23 juin 2003. Handicap. Je suis une handicapée sémantique. Quand je lis dans les Écrits de linguistique générale que : « Lors même qu’on dépouille un signe de sons sens… »[1], je m’aperçois que je suis incapable de le faire. Je ne peux jamais me défaire du sens. Quoi que je fasse, je reste prise dans des réseaux de sens. C’est ce handicap qui m’empêche de comprendre mes amis qui depuis des années parlent de perte de sens.

    Mais perdre et dépouiller ce n’est pas la même chose : dans un cas c’est passif, en dehors de la volonté du sujet et dans l’autre le sujet agit.

    Tu as sans doute raison. Mais, quoi que je fasse, le sens est toujours là. Je dirais même que plus je me démène pour me libérer et plus je suis prisonnière du sens.

    Oui. Tu as vraiment un problème, mais parfois je me demande si tu n’es pas prisonnière des sens.

 

24 juin 2003. Vive les copines. Ma copine Véronique, quand elle n’est pas trop prise par son con de mec, lit ce que j’écris dans les Annales et fait des commentaires toujours assez drôles. Après avoir lu la journée du 23 juin, elle m’a laissé une fiche écrite en rouge sur mon bureau : « Pas mal. Une chose me frappe : ceux qui parlent de perte de sens aiment beaucoup la psychanalyse, ce qui ne semble être une belle contradiction. L’inconscient ne perd rien (pour attendre). » Maligne, ma copine. Elle a raison. Mes amis, qui souvent sont les siens aussi, sont dans la psychanalyse jusqu’au trou du cul et semblent indifférents au fait que le sens et l’inconscient sont, l’un par rapport à l’autre, comme les roses et la flore intestinale.

« Ce qui ne semble être », qu’elle a écrit. Le « ne », est-ce une erreur de frappe pour « me » ? Sans doute.

Je l’appelle et on déconne — dans le sens figuré, mes tentatives de la mettre sur le chemin de Sapphas ayant toujours échoué.

Tu te prends donc pour un « ne » ?

Gordien ?

Un nœud tout court.

Moi pour un bol, plutôt qu’un nœud.

Bol de nœuds ?

Bordereau.

Bordelais.

Bol de lait.

Belle de l’eau

 

25 juin 2003. Ma langue est plus riche que la tienne. Lorsqu’elle me demande un petit coup de main pour ses traductions de l’italien au français je lui dis souvent : « Mais vous avez moins de mots ! Ce mot là nous l’avons nous aussi (et je lui cite la traduction littérale) mais, dans ce terme italien, il y a une nuance que l’équivalent français n’a pas. » Mon ignorance de la langue française m’aveugle. Dans toute cette histoire de nombre de mots, il y a toujours eu quelque chose qui me tracassait et dont je ne lui ai jamais parlé. Je ne lui ai jamais dit qu’il y a deux mots français que la langue italienne réduit à un. Et pas n’importe quels mots ! mot et parole. En italien on n’a pas de mots mais seulement des paroles. Dans les mots de tous les jours ça va encore, mais si vous devez traduire parole, langue et langage de Saussure ? Tullio di Mauro dans son édition critique, après une analyse détaillée des traductions possibles, termine en écrivant : «  Il est préférable de conserver en italien le mot français ». Il a certainement raison, mais il reste que ce parole, qui apparaît dans un texte italien, même s’il est en italique — italique et pas italien ! — dans la tête d’un Italien renvoie, pendant quelques millisecondes, au pluriel de parola (de mot) donc parole devient subrepticement paroles. Est-ce grave ? Je ne le sais pas.

26 juin 2003. Ivrognes. La célèbre gravure du XVIIIe siècle de William Hogarth sur les ivrognes de Londres, avec, au premier plan, la mère hébétée insouciante du fils qui tombe par-dessus la balustrade, pourrait représenter l’éternelle déchéance humaine que la drogue porte à la surface. Une crack house du Bronx d’aujourd’hui. Mais ma confiance naïve dans le progrès me fait dire qu’à cette époque-là, c’était encore pire : le petit bonhomme hilare qui avance avec un enfant empalé sur une broche, me semble impossible à notre époque. Dès que je venais d’écrire « impossible » la pensée du Montréalais qui, il y a deux ou trois ans, tua le bébé de sa fille qu’il violait dès l’âge de 10 ans en l’enculant, vint me crier « Tais-toi, petit con ! »

27 juin 2003. Si j’étais Gallimard. Si j’étais Gallimard et j’avais la possibilité de publier un « livre sur la linguistique générale » à partir des manuscrits de Ferdinand de Saussure découverts en 1996, je le ferais et, probablement, comme les éditeurs des manuscrits, j’écrirais sur la quatrième de couverture que « Grâce à ces textes, une nouvelle lecture de la pensée saussurienne peut prendre forme, permettant de briser une gangue épaisse de préjugés[2] ». Mais je ne suis pas Gallimard, et je trouve que pour « briser la gangue » il suffit de lire le Cours de Linguistique générale (qui n’est pas édité par Gallimard) : un livre exaltant, lumineux et facile, comme peut l’être un livre construits par des disciples intelligents sur des notes d’un enseignant que les lieux communs ne bâillonnent pas. Aujourd’hui j’ai trouvé deux perles.

Première perle ou du monde à l’envers : « Quand on lit qu’il faut prononcer une lettre de telle ou de telle façon, on prend l’image pour le modèle. Pour que oi puisse se prononcer wa, il faudrait qu’il existât pour lui-même. En réalité, c’est wa qui s’écrit oi. »

Deuxième perle ou de l’arbitraire du lien entre travail et salaire : « C’est que là [dans la linguistique], comme en économie politique, on est en face de la notion de valeur ; dans les deux sciences, il s’agit d’un système d’équivalence entre des choses d’ordres différents : dans l’une un travail et un salaire, dans l’autre un signifié et un signifiant[3]. »

28 juin 2003. Police. Ça va mal en Irak. Ça ne pouvait qu’aller mal. L’armée américaine a beau être la police de l’Empire, mais elle est incapable de faire comme la « bonne vieille police », celle qui tabasse pour préserver l’irrationalité de l’ordre. Il y a une soixantaine d’année, les Allemands, bien moins naïfs, le savait et leurs policiers qu’on appelait SS étaient psychologiquement — entre autres — préparés à épousseter après le grand ménage de l’armée. Disons qu’ils commençaient par épousseter et il finissait par… On connaît l’histoire. Suis-je en train de suggérer que les Américains auraient besoin de leurs SS ? Oui s’ils ne veulent pas perdre la face. Le problème c’est que the american SS leurs feraient perdre encore plus la face. Et alors ? La meilleure solution c’est sans doute de la perdre toute de suite et de retourner chez soi pour s’en refaire une.

29 juin 2003. Recherche. Pourquoi ajouter « résultat de quelques vingt-cinq de recherche dans le domaine » à « mon point de vue », transforme une opinion particulière en quelque chose d’objectif ? Depuis quand le fait de chercher pendant vingt-cinq ans rend ce qu’on trouve plus digne de confiance. Si ce qu’on trouve était là, ce n’est pas le temps qu’on a brûlé pour le découvrir qui lui ajoute de la valeur. Et si, quand on insiste sur les années passées à… on était en train de dire que ce qu’on a fait, notre vie quoi ! c’est l’objectivité ? Si on l’admettait, ce ne serait pas mal. Je dirais même que c’est bien. Très bien. La vraie démocratie : tous — même les animaux — cherchent et en cherchent construisent leur objectivité, c’est-à-dire la vie.



[1] Ferdinand de Saussure, Écrits de linguistique générale, Gallimard 2002, 3318.8 Item, p. 113.

[2] Fernand de Saussure, Écrits de linguistique générale, Gallimard, 2002.

[3] Aux puristes qui nous disent que dans le manuscrit la formulation était différente, nous répondons que nous parlons du Cours tel que publié, et que les éditeurs n’ont pas toujours empiré les choses. Je dirais même que… que Saussure écrit assez mal et que je ne suis pas sûr qu’on aurait pris la peine de le lire si ses élèves ne l’avaient pas rendu célèbre.