14 Juillet
2003. Mots-clés. À cause de la zone de
turbulence sémantique qui entoure les mots, dès qu’on choisit un mot-clé[1]
on peut ouvrir toutes les portes que la société a installées pour diviser et
ainsi faire communiquer les gens. On peut tout expliquer. Mais, fasciné par
cette toute-puissance, on s’arrange souvent pour bâtir d’autres murs de mots, y
mettre des portes et faire ainsi étalage de la puissance de notre
mot-clé : c’est-à-dire de notre intelligence. À vrai dire, pas n’importe
quel mot. Si par exemple je choisis « homard », il est fort probable
que je n’ouvrirai que les portes de ceux qui bavent devant des pinces orange,
comme moi devant la confiture d’oignons. À moins que l’on ne se sente pas l’âme
d’un prestidigitateur, il est donc plus malin de prendre un terme abstrait, en
le choisissant de préférence parmi ceux qui circulent dans les livres à la
mode, et qui ne sont pas trop galvaudés. Si on a eu un bon flair et si on est
appuyé par la machine marketing d’un grand éditeur ou d’une grande université,
on aura ainsi la chance de participer à son galvaudage[2].
Ce qui est important par dessus tout, dans cette course à l’ouverture, c’est
que tout doit donner l’impression de couler de source : la raison doit
donc avoir si bien agencé le monde, qu’on passe d’une porte à l’autre avec un
grand naturel, comme si c’était ainsi depuis l’éternité.
Comme si on était chez nous.
Qu’entre les portes il y ait des espaces habités où les
mots-clés ne sont d’aucune utilité et où les portes, surtout celles créées pour
nous aider à battre le record du nombre d’ouvertures, se sont diluées dans les
actes quotidiens est souvent oublié par les portiers de la culture qui, comme
le protagoniste des Temps Modernes, voient des portes-boutons
même sur les seins de leur mère.
Connaissance, virtuel, risque, peur, global, commun, public
sont, aujourd’hui, de bons exemples de mots-clés — je ne parle pas
d’information car ce mot a dépassé le stade de mot-clé et s’est transformé dans
l’essence ultime du monde en remplaçant Dieu comme explication de
l’inexplicable.
Ulrich Beck[3] a choisi risque, et tout
s’explique très bien. Tellement bien qu’en le lisant vous risquer de vous
entendre dire :
— Oh ! Oh ! je n’avais
pas pensé cela. Oui… c’est vrai.
— Ou lou louou !
il explique même ça !
À titre d’exemple prenons sa première thèse qui dit à peu
près ceci : les nouveaux risques (comme la radioactivité) sont des risques
globaux et invisibles qui, à cause de la nécessité d’interprétation, tombent
dans le domaine des connaissances et donc peuvent être facilement manipulés par
les médias.
On a le droit de se demander si cette thèse est vraie,
partiellement vraie ou carrément fausse. Mais pour faire cela (sérieusement),
il faudrait édifier un autre édifice autour d’un autre mot-clé qui aurait sans
doute le même genre de faiblesse que celui de U. Beck. À moins de se mettre
dans le rôle facile de ceux qui ne veulent pas de mot-clés et qui passent leur
vie à détruire les mots des autres ; mais ce choix n’est pas, à mon goût,
assez ludique. Ces destructeurs de mots ont quelque chose de trop renfrogné,
comme ces enfants au visage de vieux qui vous regardent avec l’air de tout
connaître et dont les yeux vous disent : « mais, qui te connaît, toi
? ».
Que faire alors ? Se lancer dans un travail historico-impressionniste en essayant de voir si certaines
portes n’étaient pas déjà ouvertes ou bien si elles n’ont pas été ouvertes avec
un coup d’épaule, sans même besoin de sortir le mot-clé de ses poches ? À
propos de cette première thèse prenons comme contre-exemple, éventuel, la peste
au Moyen Âge. Est-ce que le risque était global et invisible ? Oui (on
voyait ses effets une fois que la maladie était là. Comme pour la
radioactivité). Est-ce qu’on avait un besoin d’interprétation et était-il donc
dans le domaine de la connaissance ? Bien sûr. L’Église
faisait son beurre là-dessus. Le fait que l’interprétation et les explications
causales n’étaient pas (à nos yeux) bonnes ne change rien au phénomène. L’Église (les médias de l’époque) pouvait démontrer que
c’était Dieu qui l’avait envoyée pour punir les hérétiques, les pêcheurs ou,
plus généralement, les insoumis. Donc ? Donc je pourrais continuer comme
cela à l’infini avec comme unique conséquence de me ranger dans l’armée de ceux
qui déconstruisent faute de ne pas pouvoir détruire.
Il faudrait aller au-delà : lier les impressions dans
un tableau qui n’a rien de trop simple et qui impose à l’observateur-lecteur
des parcours que l’on ne nie pas avoir préparés pour convaincre que la peur ne
provient pas des cieux et qu’elle n’explique que les choses qu’on lui a
construites autour.
15 juillet 2003. Photos. Le 15 juillet 1880, Lewis Carroll cessa de photographier « d’un
seul coup, et sans explication ni retour en arrière[4]. » On ne sait pas
pourquoi, mais il n’est pas difficile d’imaginer que les vieilles jeunes
bégueules trouvaient que les photos de leurs fillettes assez bien dévêtues
étaient messéantes et qu’un bigot comme le père d’Alice n’aimait pas trop
risquer. Carroll a eu la chance de vivre à notre époque : même si on
imagine qu’au lieu de prêcher dans une paroisse il prêchait dans un parti ou
dans une université, il serait fini en tôle bien avant d’avoir réalisé les sept
cent photos — qu’il aurait sans doute mises sur Internet pour faire partager
son amour des enfants du bon sexe. Vu que je ne suis pas Lewis Carroll, que je
ne prêche pas et que je préfère photographier les grandes filles plutôt que les
petites, je n’ai aucun scrupule à insérer la célèbre photo de Margaret :
Je me réserve de l’employer comme déclencheur d’une analyse
sociologique comme le firent Benjamin et Berger avec la photo des paysans allemands
endimanchés.
16 juillet 2003. Concombre
et chiens. Pourquoi, pour la majorité des gens, est-il moins choquant
d’entendre parler de femmes qui s’insèrent des concombres, des carottes ou des
bouteilles plutôt que des bittes de chien ? Pourquoi ?
17 juillet 2003. Enfance. Qui n’a pas eu envie de donner des coup de pieds au cul à
ces marmots qui, descendus de l’autobus scolaire qui clignote comme un arbre de
Noël, traversent la rue avec un pas de vieux valétudinaires et le sourire
rempli de soi des petits machos de St.-Léonard ou des
travailleurs de Radio Canada ? Tous, sauf ceux qu’une conscience
hypertrophiée des risques n’a pas rendu léthargiques. Ce n’est pas de leur
faute. C’est vrai, mais les coups de pieds au cul ne requièrent pas
nécessairement une faute.
On ne veut pas que nos enfants courent des risques. Mais
depuis quand les parents l’ont voulu ? Même Gengis Kahn ne faisait pas
courir des risques inutiles à ses enfants (à ses troupes non plus). Je dis bien
des risques inutiles et non des risques créés artificiellement. Mais, inutiles
par rapport à quoi ? Il me semble que dans l’enfance est inutile tout ce
qui ne participe pas à solidifier tout en les laissant souples, le corps et
l’esprit. Traverser la rue, dans une ville comme Montréal où les automobilistes
sont loin d’être des sauvages, même en l’absence de bus clignotants et de
vieilles de couleur orange avec leur palette d’arrêt toute puissante, n’est pas
un risque. Surtout ce n’est pas inutile, car le danger associé à risque
obligerait les enfants et les automobilistes à être un peu plus attentifs et
prêts à réagir de manière intelligente et en même temps automatique à des
événements imprévus. Que cette manière de réagir ne s’improvise pas mais
qu’elle est construite lentement dans l’enfance ne nécessite pas de justification
à moins qu’on ne fasse partie de ceux, toujours plus nombreux, qui pensent que
ce n’est que biologique.
Mais cette histoire de bus scolaire et de rue à traverser
serait sans intérêt si elle n’était pas l’un des nombreux signes d’une société
dominée par la peur de l’inconnu et surtout des inconnus. À ce propos une
anecdote lié à mon premier voyage à Montréal, me semble assez intéressante non
seulement pour montrer les effets pervers de cette peur des inconnus mais aussi
l’impact sur la lucidité de personnes qui furent déjà lucides. Lors de mon
premier voyage à Montréal, en 1986, je fus hôte d’un universitaire qui habitait
dans un édifice d’une vingtaine d’étages devant le parc Lafontaine. Cet homme,
Patrice de son prénom, vivait seul et aimait beaucoup les enfants. On peut
vivre seul sans une compagne ou un copain et aimer les enfants, je serais même
porté à dire que plus on est seuls et plus… Un soir Patrice me dit qu’il aurait
aimé beaucoup connaître un couple avec des enfants pour les pouvoir garder, une
fois par semaine par exemple. Dans l’édifice il n’y avait pratiquement que des
vieux et donc…
—
J’ai vu que dans la buanderie il y a des affiches. Vous
pourriez en mettre une. Parmi ces vieux il y aura certainement quelqu’un qui a des parents…
—
Impossible. On penserait que je suis pédophile.
—
Un pédophile ne serait pas si bête de mettre des annonces.
—
Un prof d’université de quarante ans qui veut faire du
baby-sitting… c’est inconcevable. Les parents ne croiraient pas que derrière ma
profession bien, mon visage bien, mes idées assez bien, il n’y a pas quelque
perversion innommable.
Ce qui m’étonnait, mais qui maintenant ne m’étonne plus,
c’est que même quelqu’un comme Patrice ne croyait plus qu’il était possible de
retourner à une vie « normale » où l’on n’a pas nécessairement peur
des inconnus, surtout dans une société où l’autre est tellement important. Mais
l’autre, quand il a le statut d’autre n’est plus un inconnu. C’est un autre
avec sa culture, sa couleur de peau, son sexe… on l’a mis dans une boîte, on
l’a domestiqué. Ce qui est vraiment dangereux c’est l’inconnu qui n’est pas
autre mais qui est comme nous. Si parfois j’ai une envie folle de… pourquoi mon
semblable, mon frère ne pourrait pas avoir une envie folle de…
Un des effets de ces peurs pour les enfants c’est que leur
mobilité est énormément réduite. Et la mobilité pour les enfants est comme la
pensée pour les philosophes, le lit pour les amoureux ou les rochers pour les
chamois. En Angleterre, par exemple, la First
National Travel Survey a démontré que
de 1985 à 1993 il y a eu « une chute de 20 % de la distance parcourue
à pied par les enfants et de 27 % de la distance parcourue en
bicyclette », ce qui est énorme et ne doit certainement pas être imputé à
la méchante télé mais à la méchante frousse des parents. Les effets de
cela ? Des petits qui se contemplent dans les miroirs des gyms comme les
mecs creux dans la quarantaine qui veulent perdre la panse retrouvée ou
s’empiffrent de bonbons devant l’ordinateur.
De l’enfance à l’université le pas est court. Sept ou huit
ans ? Mais dans ces années-là, il y a des choses qui se passent, au moins
du point de vue de l’autonomie. Il y en avait, si on prend les États-Unis comme
exemple. (Pourquoi les États-Unis ? Parce que le livre de Furedi est complètement centré sur les États-Unis et la
Grande Bretagne). On se retrouve avec des étudiants qui se présentent sur le
campus pour les entrevues d’acceptation accompagnés de leurs parents qui
répondent souvent aux questions des fonctionnaires de l’université et se sont
les mêmes étudiants qui, vingt ans auparavant, luttèrent pour se libérer de
toutes les tutelles dans les universités. Une fois qu’ils ont été acceptés, ça
continue : « (…) ils sont encore sous la supervision d’un parent. Non
pas le parent biologique, mais l’université dans son nouveau rôle in loco parenti. » Et
puisque celles qui fréquentent l’université ont des enfants à l’âge où elles pourraient
être grand-mères, elles n’auront même pas l’aide de leurs enfants pour se
libérer de leurs parents.
18 juillet 2003. Recueillement. Silence !
Prenez une longue respiration. Oubliez toutes les idioties que vous venez de
lire. Ne craignez rien, si vous lévitez. Vous ne serez pas le premier à trouver
que l’homme est la divine créature qui n’a pas besoin d’avions pour s’envoler.
Lisez ce passage de Bergson : « Bien qu’une guerre, même
victorieuse, m’apparût comme une catastrophe, j’éprouvais (…) un sentiment
d’admiration pour la facilité avec laquelle s’était effectué le passage de
l’abstrait au concret : qui aurait cru qu’une éventualité si formidable pût faire l’entrée dans le réel avec aussi peu
d’embarras ? »
19 juillet 2003. Recueillement. Silence.
Prenez une longue respiration. Oubliez tout ce que vous savez sur les femmes.
Ne craignez rien, si vous vomissez. Vous ne serez pas le premier à trouver que
l’homme est la créature idiote que l’école rend encore plus idiote. Lisez ce
passage tiré d’un texte de physiologie pour médecins : « Les
changements physiologiques apparaissant durant l’orgasme sont similaires à ceux
notés chez l’homme, à l’exception du fait qu’il n’y a pas d’éjaculation chez la
femme ».
20 juillet 2003. Culture of fear. La
droite américaine fait appel à l’héroïsme et au nationalisme afin que le peuple
accepte qu’une partie de la jeunesse risque sa vie pour la défense de la
liberté, de la démocratie et des droits de la personne : des valeurs qui
sont au fondement de la constitution des États-Unis. Comme leurs trisaïeuls
déferlèrent vers l’Ouest pour chercher de nouvelles terres à exploiter et à
civiliser, ainsi veulent-ils que leurs boys et leurs girls déferlent vers l’Est
pour ramener au berceau de l’Occident les valeurs fondatrices de la modernité
dont des dictateurs arriérés ne se soucient guère. Et dans ce déferlement, ils
retrouvent les Peaux-Rouge avec leur traîtrise, leur
ruse, leur apprentissage rapide de la manipulation des armes, et surtout leur
non acceptation des règles du jeu de ce qu’ils appellent la guerre propre.
D’une part des jeunes — heureusement pas très nombreux — qui meurent pour
libérer le peuple irakien, de l’autre des jeunes — malheureusement plus
nombreux — qui meurent pour libérer le peuple irakien des envahisseurs et lui
redonner ainsi la liberté. Une guerre sale, des deux côtés, avec, des deux
côtés, des « héros » qui meurent pour des valeurs sacrées, souvent
les mêmes, qui ont le seul tort d’avoir fleuri dans des jardins amendés selon
des méthodes très différentes.
Dans ce merdier y
a-t-il une place pour ceux qui traînent sur l’autre versant du spectre
politique, près de l’internationalisme et de la paix ? pour
ceux qui croient que « peuple » est un sac où l’on jette les gens
pour les assommer sans les voir et sans être vu ? S’il y en a une, ce
n’est certainement pas une place offensive, héroïque ; du côté gauche on
n’en a rien à cirer des héros et quand on emploie le mot on préfère le faire
précéder par anti ; on est timide, nuancé,
proche des victimes mais en même temps conscient des dangers de transformer les
victimes en bourreaux.
On est loin de
toute demande d’héroïsme.
On se contente des
manifs où on chante et on rigole en faisant notre bonne action annuelle. Et
pourtant l’héroïsme n’a jamais été l’apanage d’une tendance politique : nous
eûmes déjà les héros du socialisme, de la résistance ou de la lutte au racisme
qui revendiquaient une place au règne de l’action. Mais aujourd’hui toute
tentative d’agir pour transformer le monde est étiquetée comme naïve ou
enfantine quand c’est le paternalisme qui freine les mots, et de stupide et de
bête quand les mots suivent leur pente naturelle. Même s’il est vrai, comme
soutient la majorité des exposants de la gauche, que les vieilles distinctions
ne tiennent plus, qu’on entend les mêmes refrains partout, qu’il faut sortir
des vieux clichés, etc., il est certain qu’on ne sait pas quoi faire de
l’héroïsme et qu’on le laisse volontiers aux autres, pour qu’ils en fassent un
usage qui permette de critiquer. La gauche s’est mise à chevaucher la peur, l’insécurité,
les victimes... mais, avec de telles bêtes, elle ne risque pas d’aller bien
loin.
Mais est-ce qu’elle
veut aller loin ?
Certes, on n’est
pas si naïf de penser que le héros n’a pas peur, mais on est par contre certain que
la peur n’est pas au centre de l’héroïsme : si elle est au centre
elle l’est, éventuellement, comme peur que les autres ont des autres autres. Le héros a toujours oublié sa peur pour prendre en
charge celle des autres : mais qui a encore le droit d’oublier, quand
l’oubli est lui même au centre de la réflexion et qu’il est chargé du sens qui
permet de finalement comprendre ce qu'on est ?
[1] Même si le mot-clé devient un passe-partout, il ne faut pas l’appeler ainsi, car on vit à une époque trop sophistiquée pour accepter les mots passe-partout.
[2] Galvaudage qui implique vente.
[3] Ulrich Beck, La société du risque – Sur la voie d’une autre modernité, Aubier 2001. Le livre, traduit en français seulement en 2001, était paru en Allemagne en 1986, sept ans avant le livre de son plus célèbre confrère Niklas Luhmann, Risk : A Sociological Theory, Aldine de Gruyter, 1993. Au début de son livre Luhmann cite Beck comme un représentant de la nouvelle sociologie qui « a trouvé une nouvelle opportunité de remplir son ancien rôle [critique] avec un nouveau contenu : mettre en garde la société. »
[4] Jean Gattégno, Lewis Carroll, Seuil 1974.