il ne le dit pas, qu’il emploie inintelligible dans l’acception courante du terme. Alors vu que moi, comme bien d’autres gens, je trouve que le discours d’Heidegger est intelligible même si certains passages son assez obscures, j’infirme sa théorie. À moins que l’intelligibilité ne soit pas un attribut du discours mais le résultat de l’interaction entre le texte et le lecteur (ce qui n’est pas tellement saugrenu). Si on veut être Bungiens, il faut alors dire que les textes de Heidegger sont inintelligibles pour Bunge, ce qui implique que :

1.      Bunge ment en disant qu’il ne comprend pas ou

2.      Bunge n’est pas assez intelligent pour comprendre ou

3.      Bunge ne connaît pas assez la philosophie pour suivre le discours de Heidegger ou

4.      Bunge est tellement pris dans son discours parfois inintelligible qu’il déforme le discours de Heidegger ou

une combinaison des quatre.

Il y a sans doute d’autres possibilité mais je crois que ces quatre possibilités sont un filet assez serré pour que le poisson Bunge n’échappe pas.

 



[1] Une fois par an il est permis de faire des folies. Saepe, c’est souvent.

[2] Francis J. Varela, Invitation aux sciences cognitives, Seuil, 1996.

[3] Même si je ne suis pas sûr, je peux extrapoler de ma condition de grand myope. Parfois, dans les rêves, je vois les détails des excoriations de mes genoux d’enfant d’il y a cinquante ans avec plus de précision que quand je regarde aujourd’hui mes genoux avec un verre grossissant.

[4] Je ne considère pas ici que selon certaines religions dans l’autre vie (c’est-à-dire dans la mort) on a la vision encore plus puissante que celles des aigles.

[5] Ce qui est paradoxal, car le « relativisme absolu » devrait être un relativisme relatif. Est-ce qu’on pourrait sortir du paradoxe en parlant d’« absolu relatif » ? J’en doute. Si on était des philosophes du langage on pourrait dépenser quelques lignes pour démontrer que l’expression n’est pas philosophiquement significative et qu’elle crée des faux problèmes. Mais qui nous dit que le temps que l’on passe à débattre de « faux problèmes » n’est pas un temps qu’on ne passera pas à nous battre pour des opinions autour des « vrais » faux problèmes ?

[6] Maintenant, comble de la malchance, certaines personnes ont le curé (ou le pasteur ou l’imam) et la télé.

[7] Traduction libre de « Grand narratives ».

[8] Mario Bunge, Treatise on Basic Philosophy, Volume 3, Ontology I,- The Furniture of the World, D. Reidel, 1977.