16 juin 2003. Babillage. Le babillage du bébé qui hier encore dissipait la mélancolie hie la tristesse sourde que l’âme griffée par un injuste mot traînant depuis des années dans une autre âme blessée à volonté offre ; et le jouer ensemble s’enlise dans la solitude de son propre babillage.

17 juin 2003. Épicène. En Français enfant, bébé, poupon et nourrisson sont épicènes (et masculins). La langue française n’intègre pas facilement le féminin. Dans le pays qui engendra Mussolini, qui engendra Moro, qui engendra Berlusconi, par contre, on ne sous-évalue pas les différences sexuelles : touts les synonymes de « bébé » ont un genre. Note : on peut dire aussi une enfant, mais, si le Robert a raison, on l’emploie surtout avec une connotation condescendante, ce qui ne fait qu’empirer les choses.

18 juin 2003. Oeufs. Depuis quelques années la mythologie grecque me donne mal à la tête. Il y en a trop. Trop de personnages avec des pseudonymes, des allonymes, des sobriquets et des prête-noms (l’index dans Les Héros grecs de Karoly Kerény, contient plus de 1700 noms propres) ; trop de fredaines de Zeus ; trop de versions de généalogies. Je n’ai plus l’esprit assez flexible pour suivre.

Prenons un personnage archiconnu, Hélène, la femme de Ménélas, la somptueuse Hélène au cou de cygne, celle qui fut à l’origine de la guerre de Troie. Elle naquit du même œuf que Clytemnestre (la femme homicide d’Agamemnon, le frère aîné de Ménélas) mais pas du même père : le père d’Hélène est le cygne (prête corps de Zeus, Dieu à la chair faible) et celui de Clytemnestre est Tyndare, le mari officiel de Léda celle qui avait déposé l’œuf après l’amour du cygne-Zeus. Même Castor et Pollux, les deux frères jumeaux symboles de l’amour fraternel qui sortent de l’autre œuf de Léda (selon certains elle en déposa deux, selon d’autres quatre et il y a même une minorité qui pense que l’éclosion d’un seul avait suffit pour mettre sur pattes Hélène, Clytemnestre, Castor et Pollux), même les deux frères, dis-je, ne sont que demi-frères (il y a toujours dans le décor ce Zeus qui prenait un plaisir fou à mélanger sa semence avec celle de maris distraits).

Un oeuf (des œufs) de Léda ? Trop simple. Pour rendre les choses compliquées, comme il se doit dans une société à la veille d’engendrer la démocratie qui ouvrira la route pour l’hégémonie américaine[1], il y a une version selon laquelle les quatre escogriffes sortent d’un seul œuf déposé par Némésis, la juste colère, que certains, injustement, confondent avec l’injuste colère et la vengeance : les Érinyes. Némésis s’était transformée en oie (à cette époque-là il n’y avait pas encore de hiérarchies animales et une belle oie était une belle oie) pour ne pas se faire attraper par Zeus qui, malin comme il était, lui fit le coup du cygne. Ouf ! Mais « Léda » était, selon une version à ne pas sous-estimer, un pseudonyme de Némésis (la juste colère) ce qui, à bien y penser, a une certaine logique vu que « Lada » dans beaucoup de dialectes signifiait « Femme ». Double ouf ! biologiques cette fois. Et maintenant, y a-t-il encore lieu à s’étonner que la philosophie soit née en Grèce pour mettre un peu d’ordre et essayer de comprendre quelque chose dans ce bordel céleste ?

Cette histoire d’oeufs n’est pas là pour introduire de manière plus ou moins excentrique la nécessité de la naissance de la philosophie mais pour parler d’un tableau exposé à Florence qu’un successeur de Leonardo da Vinci tira d’un de ses dessins : Léda et le cygne.

Leonardo était de l’école Deux œufs sans Némésis.

Une Léda sans tension, en chair, mais moins plantureuse que les femmes peintes à la même époque, complètement nue, débout, de face, une main sur le cou du cygne, regarde les fruits de son amour avec un sourire énigmatique comme celui de celle qu’il est inutile de nommer ici[2]. Castor et Pollux, jambes et zizi en l’air, viennent de sortir de l’œuf théoriquement en retrait mais que le regard, guidé par le corps de Léda, avive ; Hélène est à côté de la coquille gauche de l’œuf qui devrait être au premier plan— qu’il s’agisse d’Hélène il n’y a aucun doute : c’est le (sic !) seul bébé à la posture féminine : mollement assis(e), les lèvres légèrement entrouvertes, le sourire énigmatique de la mère, tout le kit qui fit la fortune de Play-boy ; Clytemnestre à la main d’harpie, encore plus triste que ses deux frères, moins mollement couchée qu’Hélène, a le regarde que les nuages de la tragédie ont déjà obscurci.

Et puis il y a le cygne-Zeus. L’excuse[3].

Noir, pattes écartées, une aile ouverte qui accueille la croupe et suit la hanche et la cuisse, de Léda, il a l’air complètement con[4] : l’œil tourné vers le haut comme si les vapeurs de la volupté ne l’avait pas encore abandonné, les bouche entrouverte avec la tristesse bête du post coïtum, le cou tendu pour un remerciement qu’elle n’a pas l’air de vouloir donner. L’air vraiment con. Et penser qu’il s’agit de Zeus. Est-ce que ce grand malin de Leonardo est en train de nous dire que les hommes qui aiment une femme ont l’air si con qu’il vaut donc la peine de devenir homo ?

Et pour en finir avec cette histoire d’œufs : faut-il s’étonner si l’interprétation archaïque de l’oie-Némésis qui dépose l’œuf pour Léda est plus scientifique que l’interprétation classique qui fait déposer les œufs à une femme-femme parce qu’un oiseau l’a fécondée ? On s’étonnera si on fait partie de la race des pas-très-malins-avec-tendances-chroniques-pour-la-bêtise, ceux qui n’ont pas encore pigé que la science permet de remettre les femmes dans les lieux de pouvoir d’où quelques milliers d’années de peurs masculines les avaient chassées.

19 juin 2003. La mémoire des vieux. L’oubli du passé proche, loin d’être un défaut, est la qualité qui permet aux vieux de trouver, aux sources de l’enfance, l’illusion que la vie est éternelle. Que le détail d’il y a dix minutes ait moins d’importance que le souvenir de l’orangeade qu’il y a soixante ans lui achetait papi en sortant du barbier n’a rien d’étonnant. Les orangeades furent, pendant des années, les étais de ses rêves de marin ; sa nièce qui, avec son nouvel ami, vint en coup de vent, il y a dix minutes, pendant cinq minutes, dire bonjour à mamie ne soutient aucun rêve dans la tête blanche qui pompe des images du puit de la jeunesse dès que la tribu cesse de la sortir de la vie.

Elle n’est plus comme elle était.
On ne la reconnaît plus.
Vous n’avez pas connu la vraie Madeleine.
Elle, si présente ! est maintenant indifférente à tout.

Il en disent de conneries ces jeunes qui ont passé la cinquantaine ! L’idée que quatre-vingt ans d’histoire personnelle sont lourds de mémoire et que les traces du passé proche ne sont que des rides dans l’Himalaya des souvenirs ne prend pas pied dans leur tête.

Et si vous insistez et si vous leur dites que ce n’est pas indifférence ni perte de capacité intellective, ils vous disent qu’ils l’aiment trop, pour accepter. Pour accepter quoi ?

C’est connu, on aime toujours trop quand on ne veut pas accepter.

20 juin 2003. Oubli. J’avais toujours pensé que le parlement recevait les ordres des industriels et des financiers (dans l’ordre), mais je n’avais jamais pensé que l’ordre était inscrit dans le mot lui-même. C’est une vieille dame qui oublie le passé proche qui, comme si de rien n’était, imita l’ordre : parle mens ! Elle parla d’ordre la vieille femme qui n’avait pas oublié la politique. Les jeunes qui l’entouraient auraient préféré la version plus lacanienne de parle ment. Ils n’ont pas oublié la petite méchanceté d’il y a deux minutes, eux ! mais ils ont oublié leurs idéaux d’il y a trente ans.

21 juin 2003. NAND. NAND est une fonction logique à deux entrées et une sortie qui a le comportement montré dans le tableau suivant :

 

Valeur de l’entrée 1

Valeur de l’entrée 2

Sortie

Vrai

Vrai

Faux

Vrai

Faux

Faux

Faux

Vrai

Faux

Faux

Faux

Vrai

Qui se lit : vrai et vrai donne faux ; vrai et faux donne faux… NAND donne un résultat toujours faux à moins que les deux entrées soient fausses (les Lacaniens connaissent le NAND comme barre de Scheffer). J’avais oublié qu’avec des NAND on peut réaliser n’importe quelle fonction logique. Vous voulez une simple négation ? Vous prenez ce que vous voulez nier, vous le dupliquez, vous mettez les deux valeurs ainsi obtenues (la même deux fois) en entrée et vous avez votre négation en sortie. Compliqué ! Sans doute, mais les ordinateurs sont bâtis avec des millions de NAND. Pourquoi, pour avoir quelque chose de simple comme une négation, par exemple, passe-t-on par des choses complexes comme des NAND ? Parce que les NAND sont faciles à construire. Mais n’est ce pas la même chose dans la vie quotidienne des humains ? N’expliquent-ils pas toujours les choses simples à l’aide de choses compliquées ?

 

22 juin 2003. Foulard enragé. Le président d’une grande banque marocaine a interdit le port du foulard dans son institution suite aux attentats de Casablanca. Une femme (ou un homme ou un groupe, peu importe) qui signe « Le foulard enragé » lui a envoyé une lettre ouverte qui mérite quelques commentaires.

Vous pouvez par une simple note bousculer la vie de millier de femmes, des femmes qui triment comme des esclaves dans votre institution et à qui vous voulez enlever un carré de tissu qui couvre des cheveux qu’elles ont choisi de couvrir. « Un carré de tissu » ? Vaut-il la peine de faire tout ce bordel pour un carré de tissu ? Non, c’est plus qu’un carré de tissu, et tu le sais très bien autrement tu ne serais pas enragée. « Qu’elles ont choisi » ? quand ? esclaves dans ses institutions et dans celles de leurs maris. D’une part on les fait choisir de porter le carré pour couvrir (ou cacher ?) et de l’autre on veut les obliger à le laisser chez elles. En étau entre la loi de dieu et celle de hommes. Pas très nouveau, mais il est clair, cher directeur, que tu n’as pas le droit. Non, ce n’est même pas un problème de droit (le droit on peut toujours le confectionner sur mesure). C’est un problème politique. Comme en Irak. Si on souffle pour rallumer le feu il ne faut pas pleurer quand le vent se lève.

Je vous invite à aller faire un tour dans les quartiers que vous ne fréquentez jamais sauf si ce n’est pour une inauguration de vos agences qui pompent le sang des pauvres Marocains (…) vous trouverez aussi des hommes (…) avec des vêtements usés qui lutte pour le morceau de pain quotidien.

Des Marocains pauvres plutôt que des pauvres Marocains, dont le roi et sa pègre pompent le sang.

[En m’enlevant mon foulard] vous êtes en train de toucher à ma vertu… Mais certainement vous ne savez pas ce que c’est que la vertu.

Le penses-tu vraiment ? Si oui, et si la majorité de celles qui portent le foulard pensent comme toi, on est fait à l’os.

Des gens comme vous ne savent pas (…) que pour être croyant il faut obéir à tous les ordres divins sans exception.

On est fait à l’os.

Ces femmes, Monsieur Benjelloun, vous allez leur poser un choix immoral, entre gagner leur pain quotidien et obéir à Dieu.

Encore l’étau. Elles sont faites à l’os.

Vous n’êtes qu’un pauvre riche minable qui ne respecte aucunement les droits divins, ni les droits humains.

Avec un tel voisin « humains » est moins qu’inutile. On est fait à l’os.

Quelle est la relation entre les cheveux et le métier bancaire ?

Et entre les cheveux et la vertu ?

Nous nous retrouverons le jour du Dernier Jugement in Chaa Allah.

On est fait. Fait à l’os.

Une belle occasion perdue pour s’opposer sans aller trop loin chercher des excuses. De mon point de vu, bien sûr : du point de vu de ceux qui abdiquent devant les raisons et qui n’ont rien à dire à ceux qui abdiquent devant un livre.



[1] Ceux qui pensent que je vais un peu trop vite vont un peu trop vite.

[2] J’imagine que c’est ce sourire qui fait dire aux experts que le tableau n’est pas de Leonardo. Un maître de sa taille ne fait pas des copier-coller si évidents.

[3] De l’élève de Léonardo pour peindre une femme nue, la mienne pour faire tout un baratin.

[4] Mon amie me fait noter que le bec du cygne ressemble à celui d’un flamand rose.