3 février 2003.
Néologismmes. Il y a des beaux néologismes et
il y en a des mauvais, mais les mauvais sont toujours plus nombreux. Ça doit
être parce que les mots ont besoin d’être usés par le temps pour nous charmer.
Mais quand les néologismes sont beaux, ils sont beaux ; comme extimité, frappé par le psychiatre Serge Tisseron pour
indiquer une intimité extériorisée. Il est bon parce que le pas à franchir pour
aller d’intimité à extimité est bref et le sens immédiat. Pour adjectif dérivé extime, si proche d’estime, les cartes se brouillent. Mais ce qui se brouille est souvent l’aurore
de nouvelles questions. Que penser de ceux (surtout de celles) pour qui
l’estime de soi passe par l’extime ? Partager une extimité est-ce équivalent
à partager une intimité ? Peut-on avoir une extimité à soi ? Peut-on
garder dans son intime l’extime d’autrui ? et la nôtre ? Peut-on
confondre intime et privé, extime et public ? La pudeur, cape de l’intime,
est-elle le frein de l’extime et de l’estime ?
Superlatifs. « Intimus »,
le père latin d’« intime », est le superlatif d’« interior »
qui signifie ce qui est le plus intérieur. Pourquoi le latin n’a-t-il pas « extimus »
comme superlatif d’« exterior », ce « extimus »
qui aurait pu être le père d’« extime » ? Sans doute parce que
la parole, même quand elle ne veut pas, dévoile l’intimité, met à nu et porte
aux nues. On avait donc besoin de l’intime pour l’empêcher de tout
extérioriser. La parole est dans l’extimité. Elle est l’extimité. Si, dans
notre société, comme le disent plusieurs sociologues, il y a trop d’extimité,
c’est parce qu’il y a trop de paroles et non trop d’images, comme ils veulent
nous le faire accroire.
4 février 2003.
Dépravation. Quel dépravé ! Il passait son
temps à imaginer les nues nues.
5 février 2003. L’âge.
J’avais toujours pensé que l’âge est l’ombre de la vie qui nous accompagne dès
les premiers vagissements. À propos d’une vieille folle qui n’a jamais eu peur
de son ombre elle dit : « À soixante-dix-sept ans l’âge l’a
attrapée. » La course contre l’âge est une course folle que seuls ceux qui
meurent jeunes gagnent.
6 février 2003.209.
On a 209 ans à quatre, et de l’âge du plus
vieux à celle des plus jeunes il y a moins que quatre pas. On parle des vieux
cons : de ceux qui trouvent les nouvelles générations beaucoup moins… qui
critiquent l’école qui n’est plus… ; de ceux dont les rides ne sont qu’un pâle
reflet de la crispation de l’âme. Nous aussi nous sommes vieux, mais nous ne
sommes pas cons, dans ce sens là au moins. On arrive même à définir la
sagesse : ce qui permet d’accepter de ne pas comprendre. On espère être de cette race là, de la race de ceux
qui coupent l’herbe sous les pieds de la hargne. Triste situation que celle des
vieux qui ne se croient pas cons : ils passent leur vie à essayer
d’apprendre à marcher sans trop se cogner contre les rebords de la détresse et
ils savent qu’ils ne peuvent rien en tirer pour ceux qui les suivent quelques
tournant plus bas. Au moins avant, quand les métiers étaient stables, quand le
monde ne changeait pas à une vitesse folle on pouvait… Aïe ! Difficile de
ne pas être des vieux cons à un certain âge.
7 février 2003.
Logique d’universitaire I. Dans le bulletin
syndical de l’UQAM du mois de février, un certain Pierre Lebuis, professeur de
son métier, oppose à la mauvaise vision
de l’université — celle des cadres qui ajoutent aux missions traditionnelles la
commercialisation — la mission vraie, bonne et juste : « celle qui
maintient que la mission fondamentale de l’université réside dans la production
et la diffusion du savoir, mission fondée sur la liberté académique et
l’autonomie universitaire et qui a pour corollaire la protection de la
propriété intellectuelle des principaux responsable de cette mission, au
premier chef les professeures et les professeurs(…). » Je ne m’attarderai
pas à critiquer le professeur Lebuis qui adopte les mêmes termes que les
« commercialistes » et qui parle de production de savoir comme s’il
parlait de production de savonnettes. Je veux seulement m’arrêter sur le
problème de logique de la citation. Puisque un corollaire est une
« proposition dérivant immédiatement d'une autre » et je suis sûr que
monsieur P. Lebuisle sait, alors selon lui la liberté académique implique la
protection de la propriété intellectuelle. Mais si on n’est pas dans une
« logique commerciale », le lien entre liberté académique et
propriété intellectuelle est loin d’être immédiat : le seul lien qu’on
peut y voir est de cet ordre-ci : si je fais du fric avec la propriété
intellectuelle je pourrai être libre de voyager, de m’acheter un chalet dans
les Laurentides (ou un appartement à Paris si je suis plus ambitieux). Un lien
purement économique, comme la commercialisation. Les profs veulent l’argent
pour eux et non pour l’institution. C’est bien. On peut tourner les mots comme
on veut mais si le corollaire est correcte, la liberté académique implique
enchaînement à l’économie — ce qui est paradoxale surtout pour ces profs dont les
œuvres prêchent contre un monde dominé par l’économie. Notre brave prof n’a pas
la force de penser que le liberté académique ne sera pas une simple liberté
d’être au bureau quand on veut que quand on cessera de parler de propriété
intellectuelle et on laissera aux cadres de l’institution (ceux qui ne sont pas
libres) le soin de distribuer dans la société les retombés économique du
travail des profs — s’il y en a. Et que les profs professent leur profession
comme des pros.
Logique universitaire II.
Biographie de Dostoïevski de Joseph Frank (Actes Sud 1998) : « Dostoïevski (…) imagine un chef de camp sadique qui ordonne un
jour à des bagnards de transporter du
sable d’un bout à l’autre du camp, alors que cette tâche n’obéit à aucune
nécessité apparente. " Je crois qu’au bout de quelques jours, il [le
forçat] s’étranglera, écrit Dostoïevski, ou commettra mille méfaits afin de
mériter la mort et d’échapper à un tel abaissement, à une telle honte, à un tel
tourment. " Un monde totalement dénué de sens (…) est une humiliation
suprême et intolérable pour l’esprit humain. » Où dans la phrase de
Dostoïevski, J, Frank trouve-t-il quelque chose qui concerne le manque de
sens ? Dostoïevski parle de abaissement (devoir obéir à un homme
qui nous fait faire ce qu’il veut dans le seul but de nous faire souffrir), de humiliation
(un individu et non plus l’institution s’acharne sur des être déjà privés de
toute liberté de mouvement) et de honte (honte pour ne pas pouvoir
réagir). À moins que le sens de J. Frank ne soit celui de « ça n’a aucun
bon sens » qui n’est qu’un cri d’un esprit qui ne comprend pas ce que
pourtant il pourrait comprendre s’il avait un peu plus de sens bon.
8 février 2003. Consolation. Je
cherchais un petit livre à lire avant de m’endormir. « Connais-tu
" Notre besoin de consolation est impossible à
rassasier " ? », me dit-elle en s’approchant à grand pas de
sa bibliothèque surchargée dont je venais d’admirer le classement. Non, je ne
le connaissais pas. Son sourire et son « tu verras », ne laissaient
pas de doutes de son amour pour ce petit livre. Onze pages, plus trois
quarts de page d’introduction d’un petit format (10 cm. X 19 cm.)
pour un total d’à peu près 13 000 caractères (sans espaces). Pas beaucoup.
On le lit en un quart d’heure. Je l’ai lu en un quart d’heure. J’étais déçu. Je
ne le sentais pas. Je le trouvais confus. Des mots sur des mots derrière un
grillage de mots avec un portail de mots contrôlé par un ressort à mots. Je
sentais qu’il voulait exprimer un drame, mais ce drame était trop habillé. Un
corps chétif loin derrière un maillot de corps, une chemise, un pull-over, un
gilet, un veston, un manteau. Après avoir fermé le livre, à minuit et demi, une
seule image claire me persécutait. Une forêt et une ville. « Selon moi,
une sorte de liberté est perdue pour toujours ou pour longtemps. C’est la
liberté qui vient de la capacité de posséder son élément. Le poisson possède le
sien, de même que l’oiseau et que l’animal terrestre. Thoreau avait encore la
forêt de Walden — mais où est maintenant la forêt où l’être humain puisse
prouver qu’il est possible de vivre en liberté en dehors des formes figées de
la société ? Je suis obligé de répondre : nulle part. » De ma
part, je me sentais obligé de répondre : partout. Dans la ville surtout,
où les formes sont moins figées que dans une forêt. Le sapin aux branches qui
baise la terre bloque ton chemin, le rocher t’oblige à un détour, le ruisseau à
te geler les pieds… comme, dans la ville, le chantier derrière l’hôtel de
ville, les voitures indifférentes à ta flânerie ou les piétons qui piétinent
ton ombre. La liberté se perd dans les regards tournés vers le passé. La
mémoire tue la liberté. Je me sentais obligé de répondre et ma réponse,
obligée, était fausse comme celle de Stig Dagerman, elle aussi obligée.
Au petit déjeuner.
« L’as-tu donc lu ?
—
Oui.
— Et alors ?
»
Et alors je n’ai pas envie de lui ce que j’en pense. Le matin je suis
délicat. Que dire ? Je lui parle de l’histoire de la ville et de la forêt.
« J’ai trop été influencé par ce qu’il écrit sur la liberté dans la forêt.
J’ai eu l’impression de lire les paroles d’un citadin qui n’a vu les forêts que
comme un lieu de pique-nique.» Elle me dit qu’il y a une quinzaine d’années
elle voulait l’apprendre par cœur tellement elle était bouleversée. « Je
vais le relire ». Je l’ai relu. J’ai oublié la consolation. J’ai écouté ce
long cri. Un cri de onze pages est un long cri. Je l’ai senti. Je l’ai compris.
Et la forêt et la ville ? Une chute littéraire. Si j’étais l’éditeur je
lui aurais conseillé de terminer avec le splendide avant dernier
paragraphes : « Mais ma connaissance ne connaîtra plus de bornes le
jour où je n’aurai plus que mon silence pour défendre mon inviolabilité, car
aucune hache ne peut avoir de prise sur le silence vivant. » et couper ce
final un peu trop philosophique : « (…) une consolation qui soit plus
qu’une consolation et plus grande qu’une philosophie, c’est-à-dire une raison
de vivre. »
Au déjeuner.
« Je l’ai relu ?
— Et alors ?
— Je comprends ton désir de
l’apprendre par cœur. Mais, il est tellement désespéré !
— Oui, c’est vrai. Mais c’était une
période noire.
— Cette fois je n’ai pas aimé le
final. Quand il écrit qu’il cherche une consolation qui est " une
raison de vivre ". Il n’y a pas de raison de vivre. La vie se suffit
à elle même.
— Mais pour lui cela ne suffisait
pas. C’est pour cela qu’il s’est tué.
— Oui… mais
»
Je me tus, pour respecte du suicide.
9 février 2003. La fin. Les livres de
poche, en France, ont cinquante ans. Il y a cinquante ans des hommes de grand
culture jugèrent que c’était la fin du livre et de la vraie culture. Peu
de temps après, la télé commença à occuper les maisons et l’armée de ceux qui
pensaient que c’était la fin n’eut cesse de grossir (et pour lutter contre la
télé ils s’armaient de livres de poche). Quelque décennie après internet
commença ses ravages, et la culture en reçu un autre coup selon les brave
soldats de l’armée des purs (et pour lutter contre internet ils s’armaient de
livres de poches et de télé). Moi comme tous ceux de ma génération qui ont vu
passer tout cela et qui ont préféré garder les yeux ouverts ; nous qui
avons dévoré des livres de poches (nous y lûmes Balzac, Proust, Faulkner,
Joyce, Marquez, Borges, Platon… ) ; qui avons été fascinés par la télé
(nous y vîmes les Beatles, Molière et Shakespeare, les lions africains, les
astronautes, la guerre du Viet-Nam et les manifs de Paris) ; qui
connaissons Google mieux que le lave-vaisselle (nous y cherchâmes les ouvres
complète de Aristote, l’explication des quarks, zoophilie et amitié, PSA et
SPUY, Shiffer et Levinas) nous, les affamés, nous mangeons à tous les
râteliers.