13 janvier 2003. Pensez 1. « Pensez au contraste attristant entre l’intelligence rayonnante d’un enfant bien portant et la faiblesse mentale d’un adulte moyen » (S. Freud L’Avenir d’une illusion).

Pensez-y. Cela retarde la FRC.

 

Pensez 2. Une veuve dans la quarantaine qui aimait son mari : « Il est bien plus dur de rester veuve à quatre-vingt ans qu’à quarante ». J’avais toujours pensé le contraire. Elle m’a fait changer d’avis. Elle sait de quoi elle parle, elle qui, après la mort de son mari, a vu enterrer la femme de son oncle préféré qui venait de fêter sa quatre-vingtième année. Elle disait que… Pensez. Pensez sans aide, sans filets de protection. Cela retarde la FRC.

 

14 janvier 2003. Grâce à John Berger. Ses récits sur les paysans de la Savoie époussettent mes neurones qui brillent comme les cimes enneigées frappées par les premiers rayons du soleil. Quelques mots et des images de jeunesse s’installent avec une clarté qu’aucun film ne pourra jamais donner. Des images plus claires et plus contrastées que l’original — qui date désormais d’une quarantaine d’années.

Le coup de langue des vaches qui happe le foin dans la mangeoire, je l’avais oublié. Maintenant qu’il est là, je peux le ralentir, l’inverser, changer d’angle ou de force, de couleur ; je peux même changer de vache… Mais, au beau milieu du montage, voilà une autre image qui arrive et puis une autre encore. Je ne les contrôle plus. Elles sont folles. Elles s’enchaînent, dans une séquence sans avant et sans après. Tout les bruits de l’étable : sourds, humides, palpables : le bruissement du foin que l’humidité, de seconde en seconde, rend lentement moins crissant ; les chaînes crasseuses dont seul le coup de cornes irrité peut encore tirer un semblant de son ; le rythme synchronisé des mâchoires qui broient et, tout à coup, le splash de la bouse qui répand des notes jusqu’à la chemise de mon grand-père : « Sale cochonne ! C’est toujours elle, elle fait exprès pour m’emmerder. Un jour ou l’autre je lui fracasse le dos. »

 

15 janvier 2003. Le Pen. Danoise, depuis une vingtaine d’années en France. On parle de sécurité et de racisme. Elle s’en prend à la gauche caviar (elle dit au caviar de gauche) qui est antiraciste « parce qu’ils ont la chance de ne pas rencontrer dans l’ascenseur d’un énorme édifice blafard d’une cité le petit arabe qui n’a rien à perdre, qui veut montrer à son copain de quelques années son aîné que lui aussi… vous avez de la chance… on a de la chance… Il est trop facile de condamner ceux qui votent Le Pen… je ne dis pas que tous les Arabes, mais dans les conditions dans lesquelles ils vivent… J’ai vécu pendant dix ans en Irak et je vous jure que l’on respectait toutes les règles, bien plus que les natifs… pourquoi donc chez nous devraient-ils avoir le droit de faire ce qu’ils veulent ? Pourquoi n’avons nous pas le droit de montrer que nos principes aussi sont importants… Pour ceux qui n’ont pas de principes c’est facile, l’important c’est que les malheurs ne les touchent pas. Seulement théoriquement, sur papier. Ce que la gauche fait c’est de les traiter comme des enfants. Elle les méprise bien plus que les racistes. Qui n’a pas une ombre de racisme dans son âme ? Qui n’a pas déjà eu peur des autres, de ceux qui n’ont pas partagé notre vie, nos façons de voir. Je ne crois pas être plus raciste que vous, mais je comprends ceux qui ont peur. Ceux qui votent Le Pen. »

    Et toi, votes-tu pour Le Pen ?

    Mais t’es con ou quoi !

Peut-on être « sans principes » et lutter pour que les « sans papiers » aient des papiers ? Peut-on avoir des principes plus abstraits, des principes qui viennent du papier sans être des caviars de gauche ? Une autre réflexion contre la FRC.

 

16 janvier 2003. New Yorkistan.

    Un grand film.

    Non. Je dirais plutôt un bon film.

Les deux ont raison. Gangs of New York de Martin Scorsese est en même temps un bon film et un grand film.

Bon, parce que Scorsese n’a pas fait d’excès ni dans le formalisme — même s’il est souvent sur le point d’envahir l’écran —, ni dans le rythme parfaitement adapté aux goûts du moment, ni dans l’objectivité dont l’homérisme est, au bon moment, tempéré par une dose subtile de sentimentalisme ; bon, parce que les flash-backs pèchent par excès de clarté et la musique est toujours bien choisie. Grand, parce que le grand monde tel qu’il était, tel qu’il est et tel qu’il sera est décrit en partant du petit monde d’une ville qui se prépare à être le centre d’un possible centre du monde ; grand, parce que tout est prédéterminé par une main invisible qui semble guider en même temps les acteurs et les spectateurs ; parce que les drames individuels et les drames sociaux alternent au premier plan sans que les premiers édulcorent les seconds et sans que les seconds fassent des premiers un prétexte à réflexion historique.

Courageux aussi.

Parce qu’il fallait être courageux pour décrire, en 2002, la ville de New York dans la deuxième moitié du XIXe siècle comme un Afghanistan en mineur avec sa corruption, ses chefs de guerre sans merci, sa religion soutien des pires atrocités ; un Afghanistan en « majeur » avec sa Guerre de Sécession qui coûtera plus de 600 000 vies et sa démocratie naissante alimentée de violence, d’intrigues, de meurtres, de pauvreté et de racisme.

La trame est simple.

Le film commence avec une bataille homérique où Bill le Boucher, le chef des « natifs », tue le père d’un petit enfant qui, quinze ans plus tard, sera Amsterdam Vallon, jeune protagoniste du film avec le Boucher, la masse des misérables irlandais et un décor sans bavures. Amsterdam acquiert une « bonne » position parmi les truands des quartiers qui entourent le port et devient le protégé du Boucher. Plus ou moins dans la débauche, plus ou moins amoureux de Jenny — la protégée de l’autre sexe de Boucher —, plus ou moins dans l’amitié (plus ou moins, parce que le « plus » c’est de tuer l’assassin de son père), Amsterdam, épargné et défiguré par son protecteur, formera son propre gang qui affrontera celui du Boucher sous une pluie d’obus que l’armée américaine tire contre les Irlandais qui refusent la conscription et qui pillent les riches maisons de la cinquième. Le Boucher sera achevé par un Amsterdam blessé que Jennie serre dans ses bras avant que, dans la dernière séquence, la ville de New York ne surgisse du champ de bataille telle qu’elle était avant la destruction des tours jumelles.

Politique aussi.

Parce que les idées des natifs (les New-Yorkais d’avant la grande invasion irlandaise des années 1820-1840 et de l’invasion allemande qui commence dans les années cinquante) sont présentées comme une composante essentielle de la formation des États-Unis, même si elles sont en perte de vitesse ; parce que la religion est un mécanisme omniprésent de support aux « prises de décisions » des grands comme des petits ; parce qu’il a été tourné après le trop célèbre 11 septembre et qu’il est une réflexion sur la nature des hommes réunis en société plutôt qu’un hommage à une ville ou à un héros.

Dur. Un film froidement dur, même si les coups de son atténuent la violence des coups de couteau qu’ils devraient, théoriquement, amplifier. Sans doute dur aussi parce que, troquant les Italiens pour les Irlandais, il coupe un lien avec le « doux » qui se cache toujours dans le chez soi.

 

17 janvier 2003. Petit exercice raté de réflexion sur le temps pour gens qui ont du temps à perdre. Prenez un roman quelconque, Madame Bovary par exemple. Combien de temps vous faut-il pour le lire ? Si vous êtes un lecteur entraîné, à peu près 12 heures. Allez maintenant voir le film tiré de Madame Bovary, cela vous prendra deux heures. Le livre est donc six fois plus lent que le film (en disant cela je ne considère pas que le rythme du film est dicté par la machine qui débobine et que le rythme de lecture est dicté par vos états d’âme, votre temps libre, vos envies et les interactions avec ceux qui vous entourent, parce que cela risquerait de me faire singer pour la centième fois les grimaces adorniennes contre le cinéma) ; le livre, à son tour, est quelques milliers de fois plus lent que la « vraie » vie de madame Bovary. Donc : le film concentre le livre qui concentre la vie — ce qui, dans le cas d’un roman comme Madame Bovary, équivaut à découvrir l’eau chaude. Mais si on abandonne les romans réalistes, des temps « réels » très courts peuvent devenir des temps de lecture longs (il suffit de penser à certains passages de Proust ou, plus en général, à tous les livres d’introspection qui amplifient un détail de la conscience jusqu’à créer un vrai monde en partant d’une bagatelle). Mais retournons à notre roman réaliste, celui qui veut représenter la réalité sans trop de déformations. Est-ce vraiment vrai que la lecture de Madame Bovary dure moins que la « vraie » vie dans le roman ? Oui, dans un monde où l’on croit à un temps objectif et mesurable ; où celui qui mesure n’est pas celui qui est mesuré ; où ce qui compte, c’est compter. Non là où ce qui compte c’est de conter ; où une phrase vous transporte dans le temps ; où les images balaient vos cerveaux et vous font oublier le temps qui passe (et qui donc ne passe pas). Mais si on peut se promener dans le temps, si le temps n’est pas cette machine qui avance inexorable, pourquoi parler du temps ? La lecture et le cinéma comme des passe-temps ? Ou tue-temps ? Ou crée-temps ? Remède contre la FRC ou n’importe quoi ?

 

18 janvier 2003. Paysans. Ceux qui critiquent les paysans parce qu’ils ne sont pas conscients des beautés qui les entourent, non seulement ignorent que, quand on travaille, on n’a pas le temps de regarder au-delà de ses mains mais oublient que pour « être conscient de », il ne suffit pas de regarder mais il faut avoir le temps (encore !) de décrire ce qu’on voit. Pas nécessairement décrire aux autres, pas nécessairement de façon précise mais il faut trouver les mots qui font frétiller la conscience. À moins que ne soit pas le trémoussement de la conscience qui crée les mots.

 

19 janvier 2003. Châtaignes et hêtres. Après une heure de marche les châtaigniers cèdent lentement la place d’honneur aux hêtres. Trois quarts d’heure encore et ce sont les conifères qui prennent la relève. Les lignes de démarcation sont assez claires, même si on peut toujours apercevoir un hêtre perdu parmi les châtaigniers ou un sombre sapin parmi les hêtres gris. Ce qui est par contre impossible à voir, c’est un châtaignier au-delà d’une certaine limite ou un hêtre qui pousse une demie heure après la ligne des sapins. Que se passe-t-il quand quelqu’un trouve une châtaigne dans une hêtraie ? Il se pose des questions. Beaucoup de questions, si c’est un type à questions. Des questions toujours plus intelligentes, toujours plus éloignées du vrai (la vérité est tellement simple ! cette châtaigne avait déserté la poche trouée d’un paysan ou avait été oubliée par un écureuil distrait).

Le soir, devant la cheminée, ne sachant pas quoi faire, il analyse sa châtaigne ; il continue sa recherche. Qu’a-t-elle de spécial ? Pourquoi n’ai-je pas trouvé une bogue à côté ? Pourquoi sa peau est-elle si translucide ? Lentement, il trouve des explications, fort intelligentes. Par exemple : les châtaignes dans les châtaigneraies ont une bogue parce que, habituées à être seules dans les hêtraies, elles ont besoin de se protéger des châtaignes voisines. Les hêtraies sont donc des châtaigneraies primitives et l’être des hêtres est l’ancêtre de la châtaignitude. S’il est doué pour le marketing, il écrira même un livre : De l’être des châtaignes faites marrons sous l’hêtre. Un jour notre théoricien marron, les poches remplies de châtaignes, monte parmi les conifères. Fatigué et pensif, assis à l’ombre d’un vieil arolle, il mâche les fruits de ses pensées. L’année suivante, son disciple le plus brillant (l’histoire des châtaignes qui se cuirassent pour vivre en société a plu a beaucoup de gens, surtout aux bien « bogués ») trouve au milieu des peaux de châtaignes, celle qui avait échappé des mains tremblotantes du maître ce qui lui permet de poser les bases d’une théorie alternative. N’était-elle pas presque cachée sous des aiguilles de sapin ? La bogue n’est-elle pas hérissée de piquants ? Une châtaigne, si on la porte assez haut va chercher des défenses exactement comme la châtaigne en société. Donc…

    N’es-tu pas, par hasard, en train de nous faire une allégorie de la psychanalyse ?

    Oui.