2 Juin 2003. Aurea mediocritas. Après la deuxième salle de l’exposition de Vuillard, un mot a donné un semblant de structure à mon essaim d’idées : médiocre. Médiocre, non dans le sens d’ordinaire, de quelconque, d’insignifiant ou de nul mais dans celui de mesuré, de tempéré — de celui, cher à Horace, de juste moyen. Le fait que Vuillard soit si loin des excès de la peinture de son époque, qui oscillait entre un trop de raison et un trop d’imagination, le rend difficile à aimer par les ignorants de mon espèce, trop facilement exaltés par l’humour d’un Picasso ou bouleversés par la sensualité d’un Gaughin. Je ne pus donc partager le fin contentement de mon amie, aux yeux bien plus que les miens habitués au souffle des tableaux. De retour, je me jetai dans mon encyclopédie de l’art moderne, pour trouver la place officielle de Vuillard dans l’histoire de l’art et, surtout, pour lui créer une place dans ma tête — homme de mots, lorsque les sensations ne sont pas assez fortes, j’ai besoin des mots des autres pour donner de l’épaisseur et de la lumière aux idées et permettre ainsi aux sensations de prendre corps. Et c’est dans Mon encyclopédie que je trouvai l’anecdote si souvent citée qui donna naissance au célèbre Talisman que tant admirèrent les Nabis.

Gaughin : Et ces arbres ?

Sérusier : Verts.

Gaughin : Faites-les donc verts. Vous voyez, l’ombre est bleutée[1]. Ne craignez donc pas de la peindre le plus bleu possible. Pour les autres feuilles employez le vermillon.

À partir de ces conseils si bien mis en pratique dans le Talisman de Sérusier, il était facile de s’enfuir vers les excès du tableau pour le tableau. Vuillard n’excéda pas : il choisit de regarder en arrière pour mieux regarder à côté et créer des personnages qui faisaient tapisserie (au vrai sens du mot) et que notre époque, à cause de son profond penchant pour la décoration, aime tant.

 

Nabis. Je croyais que le nom du groupe de Vuillard avait été inspiré par Nabis, le dernier roi de Sparte. Coupable d’avoir trahi les Romains, il est assassiné, en 192 avant notre ère, par des Grecs qui s’attendaient que les descendants d’Énée donnent une dure leçon au dictateur syrien Antiochos III, qui avait un peu trop de visées sur les villes grecques. Ce ne fut pas une tâche difficile celle de convaincre les Romains : le pauvre Antiochos n’était pas qu’un méchant dictateur, il avait aussi — surtout — le défaut de cacher l’homme qui avait semé la terreur en Italie, l’ennemi number one de la république : Ben Hannibal.

P. S. Ils s’étaient inspirés du terme hébreu nabiim, qui veut à peu près dire les prophètes.

 

3 juin 2003 Excès. Senso, une revue que d’excessif n’a que son manque d’excès, dédie son dernier numéro à l’excès. Et l’introduction, là où l’on écrit que « [pour] la personnalité Senso[2] (…) les thèmes (…) doivent d’abord et avant tout être élégamment écrits », le montre on ne peut plus clairement. Qu’est-ce qu’un texte élégamment écrit sinon un texte où la pureté de l’écriture est une simple couverture pour exercices d’auteurs mutilés ? Senso est une parmi les dizaines de revues où un graphisme élégant, sans excès, a pris le dessus sur l’écriture ; un Paris Match pour snobinards pas assez courageux pour lire les histoires de la famille de Monaco en photo, pas assez artistes pour suivre les recherches de Graphics Over Time et pas assez engagés pour les textes d’Anger Jorn exhumés dans Cobra Today. Dans une telle revue ne pouvaient pas manquer : la porosité, Bataille, Sollers, Sade et … et les lignes élégantes des dessins sans profondeur d’Alex Varenne qui voudrait nous faire accroire que l’excès, dans le sexe, est lié au nombre de bites clonées qu’une blonde bcbg manipule en rêve.

 

4 juin 2003. Noir et Blanc. En regardant la célèbre photo pour le publicité de Benetton où un bébé, blanc comme le fond blanc, de son blanc poignet presse le sein noir (qu’on imagine qu’il tète) du buste d’une Noire au chandail rouge bien ouvert pour laisser la place à l’autre mamelon, dressé et insouciant du blanc bébé, comment ne pas dire que le Blancs sont malades ? Ils ont été atteints par une maladie horrible qui décolore la peau et le cerveau.

Comme Senso on peut dire : « Cette rencontre de couleurs, cette mère noire, cet enfant blanc, prônent auprès de chacun de nous un monde humain, sans limites, ouvert, tendre. »

Mais on peut aussi écrire : « Cette rencontre de couleurs et cet enfant blanc qui suce la vie d’une femme noire sans visage, prônent auprès de chacun de nous un monde raciste, sans limites, malade et injuste. »

 

5 juin 2003. Sans se. Je suis là avec quatre autres profs pour évaluer les slogans de la nouvelle campagne publicitaire proposés par une agence et qu’un blondinet, qui n’a pas inventé la pub, nous présente comme on présente les bienfaits d’une décoction à des enfants rétifs. Aucune pointe ne dépasse les bornes de la sphère gélatineuse censée renfermer le sens qui incitera les clients à « prendre position ». Il y en a un, en particulier, qui me donne les boulles : « Il faut se poser des questions », pourquoi cette phrase me heurte-elle tellement ? À cause du « se » qui semble accuser indistinctement tout le monde et qui s’adapte si bien à une époque où il faut assumer ses responsabilités pour laisser que les hommes de pouvoir se déresponsabilisent. Je leur dis que je trouve bien plus intéressant : Il faut poser des questions ! Trop politique qu’ils disent, ne sachant pas ce qu’ils disent.

 

6 juin 2003. Tout. Elle est tout feu tout femme.

 

7 juin 2003. Théorie.  : Sachant que j’aime les vaches, elle m’en ramène une, du Dollorama du coin, très kitch, made in China, hollandaise, aux petits yeux rapprochés qui n’ont rien des yeux de vache. Deux clochettes, avec leur battant, bien sûr ! sont attachées à un collier de paille. Le tout pour 1 $.

Je commence par faire un constat banal, du genre : des vaches faites dans un pays qui n’a pas de vaches… et puis mon attention est attirée par les boucles parfaites du collier. Je commence à réfléchir à haute voix sur… l’espoir des mains paysannes des Chinoises qui ont fait ses boucles, une à une… l’humanité que ces boucles transportent en Occident dans les nombreuses maisons pauvres qui ne craignent pas le kitch et dans les moins nombreuses qui logent des petits enfants… le contraste entre la chaleur des bacs à paille que les doigts rapides effleurent et les machines qui crachent les vaches dans des lointaines usines…

Visiblement j’exagère.

Tu ne peux vraiment pas t’empêcher de faire une théorie sur tout, qu’elle me dit et sa pitié légère me muselle.

 

8 juin 2003. Vie. Certains ont une vie affective, une vie sexuelle, une vie sentimentale, une vie intellectuelle, une vie amoureuse, une vie matérielle, une vie spirituelle, une vie privée, une vie publique, une vie cachée, une vie domestique, une vie quotidienne, une vie professionnelle, une vie politique, une vie littéraire.

Certains ont une vie de merde.

Moi, j’ai une vie. Une seule.



[1] Je traduis à partir d’une traduction italienne et je serais curieux de savoir si Gaughin avait dit « bleutée » ou « bleuâtre ». Si quelqu’un connais l’original de ce célèbre dialogue peut-il l’envoyer à Deville@labunix.uqam.ca ?

[2] En rouge dans l’original.