7 juillet 2003. Les dégâts de la technique. Y en a marre de la technique. Caléfaction, pollution nucléaire, guerre, fin de l’éthique, homogénéisation, mort de l’homme, appauvrissement des espèces… si on ne fait pas quelque chose, un jour les machines habiteront une terre sans vie, seules. J’exagère ? Non, et pour le croire il suffit de regarder ce qui se passe dans le tennis qui, comme bien des détails de la vie quotidienne, permet de comprendre les catastrophes tout en restant tranquillement assis devant sa télé.
On n’a plus le tennis qu’on avait.
Il suffit de regarder jouer Serena et Venus pour s’apercevoir que le vrai tennis est mort. Aujourd’hui il n’y a même pas « dix joueurs qui pratiquent le service-volée sur surfaces rapide » et ce n’est pas moi qui le dis, mais des gens censés connaître le métier comme John McEnroe, Boris Becker, Martina Navratilova et Ilie Nastase. Mais pourquoi le tennis est-il mort ? Parce que les deux sœurs sont tellement fortes que leurs adversaires s’enraidissent au fond du court comme de vieux harengs fumés de la Baltique ? Certainement pas, vu que pour les hommes c’est la même chose. Si on est le moindrement réceptif aux peurs ambiantes, on peut facilement imaginer que c’est à cause de la technique. Pas la technique du jeu, mais celle qui permet de construire des raquettes toujours plus légères et plus puissantes et qui a transformé le tennis en un sport encore plus emmerdant que le curling. La solution que Navratilova & Co. proposent c’est « de réduire la largeur de la raquette actuelle de 12 pouces à 9 pouces ».
Pour se libérer des méfaits de la technique, ils demandent l’aide de la technique. Si on reste dans les bras de la technique, alors moi aussi j’ai une solution à proposer qui me semble bien meilleure que celle du groupe des quatre ; meilleure parce que, d’une part, elle permet aux ne-pas-voyant-bien (ceux qu’on appelait myopes à une époque où il n’y avait pas beaucoup de respect pour les minorités handicapées, pardon ! pour ceux qui étaient non-quelque-chose) de jouer sans handicap et, de l’autre, elle adapte le jeu aux tendances sexuelles des joueurs qui, comme on le sait, sont bien plus importantes que le genre.
Ma solution consiste à doubler les dimension de la balle et à en décupler le poids pour les mâle non-bien-intégrés-dans-une société-où-les-hommes-ont-cessé-d’être-au-centre (machos), à le multiplier par huit pour les non-hétéros fémelles (lesbiennes), par cinq pour les non-homos mâles (mâles hétéros), par trois pour les non-lesbiennes (femelles hétéros) et par deux pour les non-hétéros mâles (gays). Comment ai-je calculé le poids ? En observant les gens.
8 juillet 2003. Météo. Je n’ai rien contre ceux qui passent leur temos à s’échanger des nombres, plus ou moins bien habillés
de mots, sur la température, avec une méticulosité digne d’un laboratoire de physique des
particules. Je trouve même amusant qu’en multipliant par le facteur humidex, en pondérant le facteur vent et en
soustrayant l’index UV multiplié par le nombre d’hommes qu’on a eus une seule
fois on puisse obtenir une température réelle de 43 degrés Celsius « qui
est la température la plus élevée à Montréal, depuis qu’on prend des mesures
officielles ». Ce que je n’aime pas dans cette histoire, c’est qu’on
oublie son corps et on parle chiffres en répétant le baratin des crétines qui
déblatèrent de météo à la télé. Je n’aime pas. Exactement comme je n’aime pas
ceux qui parlent de Platon, de Goethe ou de Fichte, en répétant les formules
des philosophes à la mode et en oubliant leurs préférences et les deux ou trois
idées qu’un jour les ont touchés pas trop de biais. Et, surtout, en oubliant
que quelque part, pas loin des yeux et des oreilles, protégé par des os et des
poils, ils ont un cerveau.
9 juillet 2003. Un slip n’est pas un slip ou : et alors ? Choisissez un slip de femme « normal » — le slip, normal — et un slip d’un bikini ; choisissez-les noirs, de la même forme et du même tissu ; mettez-les à deux mannequins identiques et installez les mannequins dans la vitrine d’un magasin de vêtements pour femme. Demandez à un passant si les deux mannequins lui donnent des sentiments, des sensations ou des idées différentes. À moins que vous ne tombiez sur un mec en train de faire un doctorat sur « Autre et altérité », il vous dira qu’il n’y a pas de différences.
Ajoutez une affiche avec écrit « Slip de bikini » à côté du mannequin de droite et une affiche identique avec écrit « Slip » à côté de l’autre. Est-ce que les deux slips généreront des effets différents dans la tête des passants ? Il est fort probable que non. Ce que les passants feront c’est de se demander quelle est la publicité cachée derrière cette mise en scène — s’ils voient partout l’âme noire du commerce — ou, s’ils ont l’esprit tourné vers l’art, ils se diront qu’il s’agit de l’exposition d’un artiste minimaliste au début de sa carrière.
Mais continuons notre poursuite de la vérité en nous déplaçant sur une plage, ce qui est plus que normal pour une étude sur les bikinis. Prenez deux filles en bikini, pardon ! imaginez deux filles en bikini, dont l’une avec un slip « normal [1]. Y aura-t-il des différences dans les têtes des blanches larves qui se grillent au soleil pour devenir marrons ? Certes non — et pas nécessairement, comme vous avez tendance à penser, parce qu’ils n’ont pas de tête. Imaginez maintenant que Jean dise à André qu’une des deux filles, sa femme, a mis un slip « normal » à la place de celui du bikini. Que se passera-t-il dans la tête d’André ? Bien des choses. Il commencera sans doute par se demander pourquoi Jean le lui a dit, il se demandera ensuite pourquoi l’a-t-elle fait et si, par hasard, il n’y a pas une différence quelconque entre les deux slips qui lui échappe. Après, dans la tête d’André, il peut arriver n’importe quoi, mais, s’il n’est pas malade, les ondes du désir et de la curiosité finiront par se calmer (peut-être même dans les bras de Charlotte) et cette histoire ne l’intéressera plus du tout. À moins qu’il ne soit malade.
Après ce détour sur la plage, retournons à l’ombre de notre vitrine. Imaginez qu’il n’y a pas d’affiche mais qu’un mannequin porte le slip avec un soutien-gorge hyper sexy que même une vieille pute russe ne porterait jamais et que l’autre a le soutien-gorge « normal » [2] du bikini. Est-ce que les passants, etc. etc. ? Certainement que oui, même sans être malades. Donc le soutien-gorge, qui aurait dû être caché, relâche les brides des phantasmes en renvoyant vers un contexte autre que celui du mannequin en bikini.
— Et alors ?
— Et alors ?
— Tout ce détour pour dire qu’un slip n’est pas un morceau de tissu mais qu’il est lui-même un signe qui, en fonction du contexte, renvoie vers une constellation de concepts, de désirs, et de sensations différents ?
— Oui. Aussi. Mais j’avais l’impression que c’était plus que cela. Je dois avoir mal abordé le problème.
— Sans doute.
— Laisse-moi recommencer.
— Ah ! Non. Pas encore !
— Au vrai début. Quand je lui dis que j’ai trouvé étonnant qu’elle s’était changé les pantalons devant Amélie et Laurent — en se cachant légèrement derrière la table c’est vrai — elle m’a dit que j’étais malade et que rester en chemise et culotte c’était moins « impudique » qu’être en bikini. Quand je lui ai dit que personnellement je n’aurais jamais pu me changer devant des gens, elle m’a dit que j’étais encore plus malade qu’elle ne le pensait.
— Je pense qu’elle a raison.
— Je suis sans doute malade mais pour moi le slip que tu mets sous une jupe n’est pas un slip de bikini.
— Et alors ?
—
Et alors ?
P. S.
Avez-vous pensé que Charlotte est la femme de Jean ? Alors vous
êtes malade.
10 juillet 2003. Quatre minutes. E-mail de Paris : « Je vous propose un jeu qui a un grand succès parmi mes amis. Il faut répondre en quatre minutes aux sujets du Bac en philo. Amusez-vous biens, I. »
BACCALAUREAT GENERAL SESSION 2003
Série L PHILOSOPHIE Durée de l'épreuve : quatre heures Le candidat
traitera, au choix, l'un des trois sujets suivants.
1er sujet
Peut-on penser la liberté sans
l'égalité ?
2ème sujet
Dans un monde où règne l'échange,
est-il encore possible de donner ?
3ème sujet
Dégagez l'intérêt philosophique du
texte suivant en procédant à son étude ordonnée
Il faut aller ici jusqu'au tréfonds
des choses et s'interdire toute faiblesse sentimentale : vivre, c'est
essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l'étranger,
l'opprimer, lui imposer durement ses formes propres, l'assimiler ou tout au
moins (c'est la solution la plus douce) l'exploiter. (…) Le corps à l'intérieur
duquel les individus se traitent en égaux (c'est le cas de toute aristocratie
saine) est lui-même obligé, s'il est vivant et non moribond, de faire contre
d'autres corps ce que les individus dont il est composé s'abstiennent de se
faire entre eux. Il sera nécessairement volonté de puissance incarnée, il
voudra croître et s'étendre, accaparer, conquérir la prépondérance, non pour je
ne sais quelle raison morale ou immorale, mais parce qu'il vit, et que la vie,
précisément, est volonté de puissance. Mais sur aucun point la conscience
collective des Européens ne répugne plus à se laisser convaincre. La mode est
de s'adonner à toutes sortes de rêveries, les unes parées de couleurs
scientifiques, qui nous peignent l'état futur de la société, lorsqu'elle aura
dépouillé tout caractère d'« exploitation ». Cela résonne à mes
oreilles comme si l'on promettait d'inventer une forme de vie qui
s'abstiendrait de toute fonction organique. L'« exploitation » n'est
pas le fait d'une société corrompue, imparfaite ou primitive ; elle est
inhérente à la nature même de la vie, c'est la fonction organique primordiale,
une conséquence de la volonté de puissance proprement dite, qui est la volonté
même de la vie.
Friedrich NIETZSCHE, Par-delà le
Bien et le Mal, §259, 1886.
* * *
Adolphe Demonc
a choisi de répondre au premier sujet, Theodor Weisenstein au deuxième et Ivan Maffezzini
au troisième.
Premier sujet Peut-on penser la liberté sans l'égalité ?
Question niaiseuse pour imbéciles qui se
croient intelligents. La seule manière d’y répondre c’est de poser des
questions un peu moins connes :
« Peut-on penser le pain sans le
fromage ? »
« Peut-on manger le pain sans le
fromage ? »
« Peut-on penser l’amour sans le
sexe ? »
« Peut-on faire l’amour sans le
sexe ? »
« Peut-on penser la choucroute sans
Kant ? »
« Peut-on manger la choucroute sans
Kant ? »
« Peut-on
penser le trottoir sans les pieds ? »
« Peut-on faire le trottoir sans
les pieds ? »
11 juillet 2003. 2ème sujet : dans un monde où
règne l'échange, est-il encore possible de donner ?
Il n’y a pas de réponse qui s’applique dans
toutes les situations. Une manière de trouver une réponse qui soit plus qu’une
simple préférence dictée par notre histoire personnelle, c’est de diviser les
gens en deux catégories comme l’a fait A. W. Fichtse
dans WorskenKategorienenWelstSchaften :
1. Grund Kategorie, celle de ceux qui pensent qu’il est plus
facile de recevoir que de donner. C’est la catégorie qui a dominé dans la
culture occidentale jusqu’au années soixante, quand le plaisir enfantin de
mettre tout à l’envers rendit majoritaire (au moins parmi les gens les plus
scolarisées) la position opposée.
2. Koketten Kategorie, celle de ceux qui pensent qu’il est plus facile
de donner que recevoir.
Pour les Grunds
les cadeaux sont encore possibles. Il y a probablement même une corrélation
positive entre la généralisation de l’échange et la possibilité de donner. Puisque
donner est difficile, celui qui donne n’est pas influencé par des changements
sociaux chétifs comme ceux en cours mais par sa volonté et ses désirs seuls.
Désirs et volontés sur lesquels, c’est bien connu, la société n’a plus de prise
dès que la personne sort de l’enfance.
Pour les Kokettens
il est par contre impossible car la facilité du don manque de l’enracinement
psychologique que seule la difficulté peut donner. Le don se dilue donc dans
l’échange et le recevoir ferme toute ouverture au monde qui ne soit pas
ouverture marchande.
12 juillet 2003. 3ème sujet (voir le 10 juillet pour l’énoncé)
Même les plus grands imbéciles savent
qu’aux aphorismes de Nietzsche, quand ils sont hors contexte, on peut faire
dire ce qu’on veut. N’ayant pas le contexte, et n’étant pas un grand imbécile,
je refuse de « dégager » quoi que ce soit, surtout de dégager quelque
chose de philosophique. Je ne refuse par contre pas de faire deux ou trois
considérations politiques sur le choix de ce texte comme sujet du Bac.
Donc le ministère de la Jeunesse, de l’Éducation
nationale et de la Recherche, le ministère responsable de la domestication de
la population — ce que de moins Nietzschéen puisse exister dans un gouvernement
— a décrété de choisir un passage de Nietzsche qui, cité hors contexte, est un cri
contre la domestication : « Vivre : c'est essentiellement dépouiller,
blesser, violenter le faible et l'étranger ». Chirac & Co
sont-ils devenus fous ou sont-ils en train d’occuper la place traditionnellement
réservée aux fascistes dans la nébuleuse des idées de la droite ?
Pourquoi l’ont-ils fait ?
Pour faire un travail propret, comme celui
de Villepin en politique internationale ? ou veulent-ils voler Nietzsche aux intellectuels de gauche
qui se le sont approprié pour se libérer de leur air de bonne sœur et qui l’ont
souvent employé comme un simple laisser-passer pour
saccager les penseurs de la droite ?
Il fallait le faire ! il fallait quand même ne pas avoir peur des contradictions et avoir des couilles grosses comme celles de Le Pen pour donner un tel texte à analyser en un moment où la sécurité est leur cheval de bataille ! Y a-t-il un Le Peniste infiltré dans le ministère ou est-ce Luc Ferry qui aspire à prendre la place du paysan-pêcheur du Morbihan ? Qu’on ne vienne pas me dire que les étudiants ont assez de maturité. Certes qu’ils l’ont ! mais la maturité, devant un texte isolé, puissant et crispé, peut porter n’importe où. Exactement comme l’immaturité.
Mais peut-être que les aspirants dompteurs alignés par Chirac sont plus malins que je ne le pense et qu’en présentant un passage de Nietzsche comme on présente une publicité de cigarette ou de jeeps pour des vrais hommes, ils veulent discréditer en même temps la gauche et la droite pour rester les seuls augustes du grand cirque de la culture.
13 juillet 2003. Droguée. Je dois remercier les chercheurs d’une université américaine, dont je ne me souviens plus le nom, qui ont démontré qu’on peut être drogué aux fast foods comme on l’est à la cocaïne et à l’héroïne. J’ai enfin compris pourquoi j’ai besoin de mon MacDo hebdomadaire ! Il semble que pour me libérer de MacDo je devrais faire une cure de désintoxication en allant tout les jours dans un grand restaurant, ce qui risque de poser un sacré problème à mon portefeuille et à mon foie. Ayant commencé à me piquer aux patates frites de MacDo après trente ans, j’ai la chance de pouvoir en sortir avec une simple psychanalyse. Malheureusement les choses ne sont pas si faciles pour ceux qui ont commencé à ingurgiter des MacPoulets avant l’âge de raison, au moins si on croit aux résultats de cette recherche dont les by-product devraient rendre anxieux même les parents les plus assurés : il est plus difficile qu’un adulte qui a commencé à fréquenter les MacDo en bas âge abandonne les hamburger qu’un héroïnomane la seringue[3].
Ils n’y vont pas avec le pied de Mercure !
Et s’ils avaient démontré une autre chose ? Quelque chose de beaucoup plus général, comme, par exemple, qu’il est très difficile d’abandonner ce qu’on a aimé dans l’enfance.
J’ai jeté un coup d’œil sur mon enfance et je me suis aperçue que je suis droguée à tout ce que j’ai aimé enfant et que, quoi que je fasse, je ne peux me libérer des sourires, de l’amour, des patates, des livres, du lait, des mots, du jeu, des fèves, des hommes, des amies, des fourmis, de la compétition, du sirop d’érable et de la tourtière.
Je suis
une droguée et je ne m’en sortirai jamais. Que faire ? Me suicider ? Aller
chez un psy ? M’accepter comme drogué ? et
si, tout simplement, je ne me posais plus de questions et je continuais à aller
chez Mc Do, à aimer les sourires, à désirer l’amour,
à aimer les hommes et à manger la tourtière ?
[1] Si les choses n’était pas déjà très compliquées, je vous aurais invités à réfléchir sur le fait que maintenant c’est le slip du bikini qui est normal et que donc…
[2] Il serait sans doute normal d’étudier les causes de tous ces « normal » !
[3] Je me demande comment ils ont trouvé les gens qui ont commencé à se piquer à partir d’un an ou deux pour pouvoir les comparer aux jeunes drogués du Coca-cola. Est-ce qu’ils ont pris des bébés de familles monoparentales noires et les ont piqués pour réaliser des expériences vraiment scientifiques ? Sans doute. Et qu’on ne dise pas que c’est éthiquement inacceptable : ces jeunes auraient fini par se droguer au MacDo avant de passer à l’héroïne, ce qui est bien pire que de commencer par l’héroïne et passer ensuite au MacDo.