27 janvier
2003. Illuminations, enluminures, archaïsmes
et anglicismes. E-mail reçu de l’adresse IP 208.132. 302.67 : « À propos de
votre clin d’œil du 26 janvier aux cinq voyelles de Rimbaud, vous auriez dû
savoir que, à cause des Illuminations, il
voyait très bien. » Malheureusement, notre anonyme lecteur n’est pas bien
illuminé : il semble ignorer que Les illuminations de Rimbaud étaient des enluminures.
— Mais les enluminures illuminent les
livres ! Certes, mais à l’époque de Rimbaud illumination et enluminure
étaient déjà séparées depuis des siècles dans les contrées de France.
— Archaïsme, donc.
— Ou coquetterie. Ou, sans doute,
anglicisme. Rimbaud savait très bien que les Anglais faisaient l’éclairage
d’une maison et les enluminures d’un livre avec le même illumination.
28 janvier
2003. Biographie. « Après une nouvelle hémorragie, à sept heures
du soir, il perdit connaissance et à 8 heures 38 minutes, il mourut. » C’était le 28
janvier 1881 et il venait d’entamer sa soixantième année. Il avait passé 10 ans
en Sibérie dont 4 au bagne. Je ne connaissais pratiquement rien de sa vie.
Je savais
qu’il était épileptique mais, il n’y a pas longtemps, j’ai lu qu’il ne l’était
pas — c’est Freud qui le dit.
Je savais
qu’il avait été en prison en Sibérie mais, quand une amie me dit que c’était
parce qu’il avait tué son père, je ne sus pas quoi en penser. La version
officielle, c’est que son père a été assassiné par des moujiks ; selon une
nouvelle version officieuse, le père mourut de mort naturelle. Rien n’est
simple dans la vie de l’ingénieur Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski condamné à
quatre ans de bagne pour délits politiques.
Je ne savais pas qu’il était ingénieur.
Quand j’avais
entendu un de ses personnages expliquer ce qui se passait dans sa tête quelques
minutes avant de mourir, j’avais été bouleversé par ce morceau de bravoure. De
la « haute littérature » comme ils disent, de la poésie. Je ne savais
pas que non seulement il avait été condamné à mort mais que, avec ses copains
socialistes, il gravit « les marches verglacées de l’échafaud »,
qu’on le fit mettre à genoux, qu’on hurla « Chargez armes ! »,
qu’on baissa les cagoules et qu’on cria « en joue »… et puis la
grâce. À la dernière minute pour Fédor Mikhaïlovitch ; à la dernière
seconde pour trois de ses camarades. Une vraie minute. Hors métaphore. Hors
littérature.
Je ne savais
pas qu’il avait dirigé une revue littéraire avec son frère. Qu’en 1868, le succès
de Guerre et paix lui fit écrire qu’il
voulait réaliser « une œuvre au moins de la même ampleur que celle de
Tolstoï ». Que, comme Flaubert, aima profondément une nièce — Sonia
Ivanova que le traducteur transforme parfois en Sophia Alexandrova.
Qu’il était
un adepte de la roulette, je le savais et je savais même qu’il avait souvent
tout perdu, mais je ne savais pas qu’il avait emprunté de l’argent à
Tourgueniev.
Je ne savais pas qu’il avait vécu quatre mois à Milan, ni qu’il avait
abandonné la capitale lombarde pour Florence parce qu’il n’y avait pas de
journaux russes.
Je ne savais pas qu’il vouait un culte à Victor Hugo, qu’il aimait
Dickens et Sand, comme je ne savais pas qu’il avait aimé le livre de Napoléon
III sur César (je ne savais même pas que Napoléon III avait écrit un livre).
Je ne savais pas qu’Iskander était le pseudonyme de
Herzen, ni qu’il avait rencontré Bakounine.
Je ne savais pas que Pouchkine était son héros. Je suis
curieux Fédor, dis-moi comment est-il possible que le plus grand chanteur de
l’âme russe soit d’origine éthiopienne ? Ne trouves-tu pas qu’il y a
quelque chose qui cloche ? Non ? Tu veux dire que l’âme russe est si
grande et profonde qu’il suffit d’une génération pour être assimilé ? J’ai
des difficultés à te croire, mais j’en parlerai à mes amis québécois.
Il y a beaucoup de choses que je ne savais pas et que j’ai
apprises en lisant la biographie de Grossman, mais je ne l’ai pas aimée. Trop
de résumés de livres. Trop de superlatifs : trop même pour quelqu’un,
comme moi, qui ne les crains pas. Pourquoi finit-il son livre avec une telle
sottise : « Dostoïevski a dépassé (…) l’étroitesse du conservatisme
et de la métaphysique grâce à son génie créateur » ? Un livre gris,
étroit, peureux, soviétique.
29 janvier
2003. Mecca cola. Tawfik Mathlouthi
a eu une très bonne idée. Je ne dirais pas géniale car, de nos jours, les
produits éthiquement propres sont trop à la mode. Bonne. Il dit que sa démarche
« n’est pas mercantile mais cent pour cent politique ». Il est sans
doute sincère. Ce qui est hors de tout doute raisonnable, c’est qu’il dit ce
qu’il faut dire pour vendre. Il est temps de vendre des boissons relevées par
la religion. Comme la montre de Ben Laden, Mecca cola est un signe que l’Islam
va perdre. Qu’il a emprunté la même route que le christianisme, celle qui mène
aux centres d’achats, aux ordinateurs et à la transparence. Et les
Islamistes ? Ils sont le manipule de héros qui défendent la retraite d’une
des dernières armées des religions de nos pères. Pas génial, Mecca cola ? J’ai écris un peu trop vite. Si j’y pense
bien, c’est génial. C’est génial parce qu’on a fait ainsi d’une pierre deux
coups et le deuxième, le moins évident — le renvoi au Mac de Mac Donald — est sans doute le plus efficace.
30 janvier
2003. Con. Est-ce que Brassens
connaissait Michelet ? Sans doute. Ce qui est certain, c’est qu’ils
avaient les mêmes idées sur « con ». Michelet : « C'est une
impiété inepte d'avoir fait du mot con un terme bas, une injure. » Quant à
Brassens, on connaît la chanson.
31 janvier
2003. G.
— G de John Berger, selon Steiner, est un des plus
grands romans du XXe siècle.
— De telles affirmations ne veulent
rien dire.
— Il veut tout simplement dire que,
selon lui, parmi tous les romans…
— J’insiste. Ça ne veut rien dire.
Avant tout il n’a pas lu tous les romans du XXe siècle.
— Parmi les romans qu’il a lus et
il en a lu…
— Cela mis à part, ces superlatifs
à la con me font penser aux adolescents qui s’exaltent pour la première belle
chose qu’ils voient et qui croient qu’ils ont tout vu.
— Tu vois, moi j’ai acheté ce roman
parce que Steiner a écrit ce qu’il a écrit sur G. Par confiance dans son
jugement qui est loin d’être un jugement d’ado. Je l’ai lu, et je suis d’accord
avec lui. L’avez-vous lu ?
— Non.
— Connaissez-vous John
Berger ?
— Non.
— Avez-vous lu La recherche ?
—
Bien sûr que oui. Qui n’a pas lu ce chef d’œuvre de la littérature
française ! De la littérature, tout court.
— Prenez-le comme cela si vous
préférez : G est
un chef-d’œuvre de la littérature mondiale comme La recherche.
— Permettez-moi d’en douter.
— Doutez. Les doutes, c’est ce qu’il y a de plus
rassurant ! Ils donnent l’impression d’être intelligents.
Premier février
2003 Philosophes pour philosophes. « Une des manières de classer l’ensemble des philosophes en deux
catégories est de distinguer les philosophes pour l’homme ordinaire et les
philosophes pour philosophes. Ainsi, Platon est un philosophe pour… » Je
n’avais jamais pensé, ou vu, une telle catégorisation pourtant si naturelle si
on ne se laisse pas glisser sur la pente paisible du « tout homme est
philosophe ». Comme G.E.M. Anscombe l’écrit dans la suite de l’article « cette
catégorisation n’est pas une affaire de difficulté de compréhension ».
C’est une affaire de quoi alors ? Prenons Platon qui pointait dans la
citation du début et l’autre pilier grec, Aristote ; où les situer ?
Si je n’avais pas lu l’article, j’aurais mis Platon parmi les philosophes pour
l’homme ordinaire et Aristote parmi les autres. Qu’il suffise de penser au Banquet
(quel homme ordinaire ne tire-t-il pas un plaisir énorme de cette recherche
amoureuse ?) et à la Métaphysique (qui, sinon un philosophe ou un
physicien peut encore s’intéresser à ce temps qui est mouvement et donc
espace ?). Anscombe fait exactement le contraire. Et je pense qu’elle a
raison. Comme elle a raison de placer Wittgenstein et Spinoza dans la même
catégorie que Platon. Comme il me semble qu’elle a raison quand elle écrit
qu’elle trouve « la sacralisation dont [Spinoza] est communément l’objet
incompréhensible », car, n’est-ce pas une contradictio in spiritu
que de sacraliser un philosophe pour philosophes (ppp) ?
Mais, qu’est-ce qui
fait donc qu’un philosophe tombe d’un côté ou de l’autre de la dorsale ?
Pour répondre à cette question, elle donne bon nombre d’exemples tirés des
dialogues de Platon et une définition. Son premier exemple : « quand
Socrate dit, dans le Phédon, qu’il ne comprend pas comment aussi bien
l’addition de un et un que la division de un peuvent donner deux » ;
sa définition de ppp :
« un auteur qui s’attache à des problèmes qui intéressent typiquement les
philosophes, et dont les pensées principales découlent de l’examen de ces
problèmes. » Ce n’est donc pas la manière de traiter les problèmes,
c’est-à-dire la difficulté, comme elle le disait au début, mais le problème
lui-même qui opère la séparation ; et le problème des ppp, pour l’homme ordinaire, n’est
généralement pas un problème.
Cet article m’a
aidé à comprendre, enfin ! pourquoi Adorno, je ne sais plus où, écrivait
que, pour discuter de problèmes philosophiques, il faut bien connaître les
théories philosophiques : Adorno, philosophe pour hommes ordinaires, en
écrivant cela avait certainement à l’esprit les problèmes des ppp. Je me demande même si les
sociologues ne sont pas tous des philosophes pour hommes ordinaires. Je me
demande aussi si les « ouvriers de la philosophie » de Nietzsche ne
sont pas un sous-ensemble des ppp :
ceux qui coupent à la hache les patates chaudes que les philosophes précédents
ont fait cuire.
Pour montrer que le
monstre sacré de la philosophie moderne, Wittgenstein, est un ppp, G.E.M. Anscombe analyse les neuf
pages des Recherches qui traitent de la lecture. « Les
non-philosophes sont enclins à penser que la lecture ne pose pas de problèmes
philosophiques. […] Nul ne doute que comprendre et penser sont des thèmes
philosophiques mais, pour estimer qu’il en va de même de lire, il faut un tour
d’esprit philosophique ».
Cela dit, les deux
catégories ne sont certainement pas étanches. En fait, n’est-ce pas le propre
des grands ppps de transformer un
problème philosophique en un problème pour homme ordinaire ? Et
l’inverse ? Et la transformation d’un problème de l’homme ordinaire en
problème philosophique ? C’est le travail normal de nos délégués à la
pensée ou de tout homme-philosophe, c’est-à-dire de tout homme qui parle de ce
qu’il pense.
—
Mais est-ce vraiment
utile de créer de telles catégories ? N’est-ce pas un travail
simplificateur qui bloque la réflexion ?
—
C’est une manière de
réfléchir.
—
Et ceux qui ne
catégorisent pas ?
—
Des simples d’esprit
qui croient que l’esprit est simple. Père, pardonnez-les parce qu’ils ne savent
pas ce qu’ils savent.
2 février
2003. Columbia. Sept morts après une
mission spatiale. Sept morts, ce n’est rien si on les compare aux morts de…
mais, il est bien connu qu’on ne compare pas les morts et qu’un mort c’est déjà
un mort de trop. Surtout les morts de « mort violente », la mort qui
arrive, inattendue, sans demander de permission. Les autres morts — les morts
normales, celles des vieillards qui gênent même quand on ne l’admet pas, des
malades de cancer qui volent leurs dernières semaines ou des enfants que la
faim creuse — sont annoncées même trop à l’avance ; ce sont des morts qui
ne sont pas de trop : c’est la vie qui les supporte qui est de trop. En
théorie, quoi de plus normal que la mort dans un vaisseau spatial ? En
théorie. En pratique, même si de riches extravagants peuvent désormais se payer
des voyages dans l’espace, les astronautes restent des héros et les héros, dès
avant Homère, font du spectacle.
Oui, les
héros anciens, quoi qu’en disent les vieux bougons, pour être célébrés, pour
faire un bon spectacle, avaient besoin de la technique : les armes
d’Achille, l’arc d’Ulysse, l’épée de Roland ou le bateau de Jason, étaient
(comme on ne le disait pas à ces époques-là) à la fine pointe de la technologie.
Souvent d’une technologie divine. Le Columbia n’est pas divin, mais il est à la
fine pointe de la technologie.
« Mais
il n’y a pas de rapport ! Dans la tragédie du Columbia, il n’y a pas de
héros : les sept astronautes sont comme sept rats dans une cage… la véritable
héroïne, c’est la technique. Et, qualifier la technique d’héroïne, c’est
monstrueux… Les héros ont toujours porté des valeurs. Ce n’était pas l’arc mais
Ulysse qui créait des modèles pour les jeunes qui avaient la chance de ne pas
travailler dès le sevrage.
— Vous avez
raison. C’est monstrueux, d’un certain point de vue.
— De tout
point de vue. Il y a des vérités qui ne peuvent pas être relativisées.
— Sans doute.
Pensez-vous, comme moi, que les héros ont toujours été employés pour amuser et
pour enseigner ?
— Toujours,
je ne le crois pas. Souvent, peut-être. Mais, je dirais « pour enseigner
en amusant. »
— Et ne
pensez-vous pas que les machines les plus sophistiquées, comme le Columbia,
peuvent « enseigner en amusant » ?
— Non. Où
voulez-vous en arriver ? Vos questions… ça pue le nihilisme.
— Nulle part.
Je crois que le Columbia, notre héroïne, peut enseigner la faillibilité de la
technique. Sa faiblesse, son humanité.
— Vous êtes
fou.
— Vous, vous
êtes sage.
— Oui, et je
m’en vante. C’est fini, le mythe de la folie. Le génie de la folie. Fini, les
cheveux au vent. Byron est mort.
— Est-ce
qu’être sage veut dire « dire ce qui a déjà été dit » ?
— Oui. Tout a
déjà été dit.
—
Taisons-nous donc.