9 juin 2003. Le plus bel hommage aux femmes. Je ne sais pas comment mais à un certain moment on commence à parler de réincarnation. On rigole et chacun dit en quoi il aimerait s’incarner. Sylvie aimerait renaître orignal, Nicole éléphant, Alice virus du sars, Marc éponge… Karine, la seule qui y croit, se sent obligée de mettre un peu d’ordre : « Non, vous n’avez pas compris ! Quand on se réincarne il faut qu’on soit mieux que dans la vie précédente ! ». Il y eut deux ou trois secondes de silence, rompu par l’accent sud-américain de Guërrando : « Alors je vais mé réincarner dans des coulottes de femme. »
10 juin 2003. Purisme. Toutes les fois que mes collègues
informaticiens parlaient d’ontologie, je montais sur mes grands chevaux. Je
leur faisais comprendre, sans trop de ménagements, qu’ils ne connaissaient pas
la philosophie, qu’ils mélangeaient l’ontique et l’ontologique, que… Quant
j’étais particulièrement agacé, je leur disais : « Comment peut-on enseigner
si… ». J’étais un vrai emmerdeur. Je sortais tout le répertoire des
puristes de la philo ignorant que, depuis longtemps déjà, sociologues et
philosophes employaient le terme dans des acceptions impures. Je ne le ferai
plus. Assez de jouer la vierge effarouchée ! sinon, comment pourrai-je me déchaîner contre les puristes Islamistes,
Chrétiens et Juifs ?
11 juin 2003. Bombes. Depuis 35 ans — au moins ! je sais que Socrate était un décadent. Hier, en lisant l’introduction à des poèmes de Thomas Hardy, je l’ai senti pour la première fois :
« Comment se porte la vérité de nos jours ? » —
« Mal » [1].
Dès que l’individu raisonne sur la vérité, la vérité n’est plus. Que Socrate-Platon en soit à l’origine n’est pas une considération d’un philosophe sans limites. Dieu n’a pas été tué par l’homme, quelque part au XIXe siècle, Dieu est mort quelques centaines d’années avant la naissance du Christ.
— Impossible !
— Impossible ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce que Jésus est fils de Dieu.
— Et alors ?
— Si Dieu était mort…
— Tu sembles ignorer que la gestation de Dieu dure 9 siècles.
— Je l’ignorais.
Socrate est un déicide et ceux qui l’ont condamné savaient ce qu’ils faisaient. Ils étaient dans la justice divine.
— Mais son disciple dit qu’on peut se remémorer ce qui est et fut et sera sans changement. Le contraire de la mort de Dieu.
— Platon triche.
— Platon triche ?
— Il sait que la raison qui raisonne ne peut être arrêtée que par une autre raison qui raisonne qui, à son tour, ne peut être arrêtée que par une autre raison… et ainsi va la raison.
— Vous êtes en train de décrire la… le… la réaction…
— Le fonctionnement de la bombe platomique.
Après l’explosion de la bombe platomique, la vérité est celle de l’homme doué de la raison la plus violente.
— Le plus fort a donc toujours la raison ?
— Certes.
— Je n’en veux pas de cette vérité.
— Vous ne voulez pas de vérité ?
— De ce type de vérité.
— C’est la seule.
— Je veux donc vivre sans vérité.
— Illusion !
— Illusion ?
— Vous ne voulez pas. Vous vivez dans un monde sans vérité.
La bombe platomique provoque des modifications génétiques irréversibles.
— La poussière tombe.
— La poussière tombe ?
— Ne voyez-vous pas poindre la science derrière le temple ?
— La science nous éclaire depuis des siècles !
— Mais nous sommes à l’époque de Platon ! À peine quelques jours après l’explosion de la bombe. Ne voyez-vous pas… le temple… la vente de trottoir sur la Kalekaton… les pédagogues qui accompagnent les fils des riches à l’école… les gamins sans famille que des vieux baveux…
— Je croyais qu’on était au cinéma.
— La poussière tombe et la science point et derrière la science point la technique…
— Je vois. Mais je ne vois pas la différence entre science et technique.
— Il n’y en a déjà plus. Tout est méthode.
Là où il y a une méthode, là la machine naît.
— L’homme inventa la machine pour se consoler de la mort de Dieu ?
— Dieu en mourant créa la machine.
— Une seule ?
— Oui. Dans notre tête.
— Une machine dans notre tête ? Nous sommes des ordinateurs ?
— Nous mettons de l’ordre. Un ordre divin.
L’ordre nous rassure. On n’a plus besoin de Dieu.
— Et ces jeunes qui s’immolent ?
— Je ne les vois pas.
— Tu es resté dans le monde platonique ! Reviens à notre époque
— Je les vois.
— Et ces jeunes qui s’immolent pour Dieu ? S’immolent-ils pour rien ?
P.
S.
À
propos de toutes ces balivernes, il faut que je lise Severino.
J’ai l’intuition — qu’autrefois on aurait appelée féminine — qu’un mélange Severino-Virno, peut être hautement explosif.
12 juin 2003. Critique de l’amitié. « Objectivité, objectivité ! ton nom est paresse », que je me disais en effaçant
quatre denses pages de critique de Raconter et Mourir[2]. Et pourtant
j’avais l’impression d’avoir travaillé durement : j’avais pesé chaque mot
avec mon précieux trébuchet, banni les subjonctifs même là où la langue en
souffrait et, pour que le sens s’impose sans effort, je ne mis pas plus de deux
compléments par phrases et seuls trois qualificatifs avaient échappé à mon
élagueur. Comme il fallait s’y attendre, le résultat ressemblait plus à une
mauvaise communication en physique qu’à une critique d’un livre de littérature.
Pour ce résultat je dois un remerciement particulier à Alice
qui, quand je lui dis que je voulais écrire une critique de Raconter et
Mourir, m’avait donné une leçon d’éthique littéraire : « Vu
comment tu ronchonnais après Leroux ou Marcotte à cause de leurs critiques des
livres de leurs amis, je n’imaginais pas que tu pouvais penser d’en écrire une.
Je croyais que tu étais convaincu que les critiques des amis sont sans intérêt
parce qu’elles parlent toujours de quelque chose d’autre et finissent
invariablement par mettre au centre l’amitié plutôt que l’œuvre… Il n’est pas
rare de voir un détail gros d’une idée intéressante, se transformer en simple
potin ou une belle idée être tue par peur de froisser. Ça ne sert à rien, tout
au plus à fêler l’amitié. »
Sa manière de me donner
une leçon me fit l’effet contraire à celui attendu : me stimula à écrire
un texte « objectif » pour lui démontrer qu’un bon
« critique » pouvait aller au-delà de l’amitié. Je déposai donc le
« fardeau » affectif et commençai à écrire comme je l’aurais fait pour
le livre d’un inconnu. Libéré du « poids » de l’amitié, je jouais sur
du velours. Je m’amusais. Je gambadais à l’intérieur de l’énorme périmètre
tracé par Thierry Hentsch, picorant ici et là au grès
de mon humeur, léger et écervelé comme une biquette. Je trouvais toujours
l’herbe qu’il me fallait ; l’eau n’était jamais trop chaude, et le sel
était partout. Mais le résultat ! Aïe, aïe !
Est-ce donc impossible de critiquer le livre d’un ami ? Ce
qui est certain, c’est que je n’avais pas choisi la bonne voix — la bonne, compte
tenu des caractéristiques de mes cordes cervicales.
Et si c’était le contraire qu’il fallait faire ?
Et si l’amitié était la loupe montrant la trame que des signes
inquiets avaient dessinée et que l’objectivité prenait pour un piège ?
Et si parler objectivement voulait dire parler sans freiner
consciemment sa subjectivité, en étant — simplement — les êtres enchevêtrés
qu’on est ? En étant complètement présents à ses soi-mêmes ?
Et si le détachement, quand on n’est pas détaché, n’est que la
voix[3]
de sortie facile pour ceux qui craignent de se mouiller ?
L’objectivité n’existe sans doute pas, mais, si elle existe, il
est fort probable qu’elle aime beaucoup monter l’amitié.
Au
travail ! au vrai travail, cette fois.
13 juin 2003. Raconter sans buts Je
ne sais pas si le livre répond à la question : « De quelle diminution
l’Occident est-il menacé dans sa conscience de soi ? », ni si les
textes choisis répondent à cette autre « Où est, pour nous mortels, la vérité
de notre être au monde ? » ce que je sais c’est que Raconter et
mourir, raconte. Et c’est ce qui compte.
Comme
les textes qu’il parcourt, il raconte. À vrai dire il ne
raconte pas tout de suite mais, avant de nous raconter sa très belle histoire — sans doute pour nous
rassurer —, il
nous fournit une introduction passe-partout qu’on n’aura jamais besoin de
sortir de nos poches parce qu’au début de chaque chapitre, Thierry Hentsch est là avec la bonne clef. L’introduction, comme toute introduction,
devrait être lue après le corps du livre pour muer ainsi de justification d’une
démarche en moyen pour débrutir les idées que le lecteur s’est formées, pendant
ces deux mille ans de voyage. Elle serait donc mieux en postface[4]. Toujours à propos d’ordre
— de lecture cette fois — contrairement aux indications du
mode d’emploi, qui précède
l’introduction, je pense qu’il
faut lire le livre dans l’ordre : si quelque chose
comme l’imaginaire Occidental existe, alors les enchaînements temporels ne sont
pas inessentiels, ne fusse que parce que ce qui vient après peut ainsi récréer
ce qui le précède.
Le
livre raconte l’histoire d’une sensibilité et d’une passion pour les livres,
d’un imaginaire qui s’abreuve à 16 rivières[5]
que la littérature gonfle depuis que l’écriture condense les paroles. Il
raconte, et cela suffit pour que le lecteur entre dans l’imaginaire de
l’Occident en passant par celui de Thierry Hentsch.
Il
raconte et il raconte si bien que, peu importe qu’on soit d’accord ou non avec
le cadre théorique, chaque fois qu’il aborde un récit on est transporté par le
foisonnement de considérations qu’un longue expérience de lecture soude à des
citations à longueur variable mais à pertinence constante. « Ce livre aura
atteint son but s’il provoque le désir d’aller aux textes, s’il incite à lire
et relire. » Je suis sûr qu’il incitera à lire et relire, mais je ne suis
pas sûr qu’il provoquera le désir d’aller aux textes que Raconter et Mourir
parcourt. L’objectif que Thierry obtient est bien plus intéressant et plus
général que celui qu’il s’est fixé : il nous donne envie de se lancer avec
son même enthousiasme dans la découverte de livres, de films, de tableaux… de
tout ce que ce bipède à mots a bâti contre dieux et marées. L’écriture, celle
qui n’est pas asservie à une science appauvrie ou à une communication seulement
efficace, n’a pas de buts explicites — je suis sûr que Thierry est d’accord,
comme je suis sûr qu’avec moi il pourrait dire que les buts ne sont qu’une
coquille vide que l’on met là parce que… parce que l’imaginaire occidental a
besoin de buts pour cacher le trop plein qui déborde de la vie et parce qu’il
ne peut pas admettre que l’homme, petit mais aux grands appétits, pour se
sentir utile, ne fasse que coller des étiquettes avec des buts reconnus par les
organismes responsables de la standardisation culturelle du monde. Virgile et
Dante aussi avaient des buts, mais ce qui reste de leurs œuvres n’a rien à voir
avec leurs buts, ce qui nous reste c’est leur parole poétique qui raconte le
monde. Et comme les considérations théoriques et les justifications de Virgile
et Dante qui, quand elles sont ramassées en discours, gênent le lecteur mais,
quand elles transpercent des formules à l’aspect rassurant oubliées dans des
lieux inattendus, nous portent au-delà des nues de ce bas monde, ainsi dans Raconter
et Mourir la réflexion nous entraîne quand elle se disperse et brise la
sphéricité du récit.
Une
question pour Thierry : et si le livre n’avait pas de buts ? Et si le
livre n’était que le résultat du plaisir de lire et du travail ? Et si les
buts avaient été ajoutés après coup pour lui donner une teneur universitaire[6]
ou pédagogique ?
14 juin 2003. Traduction. Non seulement le choix des récits de Raconter
et Mourir est un choix arbitraire mais chaque texte est traité avec des
degrés de sympathie très différents qu’une fausse objectivité ne cache pas — encore elle ! Et ce
n’est jamais que notre lecture.
Le
chapitre sur Rabelais terminé, vous n’avez pas le choix que d’aller vers les
œuvres du moine de Chinon et de vous mettre à lire ou relire[7],
mais il serait fort étrange qu’après la lecture des commentaires de l’Énéide
ou de la Divine Comédie, vous ayez envie d’aller aux sources. Si dans le
chapitre sur Gargantua & Co. l’enthousiasme d’un Hentsch-Rabelais rend les pages grouillantes de vie et
enivrantes comme une bonne bouteille de rouge, dans ceux sur l’Énéide et
la Divine Comédie il n’y a pas d’identification, même pas de sympathie
pour les deux poètes de l’Empire. Et ce n’est jamais que notre lecture.
Dans Rabelais les idées de Thierry Hentsch prennent
du corps (pour ne pas dire de la bouteille), tandis que Virgile et Dante ne
sont qu’un prétexte pour que les idées de l’auteur s’éclaircissent et la
vitalité de l’écriture et l’enthousiasme sont au service de ses propres idées,
ce qui donne envie de continuer à lire Raconter et Mourir et, surtout,
de remercier Thierry Hentsch d’avoir lu à votre
place. Pourquoi cette différence ? Est-ce seulement parce qu’il est plus
proche du monde de Rabelais que de celui de Virgile et de Dante ? J’en
doute. Je serais même porté à penser le contraire — surtout en ce qui concerne
Virgile. Et pourquoi, alors qu’il est plus proche de la sensibilité et du style
de Virgile, ne se montre-t-il pas ouvert au texte de la même manière ? Je
crois avoir une réponse, sans doute La réponse : la langue. Les trois
écrivains sont maîtres ès langue, mais la langue de Rabelais n’est pas cachée
sous la bourqa de la traduction comme celle de
Virgile et de Dante — le fait que le léger voile de l’ancien français montre en
cachant ne fait que rendre celle de Rabelais plus aguichante. Même la longue
description du bouclier d’Énée, un des passages les plus ennuyants de l’Énéide,
cité en entier, quand on le lit en latin a un certain charme, comme quand la
louve : Ludere pendentis
pueros et lambere matrem / Impauidos, illam tereti ceruice
reflexa / Mulcere
alternos et corpora fingere lingua.
De
même, dans le Paradis de Dante « quelque chose dans la
grandiloquence de la scène finale sonne faux » ne peut être que le
résultat de la traduction d’un poète qui, à cause du foisonnement de métaphores
inséparables du rythme des vers, ne laisse dans la traduction que des sédiments
sans vie. Là encore je suis sûr que si Thierry Hentsch
avait lu l’original, il nous aurait communiqué l’envie d’aller au texte (latin)
comme il l’a fait avec Rabelais. Donc lire et relire dans la langue
originale ? Les œuvres « poétiques » certainement, à moins
d’avoir eu la chance du Faust de Goethe d’avoir trouvé un Nerval. Et pour ceux,
nombreux, qui n’ont pas accès à l’original ? Pour ceux-là Raconter et Mourir fait
une partie du travail (une partie qui à elle seule justifie le livre) et
l’autre se fait en lisant et relisant des textes d’auteurs de langue française
qui, avec d’autres dalles, ont pavé les mêmes routes.
15 juin 2003. Jonction et
mélange. Raconter
et Mourir est un mélange inclassable :
inclassable parce que réussi et « mélange » voulu. Mais pas n’emporte
quel mélange, surtout pas celui philosophie-science-technique
dans lequel tout l’Occident baigne et le non-Occident
commence à mettre les pieds et à y trouver un plaisir certain. Un mélange entre
récit et philosophie, qui depuis Platon « se croisent et s’écartent
aussitôt l’un de l’autre, non sans garder chacun des traces de leur rencontre. »,
mais les deux resteront jusqu’à aujourd’hui nettement distincts », à
quelques exception près « saint Augustin, Descartes, Hegel ». Un mélange qui fait rêver Thierry Hentsch même s’il faut dire qu’il parle de jonction et non
de mélange. Et il a raison : avant de mélanger il faut que les éléments se
joignent. Mais.
Mais
en cherchant la jonction on risque de ne pas voir ce qui, subrepticement, s’est
déjà si bien mélangé qu’on le classifie d’un côté ou de l’autre, selon les goûts
du moments ou selon les désirs de ceux qui bâtissent les histoires. Par
exemple : que dans la jonction il ne parle pas du Nietzsche de Zarathoustra,
n’est sans doute pas un hasard ; dans Zarathoustra comme dans le Banquet
il n’y a pas de jonction parce qu’il n’y a pas eu de séparation. Les deux
œuvres naissent avant que, la logique ayant décrété que ce qui est noir n’est
pas blanc, la raison de la techné ne réduise la
complexité des oeuvre à des simples
oppositions de couleurs (ou de mots).
J’ai
donc hâte de lire le deuxième volume où j’espère trouver l’inclassable Zarathoustra,
livre pour tous et pour personne comme l’inclassable Raconter et Mourir.
Et ce n’est jamais que notre lecture.
[1] Thomas Hardy, Poèmes du Wessex, Orphée, 1990 (édition Bilingue).
[2] Thierry Hentsch, Raconter et mourir, PUM, 2003.
[3] Pour la deuxième fois « voix » et non « voie », je souligne.
[4] J’espère que, dans les prochaines éditions, fort du succès obtenu, Thierry Hentsch ne sente plus le besoin d’un prétexte pour son voyage.
[5] En oubliant les affluents, dans l’ordre de présentation : l’Odyssée, l’Énéide, l’Épopée de Gilgamesh, La Torah, La Théogonie, l’Œdipe roi, Le Banquet, L’Évangile, les Confessions, La chanson de Rolland, Contes et poèmes du cycle arthurienne, la Divine Comédie, les œuvres de Rabelais, don Quichotte, Hamlet et Discours de la méthode.
[6] Les buts, comme l’introduction, des choses à jeter ? Non. À récupérer pour des colloques ou des performances universitaires, là où ce qui est important n’est pas de raconter mais de conter le nombre de références, le nombre de citations des auteurs qui seront à la mode, etc.
[7] Ou écouter les extraits sur cassette de la formidable interprétation de Philippe Noiret.