17 février 2003. Collections. Au début, je me suis fait avoir par la force de la formule. « Je collectionne des collections de collections », avait répondu la petite fille quand mon amie lui avait demandé si elle collectionnait des timbres. Je m’étais senti dépassé. Collectionner des collections ? Quoi de plus abstrait (on ne collectionne rien de précis) et en même temps de plus concret (on peut collectionner n’importe quel objet) ? Collectionneurs de collections collectionnez-vous !

Voici un ordre à ne pas sous-évaluer trop hâtivement. Qui est prêt à marcher derrière cette invitation à se collectionner ? Certainement pas le politicien qui réussit à faire de l’argent même en collectionnant les larmes des vieilles mères ; ni le riche engagé qui collection l’argent avec l’eau sucrée Mecca-cola, les jeans Jésus ou les buddha’s nights ; ni l’intellectuel qui collectionne les idées pour les exposer avec une imperturbable monotonie lors de conversation entre amis ou sur un plateau de télé ; ni la mère qui vit seule avec deux enfants et qui collectionne échecs, larmes et indifférence ; ni le bellâtre qui collectionne des blondes, des brunes, des petites, des grandes, l’important étant qu’elles « portent des jupes » (si elles vivaient à l’époque de Mozart) ; ni les cadres qui collectionnent actions …

Mais, moi oui.

Ne collectionné-je pas la collection Pléiade ? la collection Champs ? La Blanche ? La collection Érotikon ? N’ai-je pas commencé la collection de Verticale et celle des Empêcheurs de tourner en rond ?

La petite fille et moi comme, les douze de Blok, nous marchons derrière le nouveau drapeau des collectionneurs, pour qu’avoir soit jouer et être vivre.

 

18 février 2003. Prix Nobel. Depuis trois jours je ne mange plus, je ne sors plus et j’ai des difficultés à articuler même des mots simples comme « merde ». Je vois tout tellement noir que la manif des 150 000 à Montréal — cette manif qui a tapissé de perce-neige l’espoir hélas ! refroidi de tous mes copains — ne m’a pas aidé à réchauffer les tuyaux de ma vie. Tout est né, si parler de naissance à propos des idées et des sensations a un sens quelconque, tout est né, disais-je, d’une certitude qui s’est installée en moi et qui, avec une guerre éclair, a occupé tous les recoins de mon esprit dimanche soir vers 21 heures 13. Depuis, il n’y a plus de place que pour elle : ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’autres idées ou d’autres sensations mais, ce qui est bien plus grave, que toutes les idées, toutes les sensations, tous les sentiments — tout ce qui n’est pas concret mais qui agit sur les choses concrètes comme s’il l’était — tout est complètement asservi à la nouvelle dictatrice. J’insiste « complètement » : ce qui traîne dans mon cerveau a perdu toute dignité, tout sens de l’histoire et, pour avoir une petite place tranquille dans mon esprit, il sacrifie enfants, parents et amis.

Je n’aurai jamais le prix Nobel de l’économie.

Je sais bien qu’il y en a beaucoup d’autres qui ont cette certitude et n’en ont pas fait tout un plat, et alors ? Cet état d’âme je l’ai, je le suis (un état de dépression comme le mien a ceci de particulier : on n’a pas d’états d’âme, on n’a plus d’états, on est un état d’âme, stable, noir comme je le disais au début), et personne peut le nier. Le nier serait comme me nier, ce qui n’est pas très brillant : je suis bien là, et le fait que j’écrive ces lignes devrait avoir valeur de preuve circonstancielle devant le haut tribunal de la logique — comment, dans cet état d’âme, puis-je continuer à enfoncer les touches de mon clavier, cela relève des mystères les plus profonds de la psyché humaine. Donc, je comprends très bien qu’il y ait des millions de personnes qui ont la certitude qu’ils n’auront pas le prix Nobel de l’économie et qui ne sont pas déprimés. Moi aussi, j’ai la certitude que je n’obtiendrai jamais le prix Nobel de chimie ou celui de physique et cela me laisse complètement indifférent. Mais pourquoi donc cet effet « monstre » de l’économie sur quelqu’un comme moi, qui a toujours craché sur tout ce qui concerne l’argent, les bilans, les hypothèques, les actions, les investissements ? pourquoi un romantique de mon calibre, qui allait à la banque seulement pour le sourire des caissières (c’est depuis qu’il y a une bonne probabilité de trouver le visage renfrogné d’un mec derrière le comptoir, que j’ai commencé à employer les guichets automatiques), se mord-il les plis du ventre de ne pas avoir travaillé dans une banque ? C’est simple : je me suis aperçu que je ne pouvais plus rien dire sur la guerre si je ne connaissais pas l’économie. Je trouvais, par exemple, que parler du pétrole comme cause de la guerre était très myope et pourtant tous les gourous des médias, un tant soit peu politiques, en étaient sûrs ; les professeurs de sciences politiques ne juraient que par cela et même les sociologues étaient, depuis quelques mois, plus intéressés par l’or noir que par la société. Quand je disais que je ne croyais pas à la toute-puissance du pétrole, on me demandait de dire quelle était donc, à mon avis, la cause de la guerre. Au début j’essayais de dire que je ne croyais pas aux causes : que n’importe quelle cause, ou ensemble de causes, n’est qu’une justification, à posteriori, de nos pensées les plus ancrées. Mais cela faisait l’effet d’un pet d’âne et la discussion démarrait à l’autre coin de la table où l’on ne faisait pas de la philosophie de salon et ne jouait pas au nihiliste casse-party. J’ai arrêté de jouer au philosophe et j’ai commencer à nager dans la mer des sciences politiques. J’ai alors essayé, timidement, de dire que les idéologies, qui, dans toute la modernité, n’étaient que des couvertures de causes économiques, avait, peut-être, commencé à avoir une certaine autonomie ; que, depuis que le langage était devenu un élément central de la production, le langage, avec sa longue queue éthique, pouvait aussi jouer un rôle important parmi les causes de la guerre. Là, on me taxait d’idéalisme post-moderne, je n’étais qu’un farfelu qui mélangeait langage et production matérielle pour le simple goût du paradoxe.

J’ai vite compris qu’il faudra quelques années avant qu’ils ne comprennent l’importance de la transformation en cours mais je ne voulais pas pour autant renoncer à discuter de la guerre irakienne : j’ai donc décidé de sauter dans le char de mes amis et d’aborder les causes de la guerre sur le terrain économique.

J’espérais les libérer du pétrole facile, en allant dans la même direction qu’eux.

Ai-je une fixation contre le pétrole et faut-il que j’aille faire une psychanalyse pour m’en libérer ? Je ne le pense pas. Je ne crois pas être « fixé » sur le pétrole, je suis par contre fixé contre toute causalité trop simpliste[1]. J’ai donc lu des dizaines de livres d’économie, de politique, de politique économique et surtout d’économie-politique. Je me suis laissé prendre. J’ai commencé à aimer l’économie et je me suis convaincu  qu’elle est à la base de tout — je dois admettre que je n’ai pas encore trouvé la cause économique de mon amour de l’économie, mais ça viendra.

Après toutes ces lectures, j’ai commencé à voir un peu plus clair (toujours dans le lopin économique). S’il est vrai, comme tous les « pétrolistes » l’affirment, que les multinationales exploitent la nature (hommes, animaux, végétaux et minéraux) indépendamment des États — mieux encore — si les États ne sont qu’une couverture des intérêts des multinationales, alors il n’y aura pas de guerres. Les multinationales n’ont pas besoin de guerre au sens traditionnel du terme, elles ont besoin de la paix pour se livrer des guerres économiques. Leurs dirigeants ne sont pas assoiffés de sang mais d’argent et ils sont prêt à financer seulement des « guerres » en tant qu’opérations de police pour… rester en paix.

Cela dit…

Cela dit, et s’il y avait des entreprises « nationales », américaines, par exemple, qui voulaient la guerre, une guerre classique, pas tellement pour occuper de nouveaux territoires, mais pour produire toujours plus et vendre toujours plus — comme il se doit pour une entreprise qui se respecte ? Oui. Et si… Mais elles existent ! Il est clair. Quel couillon ! pourquoi ne l’ai-je pas pensé tout de suite ? Ce sont les entreprises américaines qui produisent des armes, des avions, des systèmes électroniques sophistiqués, des logiciels… les entreprises qui ne produisent pas dans les pays où la main d’œuvre est bon marché (comme Nike, pour en citer une qui n’est pas en odeur de sainteté parmi les anti-mondialisations) mais qui produisent aux États-unis et qui font donc travailler les Américains. Des entreprises nationalistes[2] pour le dire en deux mots. J’étais content, content à me taper le cul par terre et fier, fier comme un écossais. J’avais trouvé une explication économique et elle n’avait rien à voir avec le pétrole et, bien plus, le pétrole pouvait être vu comme un frein à la guerre.

J’organise un grand souper avec des économistes de gauche, des intellectuels arabes pour qui le pétrole est le début et la fin de tout, des politologues qui réfléchissent jour et nuit sur les causes de notre indifférence au politique, des philosophes qui trouvent que l’on ne pense plus comme à l’âge d’or des Grecs, des sociologues qui crient sur tous les toits que le sens a été tué par les méchants financiers, toute l’armée de mes amis, quoi.

Je leur explique mon idée géniale.

Catastrophe.

Mon voyage dans les pays scandinaves ne sera pas payé par le fond Nobel. Mon discours si soigneusement préparé, je peux le jeter aux orties.

Une vrai catastrophe pour mon ego.

Ils rient. Ils me traitent de vétéro-marxiste. Ils me disent, sur tous les tons, que je n’ai rien compris à l’économie. Ils arrachent mes bourgeons. ils piétinent les fleurs de mes idées. J’ai passé des jours à les haïr et puis l’amour a eu le dessus : je me suis rendu à l’idée que ce n’étaient pas eux qui avaient des problèmes de logique mais moi qui, malgré mes études intensives d’économie, n’avais rien compris au fonctionnement du monde qui pourtant, comme ils disent, est si simple.

Oui, ils ont raison : tout dépend du pétrole, tout est économique.

Ils ont raison, la psyché humaine aussi travaille selon les lois de l’économie, selon la loi du moindre effort. Ils ont raison de ne pas fatiguer leurs méninges. Ils ont raison : c’est à cause du pétrole.

 

P.S. Quelque part, pas loin de mon oreille gauche, un diable me dit qu’ils ont tort d’avoir raison. Que leurs explications sont en retard. Que Blair — oui, le méchant Blair — est moins servile qu’on ne le pense. Que la morale et les idéologies pèsent beaucoup plus que le pétrole. Que la guerre à la guerre se fait en faisant la guerre à la morale.

 

19 février 2003. Chirac. Je n’ai jamais eu des idées bien arrêtées sur Chirac. Je savais qu’il n’avait pas était un parangon d’honnêteté lors de son passage à la mairie de Paris ; que non seulement il n’avait pas inventé la poudre mais qu’il manquait aussi du côté capiteux des belles de Brassens ; qu’il avait comme maîtresse une des plus belles actrices de la deuxième moitié du siècle dernier (ça fait « historique », dit comme cela : ça faut gaullien). Depuis qu’il a eu le flair de choisir d’être contre la guerre irakienne, il est devenu un héros universel.

J’ai des amis français, de gauche, qui sont sûrs qu’un président socialiste n’aurait pas eu la force de faire un tel choix « désormais la gauche fait les choix de la droite et la droite ceux de la gauche ». Je veux bien. Mais je ne suis pas d’accord, pas du tout. Lieu commun pour lieu commun, pourquoi ne pas penser que la droite et la gauche s’alternent pour que le monde ne change pas ? À bien y penser, la vie n’est pas tellement horrible… pour nous. Et pour les autres ? Mais nous aussi, nous sommes les autres des autres ! Ah bon ! Les choses se compliquent un peu trop

Revenons sur terre. Je suis sûr que vous n’aimez pas Mougabé. Et Chirac, est-ce qu’il l’aime ? Certainement moins que moi et plus que vous. Autrement, pourquoi l’aurait-il invité à son sommet ? Ce qui est certain c’est qu’il fallait plus de courage pour prendre un apéro avec Mougabé que pour être contre la guerre des Américains, dans le pays qui n’a pas attendu l’empire mondial pour avoir une légion où toutes les nationalités, excepté la française, sont confondues.

 

20 février 2003. Droite et gauche. Selon Joseph Frank, « Dostoïevski estime que la droite et la gauche ont toutes deux accepté les mêmes normes de conduite effrayantes et inhumaines »[3] et il le montre, on ne peut pas plus clairement, dans la nouvelle Le Crocodile qui décrit les mésaventures d’un bureaucrate « vaniteux et aux opinions " avancées " qui après avoir été avalé par un crocodile (…) élit domicile, non sans plaisir, dans le ventre de l’animal. (…) L’isolement [de ce refuge] lui permet de se concentrer à loisir [et] de fonder le progrès de l’humanité sur un système d’idées complètement nouveau. » Une grande intuition ? Non, la vision normale d’un grand réactionnaire.

 

21 février 2003. Handicap. L’article de Harriel McBryde Johnson paru dans le dernier numéro du The New York Times Magazine[4] n’est pas un bon article ; c’est-à-dire ce n’est pas un article qui informe et qui, en même temps, force le lecteur à penser ce qu’il n’aurait pas pensé tout seul. C’est plutôt un article dangereux et blessant et, à moins d’être protégé par une armure à faire pâlir Achille, vous sortirez de la lecture avec de nombreuses fractures, difficiles à guérir même par l’homuncule qui se damne à garder une simili-cohérence dans vos idées. L’histoire n’a pourtant rien d’extraordinaire : une femme handicapée, l’auteur de l’article, rencontre Peter Singer à l’occasion d’une conférence où il présente ses réflexions favorables à l’idée que les parents ont le droit de tuer leurs enfants handicapés. Elle est à la conférence comme représentant du mouvement Not Dead Yet qui défend les positions pro-vie des handicapés. Ils ont des échanges et Singer l’invite à l’université de Princeton pour présenter ses idées dans le cadre d’un de ses cours. Même si les membres de son mouvement ne sont pas d’accord, elle y va. L’article aurait été bon si Harriel McBryde avait présenté le conflit d’idées avec une prise de position ferme, sans être dogmatique, comme des dizaines d’articles et de livres qu’on a pu lire sur le même thème. Mais il y a plus que cela et ce plus provient aussi du fait que l’auteur fait partie de ceux qui pourraient ne pas être là pour défendre leurs idées si les idées de Singer passaient.

Ce Peter Singer est le même Peter Singer qui défend les droits des animaux, ce Singer très connu qui se ferait bouffer par un vieux loup rachitique plutôt que de manger une côte d’agneau. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne doit pas être facile de défendre en même temps le droit à la vie des pauvres animaux sans défenses et le droit de tuer un enfant non-conscient handicapé et sans défenses. Ça doit être difficile, mais je ne doute pas qu’un homme dont la profession est de présenter des idées qui se suivent avec une certaine cohérence — un enseignant — soit capable de trouver des pilotes pour guider son cargo de pensées parmi les récifs les plus dangereux.

 

Il [Singer] insiste qu’il ne veut pas me tuer. Il pense seulement qu’il aurait été mieux, à tout considérer, d’avoir donné à mes parents l’option de tuer l’enfant que j’étais, et de laisser d’autres parents tuer des enfants comme moi dès qu’ils circulent dans la vie, évitant ainsi les souffrances qui viennent avec une vie comme la mienne et satisfaire la préférence raisonnable des parents pour un autre genre d’enfant. Rien à voir avec moi. Je ne dois pas me sentir menacée.

Singer va encore plus loin en disant qu’il faudrait pouvoir tuer des individus de tout âge lorsqu’ils ont des détériorations cognitives si graves qu’on ne peut plus les considérer comme des personnes. Il va bien loin et, en cela, il est courageux, admirable. Mais comment ne pas penser à ses idées sur les animaux et enchaîner sur les SS, si gentils avec leurs bergers allemands, comme le fait la sœur de l’auteur quand celle-ci lui dit qu’elle trouve Singer gentil et à l’écoute. Normal de le penser et aussi de penser qu’il y a une certaine affinité entre un animalisme poussé aux extrêmes et une vision hitlérienne du monde. Plusieurs personnes auxquelles Harriel McBryde parle de son intervention à côté de Singer lui font ce genre de réflexions, fort utiles pour une polémique ou pour approfondir la signification politique de certaines idées, mais de moindre intérêt pour le niveau auquel elle situe l’échange : elle préfère complexifier l’échange d’idées, le porter sur un autre plan : plus de base, plus simple, là où les idées ne peuvent pas changer de direction en fonction des seuls enjeux polémiques. Elle va au cœur de l’« humanisme » de ceux qui veulent éviter de trop grandes souffrances aux animaux — à tous les animaux, même aux humains ! Mais elle n’y va pas en se fondant sur un principe qui a l’air pourtant si naturel, qu’on peut résumer ainsi : les handicapés souffrent plus que les personnes « normales ». Elle ne s’arrête pas au regard superficiel de celui qui, voyant une femme qui se déplace avec sa chaise roulante est envahie par une profonde compassion et, rentré dans son accueillant chez soi, soulève sa belle dans un élan hollywoodien et proclame haut et fort leur énorme chance ! Elle demande aux lecteurs de se demander s’il est vrai que quelqu’un comme elle, pratiquement sans autonomie de mouvement, incapable de certains gestes très simples, vit une vie appauvrie et surtout si elle souffre de manière « inhumaine », que dis-je ?, si elle souffre plus qu’une personne « normale ». Sa réponse est claire. Sa vie est pleine de joies, grandes et petites, des joies que la vie sait extraire du monde avec un acharnement et une intelligence que seules des têtes faibles, enfermées dans les stéréotypes de beauté + jeunesse = plus de bonheur, peuvent ne pas concevoir. À ce genre de personnes (la grande majorité dont je faisais partie jusqu’à la lecture de l’article) elle répond : « J’aime ma vie, il y a un grand plaisir sensuel à vrombir dans ces rues délicieuses et humides avec ma chaise motorisée (power chair en anglais, expression qui s’accorde mieux au plaisir que la traduction française), que je n’ai pas plus de raisons de me tuer que bien d’autres gens. » Et elle continue avec sa capacité redoutable de faire réfléchir « Mais, après, cela devient ennuyeux. Dieu ne m’a pas mis dans ces rues pour entraîner ces gens à une conscience des conditions des personnes handicapées. En fait, aucun dieu a placé quelqu’un quelque part pour une raison quelconque, si vous voulez me croire. » Elle n’a pas besoin de dieu pour donner un sens à sa vie, sa vie lui suffit. Elle croit que « penser que la présence ou l’absence d’un handicap peut donner des indications sur la qualité de la vie » relève d’une myopie sociale. Et ce n’est pas dans une logique abstraite qu’elle le montre, c’est sa vie et la vie des personnes (handicapées ou non) qui le montrent dans le concret des actions, des pensées et des sentiments quotidiens.

Pour appuyer ses idées, Singer lui présente une situation qui, selon lui, démontre « une corrélation négative irréfutable entre handicap et bonheur ». Il suffit d’imaginer « un enfant handicapé sur une plage qui regarde les autres enfants jouer. » Elle trouve cela un peut court : « Quand, petite fille, je jouais sur une plage, j’étais déjà consciente que certaines personnes étaient attristées par mon sort, par le fait que je ne pouvais pas gambader avec le même niveau de frénésie que les autres enfants. Cela m’agaçait, et m’agace encore (…) je m’amusais sur la plage sans le besoin de me lever, de marcher et de courir » [5]. Est-ce possible de répliquer à cela ? Non. À moins de penser que les paroles ne s’enchaînent, indifférentes au monde, ayant comme seul souci d’être le dernier mot.

Le paragraphe final :

Comme protection contre la pureté terrible de la vision de Singer, je vais considérer la corruption qui naît des amalgames. Pour justifier mon espoir que le monde théorique de Singer — et ses extensions absolument logiques — ne deviendra pas réel, j’invoque le bordel et l’indéniable réalité des vies handicapées bien vécues. C’est ce que je peux faire de mieux ».

Sensibilité féminine ? Aussi.

 

22 février 2003. 3 R. Inutile de parler pour la millionième fois de l’importance du chiffre 3 dans la religion, dans l’amour, dans les couleurs et plus en général partout où le 2 est trop limité. Mais il vaut sans doute la peine de parler des 3 R (des parfaits inconnus pour la majorité des mes amis), ces 3 R que Bernard De la Motte appelait le sel de la vie : rire, rêver et réfléchir. Dans l’ordre ? Pas nécessairement. Cela dépend de votre humeur. Personnellement, en ce moment, je suis plutôt pour la séquence : rire, rêver, réfléchir. Mais l’ordre est ici inessentiel, comme il l’est partout dans la vie. Et pour ne pas faire du tort au dernier R, on pourrait donner un petit coup de pouce à nos neurones que le rêve apaise. Question : est-il possible que l’ordre soit une fin en soi qui cache ce qu’il ordonne en prenant l’excuse d’ordonner pour faciliter la recherche ?

 

23 février 2003. Les années soixante. Quand on lit en détail sur une période de l’histoire on a toujours l’impression qu’il y avait des événements très importants et très semblables à ceux de notre époque. Rien d’étonnant donc, si en lisant des biographies de Dostoïevski j’ai eu la sensation que les années soixante du XIXe siècle étaient particulièrement importantes et proches de nous. Quelques indications politique (l’Allemagne et l’Italie entrent sur la scène européenne, la première pour prendre un rôle clef, la deuxième pour être une éternelle vassal ; fin de la servitude involontaire en Russie ; guerre civile aux États-unis ; sans parler des Français qui mettent sur le trône du Mexique un empereur fantoche et de la guerre civile qui fait des ravages en Afghanistan parce que c’est la même chose aujourd’hui ; il suffit de changer « Mexique » avec « Côte d’Ivoire » et… laisser « Afghanistan », « Afghanistan ») et commerciales (la Russie vend l’Alaska aux Etats-Unis pour $ 7 200 000 ; l’ouverture du canal de Suez ; Krupp ouvre une usine d’armes ; installation du premier oléoduc au monde — pas en Irak, mais en Pennsylvanie). Il s’en passe de choses. Mais, les années soixante du siècle qui précéda celui qui précède le nôtre sont importantes surtout parce qu’en Russie on a les mêmes discussions qu’aujourd’hui en Occident : sur les rapports entre gauche et droite, sur le nationalisme, sur l’importance du religieux, sur le besoin de donner un sens à la vie, sur le rôle des États-Unis, sur le terrorisme, sur les rapport entre culture et économie (l’opposition des bottes du paysan aux poèmes de Pouchkine date de cette époque), sur l’importance des drogues, sur la pédophilies, sur la pauvreté du journalisme, sur le cynisme des politiciens, sur l’inertie des masses…

J’ai oublié un événement important, pour mes petites manies. Qui savait qu’au premier congrès nihiliste, en 1869, Bakounine fut la vedette dans la ville où Nietzsche ne se privait pas d’enseigner la philo dans un lycée ? Personne ? Maintenant que vous le savez, qu’en tirez vous comme enseignement ? Rien ? Des vrais nihilistes. Des vrais sages.

 



[1] Certes même cela pourrait faire penser que j’ai besoin d’une cure. Depuis quand les causes de quelque chose de complexe ne peuvent pas être simples ? N’a-t-il pas été démontré que la cause des souffrances des adultes est le sevrage ?

[2] J’étais fier comme un pou sur une gale pour la trouvaille des entreprises nationalistes. N’était-ce pas une nième démonstration que, à notre époque, tout nationalisme est réactionnaire et fauteurs de guerre ?

[3] Jeseph Frank, Dostoïevski : les années miraculeuses (1865-1871), Actes Sud,1998.

[4] Harriel McBryde Johnson, « Shouls I Have Been Killed at Birth ? », The New York Times Magazine, February 16 2003.

[5] Cela m’a fait penser à ma situation d’handicapé social quand je gardais les vaches en haute montagne. J’aurais volontiers étripé le connard de Milanais et violé sa connarde de compagne qui, en caressant mes cheveux broussailleux et sales, disaient, après m’avoir proposé un chocolat que je refusais avec la dignité de la reine d’Angleterre, que ce pauvre petit n’avait pas de chance. Encore aujourd’hui quand j’y pense j’aurais envie de…