21 juillet 2003. Ce n’est pas un hasard. Que même le dernier des sociologues puisse prendre un concept comme celui de courage et le décomposer en petites peurs, en manies enfantines et en faiblesses ; que du héros on retienne surtout ce qui fait de lui un humain, petit ; que la confiance soit réservée aux sœurs cloîtrées ; que les individus puissent se flatter de leur faiblesse ; que l’innovation soit toujours chargée de vices cachés ; que les journaux soient à l’affût des victimes pour leur élever des autels ; que la sécurité crée l’union sacrée de tous les partis politiques ; qu’étant mal dans sa peau on aille payer un psy expert en malheur ; que le risque que l’on préfère courir soit celui de ne pas en courir, ce n’est pas un hasard. C’est ce que la culture de la société occidentale produit de plus up to date depuis une trentaine d’années. Et cela fait bien l’affaire, au moins en apparence, de la majorité des gens qui détiennent le pouvoir économique et culturel

 

22 juillet 2003. La technique qui fait peur. Est-ce que l’Occident serait en train de démontrer que tout ce que Nietzsche a dit sur la peur diffuse et angoissante des phénomènes qui dépassent l’homme comme étant le moteur de la technique est faux ? Est-il possible que la technique, censée nous rassurer et nous libérer de la peur, soit devenue sa source principale ? C’est possible. C’est tellement possible qu’on pourrait considérer la peur des effets collatéraux des innovations comme l’un des traits caractéristiques de l’Occident actuel. L’écologie a énormément contribué à créer cette culture de peur : née pour contrer l’excès de confiance de l’homme dans ses capacités de transformer la nature, elle est devenue une religion qui fait confiance en tout ce qui est non humain et qui considère l’homme comme un trouble-fête dans la jouissance de la nature[1]. L’excès de confiance qu’on avait dans l’homme s’est transformé en excès de confiance dans une nature disneyenne qu’il suffit de respecter pour qu’elle nous comble de cadeaux.

Comme si l’homme n’était pas nature. Comme si les machines n’étaient pas nature. Comme si la nature non humaine n’était pas indifférente au bonheur des humains.

On invente le DDT pour tuer les moustiques mais la nature se venge et on le retrouve dans le thé de cinq heures ; on invente les avions et voilà qu’ils lâchent une bombe atomique (qu’on venait d’inventer) sur une ville ; on construit des télés et la jeunesse africaine passe des heures à regarder Loft Story ; on crée Internet et voilà que les pédophiles en prennent le contrôle ; on invente le moteur à combustion interne pour libérer les chevaux de l’esclavage et voilà que l’air des villes est irrespirable et que des milliers des jeunes se tuent dans des boîtes de métal ; on singe la nature-nature en faisant des engrais qui peuvent donner du pain aux affamés et voilà que les terrains brûlent ; on invente l’insémination artificielle et des lesbiennes prétendent former une famille normale. Si dans tout ce que la science et la technique ont fait jusqu’à présent il y a toujours eu des côtés négatifs, comment ne pas penser aux effets cachés lorsqu’on nous parle d’innovation ? Il faudrait vraiment être bête pour ne pas imaginer des effets pervers qui risquent de rendre la vie impossible non seulement pour nous mais aussi pour les générations futures.

On ne peut pas nier qu’il y a eu, qu’il y a et qu’il y aura des conséquences inconnues de l’innovation. Ce qui est troublant, c’est que personne ne pense que, parmi les conséquences inconnues (ou plutôt non voulues), il pourrait y en avoir de positives ! Ce qui est troublant c’est que la peur de l’innovation est contagieuse. Du « pas d’OMG parce qu’on ne sait pas ce que les modifications génétiques peuvent entraîner » à « pas de changement de régime[2] politique parce qu’on ne connaît pas les " vraies " conséquences », le pas est court.

L’appel d’Ulysse qui ouvrit les portes de la Renaissance :

 

Considérez votre semence :

Vous ne fûtes pas faits pour vivre comme des bêtes

Mais pour suivre vertu et connaissance. »[3]

est presque inaudible sur la barque occidentale. Et ceux qui l’entendent sont surtout sensibles au spécisme de Dante, ils se moquent de la vertu (de la force d’âme, du courage) et confondent connaissance avec livres ou Internet.

Rien d’étonnant que cette année[4], le gouvernement français ait identifié comme étant à haut risque un peu plus de six cents entreprises. Un pas en avant pour la sécurité nationale et pour les assurances.

Il n’y a pas que les usines qui sont à haut risque. Les femmes aussi, dès qu’elles acquièrent une certaine indépendance, dès qu’elles ne dépendent pas comme les enfants des hommes, dès qu’elles décident comme des « grandes », créent des zones de turbulence où les effets collatéraux sont imprévisibles.

 

23 juillet 2003. Fils de femmes. Elles ont décidé d’avoir un enfant ensemble. La nature sauvage ne permet pas encore à une femme d’en inséminer une autre, la nature, domestiquée par la technique, oui. L’une des deux est enceinte. Dans une soirée entre amis progressistes (terme beau et désuet), on discute du cas[5]. Il n’y a bien sûr aucune considération morale sur le fait que deux femmes vivent ensemble more uxorio ni sur le fait qu’elles décident d’avoir un enfant. Il y a des doutes, des doutes liés aux dangers que court le bonheur de l’enfant, surtout s’il est mâle. Mais les doutes, c’est bien connu, dans certains milieux, sont bien plus destructeurs que les certitudes. Comment réagira l’enfant au au manque de figure masculine à laquelle s’identifier ? Où trouvera-t-il une figure paternelle pour se « libérer » de la fusion avec la mère ?

On ne sait pas. On ne sait pas… On ne sait pas, mais même ceux qui se font un honneur de cracher sur la psychanalyse vont chercher des doutes et des risques dans Freud et Lacan qui, tout à coup, deviennent les dépositaires de la vérité. Pour montrer les dangers qui guettent cette nouvelle vie on n’hésite pas à confondre le mâle avec le père et à faire du Lacan de cuisine : on est sûr — en voilà une, de certitude ! — que seul le père peut faire la loi. Et quand une question un peu trop maligne surgit : « Est-ce le père qui fait la loi ou la loi qui fait le père ? », les réponses se cachent derrière des grimaces impuissantes.

Peut-on faire courir un tel risque à une nouvelle vie ? Tout tourne autour de cette question. Impossible de casser le cercle vicieux en disant que donner naissance c’est, par définition, faire courir des risques. Des risques inutiles[6] par-dessus le marché. Le risques d’encourir des risques est-il une justification suffisante pour arrêter la vie ?

     Ce n’est pas une question de risques en absolu. C’est que c’est bien plus risqué pour l’enfant d’un couple homosexuel.

     Pourquoi ?

     Parce que même si l’homosexualité est acceptée, cet enfant sera assez hors norme pour sentir le poids des jugements de ceux qui n’acceptent pas ce style de vie.

     Ça pourrait aussi être le contraire : qu’il aurait une communauté élective qui lui facilite la vie.

     Tu sembles oublier le poids de la famille.

     Non. Mais la famille évolue et qui te dit qu’une « nouvelle » famille comme celle dont on parle ne fera pas moins de dégâts que l’autre. Ces filles essayent de faire mieux que nous.

     Mais, donner naissance à un enfant ce n’est pas une expérience scientifique où, si ça va mal, on invente une nouvelle théorie et on recommence.

Certes. Donner naissance c’est un acte de confiance dans la nature, dans les humains, dans la technique, dans le monde quoi ! Confiance qui doit être encore plus grande chez un couple de lesbiennes qui n’a pas eu l’imprimatur de l’histoire pour certifier que son approche du bonheur est dans les limites des risques acceptables. Et ce qui est acceptable, et pas seulement les risques !, n’est plus établi par la bonne, vieille et hypocrite morale mais par la nouvelle, déguisée en rectitude politique. Mais la rectitude politique, née pour rassurer l’autre qu’on est toujours l’autre de quelqu’un, est un autre bel exemple d’une attitude dictée par la peur des risques.

Qu’est-ce que la rectitude politique sinon la peur de ne pas suivre la bonne ligne, d’oublier le travail politique fait par nos prédécesseurs et d’ouvrir la porte à des hybrides dont on ne connaît pas les dangers ? Est-ce que cela équivaut à dire, comme le soutiennent les plus acariâtres des réactionnaires, qu’il s’agit d’une morale de gare d’une élite culturelle qui a renoncé à la vraie morale ? Ou qu’il s’agit de la vision obtuse de féministes enragées, de gauchistes attirées par le sacerdoce et de libéraux qui craignent de tomber dans les pièges peccamineux que leur âme illibérale leur tend, comme disent les plus amers parmi les progressistes ?

 

24 juillet 2003. Oui… mais… S’il est vrai qu’il n’y a rien de mieux pour caractériser la culture d’une époque que les tics de langage et les formules toutes faites, nous sommes à l’époque du oui… mais. Mais d’un oui… mais spécial où le « mais » n’est pas un bémol du « oui » comme dans la formulation classique, mais où il est devenu le seul et unique vrai joueur, le mot qui a la place centrale et qui, à toutes fins pratiques, transforme le « oui » en « non ». C’est la formule du manque de courage, de l’incapacité de dire un « non » clair, pas par excès de sensibilité, mais par excès de peur de la confrontation.

Oui… mais est la formule qui paralyse toute possibilité de changement car elle oblige à entrer dans un cercle infernal de justifications et contre-justifications. L’époque du oui… mais est donc l’époque de la peur du « oui » et de la peur du « non », de la peur de l’engagement, de la peur de l’ami et de l’ennemi (sans doute plus de l’ami, car l’ennemi… oui c’est un ennemi, mais…).

Est-ce que le cui prodest pourrait jeter un certain éclairage sur cette peur qui paralyse l’action et la pensée ? Oui, sans mais.

Est-ce que le capitalisme capitalise sur les peurs et, pour dominer les risques, crée de nouvelles industries dont les risques implicites sont inconnus ?[7] Oui, sans mais.

Est-ce que dans une culture trempée dans la peur des risques on affaiblit l’individu qui devient incapable de réactions un tant soit peu autonomes ? Oui, sans mais.

Est-il possible de changer quelque chose sans courir des risques, en ayant tout sous contrôle ? Non.

Est-ce que si on est tous devant des dangers inconnus, on est tous des victimes ? Oui, sans mais.

Est-ce que la prudence et la circonspection ont été institutionnalisées ? Oui, sans mais.

L’individu prudent « s'abstient de tout ce qu'il croit pouvoir être source de dommage », l’individu circonspect « prend bien garde à ce qu'il dit et fait ».

Est-ce que l’individu prudent, celui qu’on identifie à l’individu sain et conscient boit du thé chinois qui pourrait contenir des traces de DDT ? Non. Est-ce qu’il encule (ou baise) sans préservatif ? Non. Est-ce qu’il roule à 150 Km à l’heure avec une vieille bagnole ? Non. Est-ce qu’il tombe amoureux d’un garçon qui a l’âge de son petit-fils ? Non.

Est-ce que tout ce qui n’est pas encore là est dangereux ? Oui, sans mais.

 

25 juillet 2003. Vieux. La vieillesse n’a jamais été l’âge où l’on avait peur des risques, on ne les prenait pas parce que les conditions de vie étaient telles qu’on n’en avait pas besoin, mais on n’avait pas peur. La peur n’a jamais été l’apanage de la sagesse qui, par contre, a souvent été (avec les infirmités) l’apanage des vieux.

Le vieux, comme l’enfant faible physiquement et intellectuellement et donc nécessitant une protection du milieu. Je ne parle bien sûr pas des vieux séniles mais des vieux « normaux » qui n’ont plus tellement envie de défendre leurs idées et qui laissent donc les idées des autres, comme les leurs, aller se perdre dans l’océan du déjà dit.

 

26 juillet 2003. Douter. De plus en plus, dans les milieux cultivés, on est porté à considérer dignes de considération surtout les positions douteuses. Les certitudes semblent être réservées aux enfants et aux débiles. Puisque le monde est complexe comment être certain de quelque chose ? Le doute cartésien s’est installé partout, mais hors de la philosophie les « éventualités font leur entrée dans le réel avec si peu d’embarras » !, comme écrivait Bergson.

 

27 juillet 2003. Monde peureux. Le monde n’est pas une photo qu’on observe quand on veut s’émouvoir sur le passé, ni un film qu’on loue dans les soirées vides. On est dedans, on le transforme (en courant des risques), il nous transforme (en courant des risques). Et le fait que, dans la culture occidentale, la confiance, grugée par la peur, a été cantonnée avec la bêtise et la débilité est un signe clair qu’on voudrait qu’on ne soit pas dedans — et non pas parce qu’en étant dedans on se fait mal mais parce qu’on aurait tendance à se débarrasser de tout ce qui fait trop mal en faisant ainsi mal à ceux qui n’en ont pas assez. On démocratiserait le mal.

 



[1]              C’est bien cette hypostasie du non-humain qui fait de l’écologie une religion. La religion de la décadence.

[2]              Je parle de vrais changements de régime et non de changement entre libéraux et péquistes au Québec ou entre le régime de Sadam Hussein et celui des États-Unis ou entre l’absolutisme tsariste et celui de Staline.

[3]              Alighieri Dante, La divine comédie – Enfer, Flammarion, 1992.

[4]              L’annonce a été faite le 23 juillet 2003.

[5]              Même parmi des gens très avantgardistes comme nous, c’est encore un « cas ».

[6]              Est-ce que à ce niveau la catégorie d’utilité veut encore dire quelque chose ?

[7]              J’ai trouvé cette phrase dans mes notes et je ne sais plus si elle est tirée du livre de Beck ou si elle est de mon cru. Puisqu’elle a l’air assez honnête et vraie, j’ai décidé de la laisser.