Premier janvier 2003. Apprendre. Il est plus facile pour un chameau de résoudre une équation différentielle que pour un homme de ne pas penser qu’on apprend en vieillissant. D’où vient une telle absurdité ? Comment, des êtres de raison peuvent-ils proférer semblables inepties ? Comment sommes-nous arrivés là ?

Je ne le sais pas.

 

2 janvier 2003. Explosion. La nature, aidée par les hommes, s’est dotée de machines qui intègrent les structures linguistiques les plus abstraites ; elle a fait un saut. Les ordinateurs, en tant que support de la logique, permettent d’éviter les pièges d’une mythification du noyau « raisonneur » du langage, de son noyau dur. Quand l’homme, tout en continuant à habiter le langage, en réifie une partie dans la technique, il fait bien plus que de se libérer des raisonnements ennuyeux : il permet au langage, débarrassé des contraintes productives et communicationnelles, d’exploser. La technique, détonateur de la poésie. Qu’importe que cette explosion crée de nouvelles structures psychiques, biologiques ou sociologiques qui seront exploitées par la production et la communication à venir ! Il y aura toujours de nouvelles gargousses.

 

03 janvier 2003. H et O.

Pour l’homme l’eau existait bien avant l’hydrogène,

bien avant l’oxygène.

L’air aussi existait avant H

et avant O.

Et, avant l’air,

le vent seul existait.

H et O n’existèrent pas des dizaines de milliers d’années durant :

dès les débuts du langage jusqu’à la science moderne.

Ils existaient auparavant.

Ils existent après.

Et pourtant l’eau n’existe pas sans H et O, ni le vent sans l’air ;

et l’air, sans H et O, ne se respire pas,

n’existe pas.

Aujourd’hui encore, des centaines de millions de gens ignorent que,

sans H

et sans O

l’eau n’existe pas.

Demain, des centaines de millions de gens risquent de manquer d’eau.

Ils ne manqueront pas d’H et d’O.

À quoi bon donc connaître la constitution chimique de l’eau ?

Et de l’air.

Pour bâtir des machines dépourvues de sens.

Pure matérialité,

abstraites.

Des machines-anges.

Des machines qui nous protègent et qui nous rassurent.

Intermédiaires avec Dieu.

Des machines qui,

parfois,

souvent ?

alimentent les feux de l’enfer terrestre.

 

4 janvier 2003. Matière et esprit. L’H et l’O de la vie.

 

5 janvier 2003. Cerveaux. Talamona, petit village à l’ubac des préalpes. Le fils du cousin du beau-frère d’un ami du mari de ma sœur me demande si je veux bien faire une entrevue téléphonique pour une émission ciblant les jeunes entre 15 et 25 ans. Je veux bien. L’entrevue se termine à peu près comme suit :

    Ne croyez-vous pas, qu’en Italie, il y a trop de népotisme et de corruption et que cela fait fuir les meilleurs ?

    Non. Oui. Non pour la fuite des meilleurs et oui pour le népotisme qui fait partie intégrante du style italien. C’est même ce qui rend l’Italie intéressante.

    Mais nous ne pouvons pas nous permettre de laisser partir tous ces cerveaux. Il faut des reformes.

    Reforme ? On ne change pas avec quelques lois ce qui fleurit dans le bel paese depuis des siècles. Et puis les cerveaux ne partent jamais seuls : ils partent avec un corps, des idées, des sentiments… et ils traînent dans leurs lieux d’arrivée les bons et les mauvais plis de départ… Si je dois vous dire ce que je pense vraiment…

    Allez-y…

    Les cerveaux ne partent jamais. Après l’enfance, ils ont de telles racines qu’ils ne peuvent pas s’éloigner de plus de deux ou trois idées de leur soupe originaire. Si vous voulez vraiment parler de fuite, il faudrait sans doute dire que ce sont les corps sans les cerveaux qui s’en vont.

    Ouais…

    Des corps partent mais d’autres arrivent : du Maroc, du Sénégal…

    Mais…

    Mais… des pays du tiers monde vous recevez de la main d’œuvre non qualifiée, n’est-ce pas ?

    Oui.

    Des corps mal payés avec des cerveaux enracinés dans un autre monde qui changeront, je le souhaite, l’Italie plus que les réformes ou les exploits des chirurgiens célèbres…

    Oui mais…

    Et puis, si vous y tenez vraiment à parler de fuite des cerveaux, je ne pense pas que ce sont les cerveaux les plus intéressants ni les plus « productifs » qui s’en vont : les cerveaux des sociologues, des bouchers, des animateurs de radio comme vous…

    Vous avez écouté les opinions du professeur I.M. à propos d’un des phénomènes les plus graves de notre époque : la fuite des cerveaux.

    Merci, monsieur et bonsoir.

    Bonsoir madame.

La FRC (fainéantise et ramollissement du cerveau) est sans doute la maladie la plus universelle et endémique depuis que l’homme est homme (depuis qu’il parle).

Et si on cessait de l’appeler maladie ?

 

06 janvier 2003. Le sourdinateur. Le sourdinateur… Un lapsus calami même si l’encre est virtuelle et l’encrier un clavier. Pour certains, les lapsus sont amusants, pour d’autres ce sont les meilleurs alexitères contre la FRC. « Le sourdinateur » est amusant, surtout pour un informaticien. Un alexitère aussi ? Sans doute. Il m’oblige à penser que quelque chose dans mon corps a voulu crier que les ordinateurs mettent la sourdine, qu’ils empêchent de vibrer. À cela mon cerveau réplique qu’ils permettent de vibrer en d’autres lieux. Est-il atteint de FRC ?

 

07 janvier 2003. Concours. L’AFNI (Association françaises des nouveaux freudiens) a lancé un concours pour concevoir l’épigraphe de son premier congrès. Pour être conformes, les concurrents doivent exprimer « de manière concise un seul concept sans confusion possible avec les lacaniens ». En considérant l’importance que Freud, contrairement à Lacan, donne aux seins, nous avons concocté un épigraphe qui nous semble fort convenant : On est toujours trahi par les seins.

 

08 janvier 2003. Primo Levi. Les critiques littéraires et les écrivains qui affirment que dès qu’une œuvre devient publique elle acquiert une autonomie et une liberté complètes ont sans doute raison. Mais le lecteur normal continue à acheter les livres à l’ombre de l’écrivain. Est-ce la faute de la publicité ? Une nécessité psychologique ? Une exigence du marché ? Un peu de tout.

Il y a des cas où ce n’est pas l’écrivain qui continue à diriger la vie du livre, mais un autre livre. Comme pour les livres de Primo Levi, qui sont des créations de Si c’est un homme. Même La trêve. Prenons par exemple le recueil publié en 2002[1] qui contient de courts textes écrits entre 1977 et 1987 (année de sa mort) déjà publiés dans des quotidiens et des magazines. Pourquoi l’acheter ? Parce qu’il s’agit d’un livre de Primo Levi, et on l’achète donc comme on achète un roman parce qu’il est écrit par Rollin, Roth ou Musil ? Non. Donc on achète un livre de Primo Levi parce qu’il est l’auteur de Si c’est un homme, comme on achète La monarchie de Dante parce qu’il s’agit de l’auteur de La Divine Comédie. Non plus. Levi n’est pas l’auteur d’un seul livre comme Dante ou Joyce pour la majorité des lecteurs.

Si c’est un homme n’a pas d’auteur.

 

09 janvier 2003. Jadis. Ah ! Ah, le bon vieux temps ! L’époque où les voitures n’avaient pas encore avachi les mollets des jeunes hommes ! L’âge d’or où on n’imaginait pas encore le ministère des ponts et chaussées, où suffisait un simple bureau des pompes et chaussettes.

 

10 janvier 2003. Intensité. J’avais l’impression intense de réfléchir de manière intense, presque originale. Tout à coup, un besoin (ou un désir ?) intense de me libérer. Après que la merde, avec grand bruit, s’en alla j’eus la sensation intense, elle aussi, que fiente et idées n’étaient qu’un.

 

11 janvier 2003. Châteaux : version optimiste. On construit des châteaux de mots quand dans son enfance on n’a pas bâti de châteaux de sable.

 

Châteaux : version pessimiste. On construit des châteaux de mots quand dans son enfance on a vécu dans des châteaux de maux.

 

Châteaux : version réaliste. On construit des châteaux de mots quand on ne sait faire rien d’autre (comme l’écrivait Faulkner).

 

12 janvier 2003. Berger. J’aime John Berger parce que je suis encore d’accord avec lui même quand je suis en désaccord complet, comme quand il écrit : l’une des raisons qui font que les gens âgés sont rarement obéis, c’est peut-être qu’ils insistent trop peu sur la justesse de leurs observations, car ils considèrent toutes ces petites vérités partielles comme sans importance comparées à l’immense et unique vérité dont ils ne peuvent jamais parler[2]. Ce qui est certain, c’est qu’il n’est pas atteint de FRC, qu’il n’est pas un pamplemousse même s’il lui arrive d’écrire dans Le Monde diplomatique.



[1] Primo Levi, L’ultimo natale du guerra, Einaudi 2002.

[2] John Berger, « Dédié aux survivants », La cocadrille, ChampVallon,1992.