24 février 2003. Inceste. Geneviève était en retard, comme d’habitude. Nous eûmes le temps de prendre un deuxième verre de rouge, après les deux ou trois premiers. L’alcool aidant, on était un peu trop sur la même longueur d’onde. Un peu trop pour la meilleure amie de mon fils. Un peu trop jusqu’à la discussion sur l’inceste. Je ne me rappelle plus comment la conversation vint sur le tapis ; je me souviens, par contre, de la tristesse qui m’envahit à l’arrivée de Geneviève, fringante comme d’habitude, qui nous raconta dans les plus menus détails une entrevue de de Vilepin. « Il a un charme rare pour un homme politique et puis, il est tellement beau. »

Je préfère ne pas me poser de questions sur cette tristesse, mais, commençons par le début…

 

    Je pense que l’inceste est bien plus compliqué qu’on ne le pense.

    Ce que vous dites me… me fait peur. Que voulez-vous dire ?

    Que la position qui considère la femme seulement comme une victime est une position simpliste. Qu’il y a des filles qui en tire… qui en tire beaucoup ou… assez. Je dirais même que certaines en sortent bien. Mieux que le père.

    Des filles… vous considérez donc seulement l’inceste côté père...

    Oui. L’autre est moins répandu.

    On en parle beaucoup moins…

    Bien sûr. Mais je crois qu’on en parle moins parce qu’il y en a moins…

    Et moins violents.

    Et moins violents.

    Il me semble que dire que l’inceste, « est plus compliqué qu’on ne le pense » est dangereux parce que cela ouvre les portes à tout genre de justifications.

    On est en train de discuter et les discussions que vous appelez dangereuses sont souvent les plus intéressantes.

    Oui, mais pas quand le danger est créé artificiellement…

    Je ne suis pas en train de dire qu’il faut accepter l’inceste comme quelque chose de normal. Je dis qu’il ne faut pas simplifier trop les choses. Ce qui est fort différent.

    Sans doute. N’empêche que je ne peux pas ne pas penser que, très souvent, on sort « mais c’est plus compliqué qu’on ne le pense » quand la vie des femmes est poussée dans ses derniers retranchements.

    Moi, c’est cela qui me fait peur : qu’un homme défende les femmes « contre » une femme ! J’espère que vous ne faites pas partie de la catégorie d’hommes qui croient mieux comprendre les femmes que les femmes ! Surtout que vous devriez savoir qu’on me colle souvent l’étiquette de féministe enragée. Souligner que « c’est plus compliqué », c’est une conséquence du dogmatisme d’un féminisme bête, mais heureusement toujours plus rare, qui se dit radical et qui sous-évalue les ressources et les forces des femmes et les victimise outre mesure.

    Il est vrai qu’un homme ne devrait pas… mais, en même temps, je crains tellement le genre de discours que vous êtes en train de faire … D’autre part, il est clair que tout, et j’insiste tout, tout ce qui est dans l’action est plus compliqué qu’on ne le pense. Que le langage ne réussit jamais à toucher l’essence de ce qui n’est pas langage…

    Vous voulez dire qu’il y a une réalité insaisissable et que le langage reste toujours en deçà ? Cela me semble d’une évidence à toute épreuve… si je ne vous respectais pas comme je vous respecte, je dirais… banal.

    Le langage peut aller au-delà de l’action. Le langage et l’action sont autonomes et lorsqu’on les met en contact il y a une infinité de cas possibles, et donc la probabilité qu’il y ait une adéquation de la parole à la chose est infiniment petite.

    Donc, pour vous, la parole vit dans un monde de paroles complètement détachées de l’action. Vous avez sans doute raison. Je ne suis pas habituée à raisonner en termes aussi abstraits. Si vous voulez qu’on discute, j’aimerais mieux qu’on reste sur un plan plus terre à terre… autrement je ne peux que ponctuer vos considérations philosophiques par des « Oui… Ouais… Certes… Comment ?… Sans doute… »

    Vous… vous manipulez trop bien l’arme de l’humilité…

    Avec une formule à effet, je dirais que c’est bien simple de montrer comment c’est compliqué. Les gens comme vous, les gens qui passent tout leur temps dans les livres, ont des idées trop arrêtées là-dessus. Ils ont, à tout moment, la violence à la bouche et ils ignorent, ou ils ne veulent pas savoir, qu’il y a plein de cas où tout s’est passé sans violence… je ne considère pas le cas où la fille est un enfant… Il y a une contrainte due au rapport père-fille, il est vrai, mais la fille y trouve souvent quelque chose…

    On trouve toujours quelque chose.

    Bien sûr. Mais ce n’est pas cela que je voulais dire. La fille, comme le père, souvent, est prise dans une relation passionnelle…

     Vous me confirmez qu’il y a donc une violence. Une violence psychologique… ce qui est bien pire. L’autorité du père n’est pas une simple touche de fard. Quand vous parlez de relation passionnelle vous semblez oublier que la relation n’est pas symétrique.

    Une relation passionnelle est rarement, comme vous dites, symétrique. Il y a toujours un trop quelque part.

    Dans le cas d’inceste il me semble qu’il y a deux « trop ». Le trop de contraintes côté père, le trop d’acceptation côté fille. Et les deux « trop » vont dans le même sens.

    Le refrain des bien-pensants.

    Aussi. Mais vos certitudes….

    Mes certitudes ? Mes certitudes ne sont pas des certitudes mais des données provenant de témoignages de filles qui ont eu des rapports sexuels avec leurs pères. Dernièrement j’ai vu une émissions très bien faite. Et pourquoi ne faudrait-il pas accepter les témoignages comme des témoignages ?

    Mais, qui va témoigner à la télé ? Quel type de fille ? Je ne pense pas qu’une fille « normale »…

    Maintenant c’est moi qui ai peur. Fille « normale », vous dites ?

    Ne me prenez pas trop à la lettre. Vous avez très bien compris ce que je voulais dire.

    Oui… j’espère. La majorité des filles qui témoignaient avait le dos tourné par rapport à la caméra ou le visage brouillé. C’était donc des filles normales, si par filles « non normale » vous entendez des femmes comme Angot qui transforment l’inceste en la célèbre poule aux ouf ! d’or. Non, restez tranquille. C’est une petite méchanceté, mais vous m’y avez presque obligée… Des filles qui n’avaient pas nécessairement très envie d’en parler, mais qui en avaient marre d’être considérées des victimes que le méchant papa…

    Moi, j’ai entendu des dizaines de témoignages en sens contraire !

    Qui ne les a pas entendus ! C’est bien pour cela que je dis que c’est plus compliqué. Je ne nie pas qu’il y ait un grand nombre de filles qui ont eu leur vie gâchée par la violence paternelle. Mais, même parmi celles qui ont eu leur vie détruite, il y en a qui n’ont pas été des simples victimes. Si vraiment vous voulez parler de victimes, il ne faudrait pas parler de victimes du père, mais de victimes de leur lien. J’ai travaillé pendant quatre ans dans un centre de femme… et j’ai vu bien des cas désastreux mais aussi des cas heureux et si on oublie les cas heureux, on opère une simplification qui empêche de comprendre et donc d’intervenir…

    Les cas heureux ! N’avez-vous pas l’impression de charrier ? Vous parlez comme s’il s’agissait d’un problème scientifique. De statistiques. Le problème de l’inceste n’est ni un problème scientifique, ni un problème moral : il est un problème politique.

    Je suis parfaitement d’accord. Mais comment aborder un problème politique ? en répétant des lieux communs ? en luttant sans que le cerveau ait son mot à dire ? Je m’excuse mais…

    Non. En ayant le courage de se tromper.

    Et le courage de regarder les choses en face. Je n’ai pas parlé d’une étude sur les causes de l’inceste ou d’une analyse psychologique… j’ai parlé de témoignages. J’ajoute qu’on ne peut pas agir, être dans la politique, sans considérer ces autres cas. Des cas où la fille a cherché…

    Comme la fille en minijupe qui cherche le viol…

    C’est un coup bas

    Une petite méchanceté…

    Je voulais seulement souligner le rôle, parfois actif pas rapport au père… ce qui ne veut pas dire actif en absolu… le rôle du plaisir… de la solitude…

    Je comprends. Mais vos paroles peuvent être si facilement être mal interprétées que je ne peux pas être d’accord.

    Je m’en fous des mauvaises interprétations. S’il y a des cons qui…

    Qui exploitent vos idées pour banaliser l’inceste…

    Quoi qu’on dise, il y aura toujours des cons pour mal interpréter. Je pense que c’est plus complexe… et je continuerai à le soutenir.

    Je crois que nous ne nous comprenons pas.

    Moi aussi. C’est dommage.

    Oui. Voilà Geneviève.

 

25 février 2003. Précision. J’aime les fouteurs de guerre — dans le bon et vieux sens du terme.

 

26 février 2003. Tourner en rond. Une idée — c’est-à-dire un agglomérat de mots agglutinés derrière la façade d’un autre mot — naît d’autres idées et personne, surtout pas celui qui, touché en premier, se déclare son créateur ne peut en connaître la valeur : valeur au sens de plaisir qu’elle saura apporter aux hommes (version optimiste) ou au sens des souffrances qu’elle aide à éviter (version moins optimiste). Mais si on n’en connaît pas la valeur et on est assez lucide pour le savoir et assez fort pour ne pas tricher, que faire quand on a l’impression qu’elle a une valeur énorme ? La question n’a pas de réponse valide car la réponse serait encore une idée dont on ne connaît pas la valeur, etc. Impasse ? Non. Primo, parce que parler d’impasse dans les idées ne peut relever que de la vision égocentrique d’un homme pauvre d’idées qui projette sa pauvreté sur l’univers dans un acte de prétention inversement proportionnelle à ses capacités. Secundo, parler d’impasse dans l’action (en oubliant que, quoi qu’on fasse, on fait et on est dans l’action) n’est possible que si la pauvreté des idées et la faiblesse de notre constitution psychique nous empêchent de voir que tout blocage d’action n’est qu’un obstacle pour nous entraîner au saut (à moins d’être si écervelé, au sens primaire du terme, pour croire que tout est possible et ignorer que dans « tout est possible », la naïveté bête n’est pas dans « possible » mais dans « tout » : que « tout » n’existe pas mais est seulement une manière idiote de dire « l’impossible »).

Cette valeur qu’on donne aux idées par le simple fait qu’on les a eues et qu’on s’est affectionné (faute de pouvoir s’affectionner à ce qui dans le monde cherche de l’affection) est aussi la cause d’une inertie et d’une monotonie psychologie qui nous irrite chez les autres mais qui nous protège et nous tranquillise quand elle enveloppe notre esprit.. Voilà l’espèce de réflexion que j’ai faite en lisant la phrase suivante de P. Canjuers et Guy Ernest Débord : Une telle transformation [une transformation consciente de tous les aspects de la vie sociale] implique, immédiatement, la transformation radicale du travail et la formation d’une nouvelle technologie qui favorise la domination des ouvriers sur les machines. Pourquoi cette phrase a-t-elle déclenché chez moi de telles suites de mots ? Je crois parce que j’ai souvent l’impression que Débord s’est affectionné à certains idées et qu’il ne les lâche pas, même si elle tournent en rond dans un monde d’idées complètement éloigné du monde ; parce que j’ai eu l’impression que cette phrase permet de voir d’une autre manière certaines techniques modernes (façon hypocrite, pour un informaticien, de dire l’informatique) ; mais surtout parce que cela me permet de développer une idée à laquelle je suis très lié (une idée qui m’emprisonne), une idée qui a pour moi une grande valeur mais qui, comme je le disais au début… Mais la voilà, après toutes ces mises en garde : l’informatique favorise la domination de l’ouvrier sur la machine parce qu’au lieu de suivre son rythme, l’ouvrier transformé en informaticien ou ingénieur, l’assujettit à son vouloir pour qu’elle, éventuellement, dialogue avec d’autres machines. Mais s’il est vrai que l’informatique permet à l’ouvrier etc. etc. la société n’a pas pour autant changé par rapport à ce qu’elle était il y a quarante ans, quand Débord écrivit son texte. Donc ? Donc il ne suffit pas de devenir maîtres des machines. Donc ? Donc rien ne suffit. Voilà une autre idée à laquelle je crois mais qui etc., etc. Mais si rien ne suffit alors… alors on agit sans penser au « suffire » qui implique une idée de totalité qui ne peut qu’être fausse. Une autre idée pleine d’inertie dans ma tête et qui me fait tourner passablement en rond.

 

27 février 2003. Plier. Et si tourner en rond était le propre de toute réflexion qui se respecte ? Alors il faut que certains individus renoncent à tourner en rond et qu’ils transforment le monde pour permettre aux autres de tourner en rond. Aux autres et à eux-mêmes aussi, quand la fatigue ou la déception les pliera et qu’ils devront chercher l’espoir dans leur sac à mots.

 

28 février 2003. Imitation. J’ai regardé la cérémonie des Césars. Une mauvaise imitation des Oscars, par moment pathétique. On m’a dit que les Jutras sont une mauvaise imitation des Césars. Il y a des choses que seuls les Américains peuvent faire bien. Il faut donner aux Américains ce qui est aux Américains, aux Français ce qui est aux Français et aux Québécois ce qui est aux Québécois. Aux Américains les Oscars, aux Français Chirac et aux Québécois Céline.

P.S. La cérémonie des Césars a été sauvée par un Philippe Noiret d’une finesse exemplaire qui a montré comment l’art de l’allusion se porte mieux sans le fardeau de la vulgarité.

 

Premier mars 2003. Maître Débord sur un délit penché. La fadeur des journalistes de toute aloi, la pensée sous vide des universitaires, le pètements inodores des reines de l’auto fiction et les chaînes d’images tournées à la chaîne ont rendu la structure spirituelle de l’homo occidentalis occidentalis si déliquescente que le premier impact avec Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici [1] est un uppercut qui met la presque totalité des acheteurs en dehors de toute possibilité de lire. Avec un terme parfaitement adapté à la société du spectacle, je dirais qu’il s’agit d’un livre désagréable. Mais ce « désagréable », contrairement à ce qu’on veut nous faire accroire, n’est pas lié à la qualité du style ou aux idées que le livre nous met sous les neurones mais à notre habitude de la cervipulation des rondes sphèrelettes qui se détachent au bon moment, quand on s’y attend le plus, du glabre faux cul de la société du spectacle.

Résister aux coups de maître de ce penseur maître n’est pas facile.

 

2 mars 2003. France-USA. Pensez-vous que, si la France et les États-Unis ne jouaient pas de manière un peu enfantine sur l’échiquier mondial, le quotidien Métro de Montréal, aurait titré ainsi un fait divers : « Un policier de Miami écrase deux Françaises » ? Personnellement, je crois que non. Il aurait titré Deux touristes écrasées par un policier à Miami ou Deux jeunes filles… ou encore Deux Parisiennes… Ils auraient mis le méchant policier en dernier et les pauvres filles, jeunes ou touristes ou Parisiennes, selon, en premier. Le contentieux alimente même les entrefilets des gazettes publicitaires.

 



[1] Guy Débord, Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici, Gallimard 1993.