20 janvier 2003. Banalité. Dire que l’homme est un animal doté de langage ou un animal politique est strictement équivalent. Tellement équivalent qu’essayer de déterminer ce qui vient en premier ou chercher un rapport de cause à effet n’est pas une tâche pour hommes habités[1] par le langage mais pour brutes de l’esprit qui emploient le langage comme le menuisier le marteau ou les journalistes le clavier. Pour les manœuvres de l’abstraction.

 

21 janvier 2003. Démesure. On tourne nécessairement autour du pot, avec les mots. Ils sont faits pour ça. Quand on parle, on ne peut que tourner en rond ; impossible d’aller droit aux à faire. On ne peut pas, même quand on fait semblant qu’on ne veut pas. Pour tourner encore mieux à vide, pour tourner vite et avoir l’illusion d’aller au bout des poses, les hommes ont inventé l’écriture. Je dis bien les « hommes » : ceux qui veulent mettre de l’ordre et de la rigidité partout ; les simplets, les apolliniens ; ceux qui ont les seins atrophiés, pour aller droit aux mots ; ceux qui ont peur de la démesure — une autre invention des hommes pour caractériser ce qui les dérange, ce qui n’est pas facilement contrôlable. La démesure ! N’est-ce pas la démesure qui a obligé Freud à inventer la psychanalyse, la manière la plus intelligente de tourner autour du mot ? Mais où loge-t-elle, cette démesure qui n’a rien de l’outrance des hommes, sinon dans la femme ? Quelqu’un, qui ? Lacan, sans doute, disait que la femme n’a pas d’inconscient. Elle est l’inconscient, c’est pour cela que les homuncules en veston-savates les trouvent souvent inconscientes. Ce n’est pas moi qui le dit. Je l’ai seulement traduit. C’est Jacques André qui le dit. Dans l’introduction à Fatalité du féminin (puf 2002) il écrit que le féminin est « un autre mot pour l’inconscient. Un autre mot pour l’empire du délié, du sexuel délié et de sa démesure ». j’ai traduit « féminin » par « femme », pour tourner un peu moins autour du pot, pour essayer de tourner la clef. Il ne faut quand même pas exagérer ! Il ouvre son introduction avec les quatre vers de L’épopée de Gilgames que les lycéens apprennent par cœur pour étouffer leur peur sans y comprendre un tertre mot (aïe ! je voulais écrire traître mot) : Ma vulve, mon tertre rebondi / Qui donc me le labourera ? / ma vulve à moi etc. et il parle de la « face obscure du féminin ». La face obscure du féminin ? Il dilue la femme dans le féminin. Par peur et par pruderie politicienne.

Logique. Pour Jacques L. la femme n’a pas d’inconscient, pour Jacques A. la femme c’est l’inconscient. La logique n’est pas le point fort de la jacquerie psychanalytique.

 

22 janvier 2003. Cant. Je ne crois pas être le seul à ne pas savoir que cant est un mot vieilli pour « Affectation excessive ou hypocrite de pudeur, de respect des convenances ». Je ne crois pas être le seul non plus qui crois que cant renvoie à Kant ou can’t. À la philosophie et à la langue anglaise, ce qui, aux dires de certains, est antinomique. Mais retournons au cant français, et cherchons dans Le Robert où nous trouverons une citation de Stendhal : « des deux grands vices anglais : le cant et la bashfulness ». Encore l’anglais. Mais Le Robert se trompe. Stendhal, comme moi et comme la tante de ma compagne qui ne pense qu’à ça, pensait sans doute au cant anglais, à celui qui est la cause et l’objet de la pudeur (bashfulness), au foyer de la démesure. À moins que ce ne soit pas moi et la tante de ma compagne qui nous trompons. Bloody cant !

 

23 janvier 2003. Gouvernance. « Gouvernance » : mot lourd, laid, malsonnant et vulgaire que les pamplemousses aiment. Un mot qui irrite la jeune langue française que mon cœur abrite. Comme la « donne », quand elle est hors jeu.

 

24 janvier 2003. Manque de maîtrise. La conversation est agréable. Elle dit qu’elle n’est jamais venue au Pérou. Je lui fais noter, avec un sourire, entre l’espiègle et l’idiot, qu’elle n’est jamais allée au Pérou. Les regards des convives me signalent, sans trop de discrétion, que je me suis gouré. Et pourtant, c’elle qui s’est trompée. On m’a ensuite expliqué qu’on peut conter des blagues où un ours encule des chasseurs, qu’on peut même faire rire toute l’assemblée en simulant l’acte, mais qu’on ne peut pas jouer sur « venir ». C’est trop vulgaire. Ces finesses du milieu, on les apprend tout jeunes, ou on ne les apprend plus, comme faire de la bicyclette, conduire une voiture ou péter sans faire de bruit. Apprendre qu’on peut demander, autour d’une table, à une dame de la bonne société si elle s’est déjà fait enculer mais que jamais on ne peut lui demander si elle est venue, ce n’est pas sorcier. Ce qui est sorcier, c’est d’apprendre une infinité d’autres finesses qu’on n’a jamais entendues. C’est d’avoir le style qu’il faut. Mais le style, certains styles, ne s’apprennent pas, on naît avec. Comme un bec–de-lièvre ou un pied malin.

P.S. Je ne suis même pas sûr qu’on puisse demander à un dame si elle s’est… j’ai peur de ne même pas avoir appris cela.

 

25 janvier 2003. 1000. Pour fêter le millième jour des annales, nous ne toucherons pas nos touches. Et le millième jour, ils se reposèrent. Nous avons besoin de repos : comme Dieu le père, les employées des postes, les chômeurs, les thérapeutes et les maçons.

 

26 janvier 2003. Idées et tomates. L’apparence d’une tomate compte. Qu’elle soit rouge ou verdâtre, parfumée ou inodore, change notre plaisir. Mais les tomates, comme les sardines, le pain ou le tofu sont aussi les carburants neutres qui nous permettent de continuer à vivre. Le rouge, la consistance et la couleur de la tomate nous font apprécier la vie. Son « contenu » nous fait vivre. Pour les idées c’est la même chose. L’esprit ne s’alimente-il pas d’idées, comme le corps de comestibles ? N’achetons-nous pas les idées en fonction de leur apparence et ne nous font-elles pas vivre en fonction de leur contenu ? Non. Pour les idées, ce n’est pas la même chose. Les idées n’ont ni contenu, ni substance : elles sont pure apparence et leur apparence nous fait vivre. Et les idées profondes ? Une invention des marchands de culture. Toutes les idées ont la même épaisseur, ou, plus précisément, le même rayon — les idées sont des sphères lisses et humides que le cerveau ne peut saisir : elles circulent de tête en tête sans arrêt. Infatigables et volages. L’esprit ne se nourrit pas d’idées. Il joue avec. Il s’entraîne pendant que la chair vit.

 

RGB. Rouge, vert (green) et bleu : les trois couleurs de base qui en génèrent des millions d’autres dans vos ordinateurs. Par analogie : existe-il trois idées de base qui permettent de générer les millions d’idées qui circulent dans nos têtes ? Peut-être. Dans ce cas-là, l’idée d’idée est l’une des trois. Mais, peut-être aussi qu’il n’y a pas d’idées composées. Même pas d’idées. Qu’« il y a » — que l’existence — ne s’applique pas aux idées. Il n’y a que des mots et les mots n’ont pas de RGB. Il y a un peu plus d’une vingtaine de lettres, dont cinq seulement sont colorées, si Rimbaud a bien vu.



[1] J’aurais aussi pu écrire « habillé » par le langage si je voulais faire un clin d’œil à la vie nue d’Agamben plutôt qu’à la maison d’Heidegger.