5 mai 2003. Kropotkine. La guerre sépare : elle est faite pour séparer mais, en séparant, elle unit et crée de nouvelles agglomérations.

La guerre est un catalyseur qui accélère les réactions des individus et, indirectement, celles des sociétés.

La guerre est aussi un réveil matin, pour ceux qui végètent dans la nuit de l’optimisme. Pour ceux qui ont une vision un peu plus cynique de l’humanité, pour ceux qui croient que, sous les cendres, les braises de la violence sont toujours prêtes à enflammer le monde, la guerre est un simple verre grossissant.

La guerre met à nu. Son atrocité justifie les pires atrocités intellectuelles : qu’est-ce que la mort d’une idée devant la mort de milliers, de millions d’êtres humains ? La Première Guerre mondiale, bien plus que la Deuxième Guerre contre l’Irak, avait mis à nu le nationalisme de la majorité des socialistes et, même, d’anarchistes comme Pierre Kropotkine qui, après une campagne en France en faveur des Alliés (pour la Russie tsariste, donc), écrivit un article interventionniste pour Mother Hearth[1], publié en novembre 1914. Comment est-il possible qu’un Kropotkine qui passa sa vie à lutter contre les États et à enseigner que les guerres modernes sont des guerres entre des intérêts économiques employant la vie des gens comme monnaie d’échange, ait pu commencer un article en faveur de la guerre avec l’affirmation suivante : « Je considère que tous ceux qui partagent l’idéal du progrès de l’humanité (…) doivent écraser les envahisseurs allemands ». Quelle est l’utilité de s’appuyer sur des citations de Bakounine et de Garibaldi, lorsqu’on argumente comme n’importe quel fonctionnaire du gouvernement français ? Comment peut-on perdre toute sa lucidité en l’espace de quelques mois ? Probablement que la guerre est un virus transmis aussi via la parole. Un virus beaucoup plus malin que celui du sars parce qu’il épargne souvent son hôte mais tue ceux qui n’ont pas la même aisances avec la parole.

Les moins aisés, quoi !

6 mai 2003 Masque. Pourquoi nous intéressons-nous tellement à ce qu’il y a derrière le masque ? Probablement parce que nous pensons que derrière notre masque il y a quelque chose de profond, de riche, de digne d’être connu et ne pouvant pas nous considérer uniques… À moins… à moins que, sachant que derrière le nôtre il n’y a rien, nous espérons trouver un point d’appui derrière celui des autres.

Russes et Québécois. En lisant les réponses de Tolstoï aux critiques faites à La guerre et la paix, encore une fois les Russes m’ont fait penser aux Québécois : Tous ceux qui ont fait la guerre savent à quel point un Russe est capable de bien faire sa besogne au combat, et combien il est au contraire peu capable de décrire ses actes avec les vantardises et les mensonges de rigueur. Tout le monde sait d’ailleurs que dans nos armées, la mission d’établir relations et rapports est remplie surtout par des étrangers. J’ai pensé aux Québécois pas à cause de leur rapport à la guerre mais par leur peu d’aisance avec la vantardise.

Homme. L’homme est un animal politique, c'est-à-dire un animal peureux.

7 mai 2003 Mitterrand et Chirac. Le peuple, la presse, la télévision et les experts français sont contraires au projet des pyramides de l’architecte américain Pei. Ce n’est pas la première fois que le peuple, la presse et les experts français s’opposent au projet d’un architecte étranger pour le Louvre : en 1665 ils forcèrent Louis XIV à renvoyer Bernini et à charger du projet trois architectes pure laine. Mitterrand, qui connaissait l’histoire de son pays, rassura Pei : « Ce qui arriva à Bernini, ne vous arrivera pas. » Le risque était pourtant énorme. Effectivement, tous les membres de la commission refusèrent le projet, mais Mitterrand fut moins influençable que Louis XIV et, à Pei, n’arriva pas ce qui était arrivé à Bernini. Je ne sais pas si le peuple, la presse, la télévision et les experts français remercièrent Mitterrand pour ne pas avoir subi leur influence mais, vu la qualité des résultats, ils auraient dû le faire.

Et si le projet de Pei était déposé ces jours-ci ?

Bonne Mère !

Le projet d’un américain pour le Louvre ? Impossible ! « Ces Amerlos n’ont pas d’histoire », auraient crié tout bas Chirac et son valet de cour. « La France aux Français ! », aurait crié le peuple — ce même peuple qu’il n’y pas si longtemps criait  « Algérie française ! »

8 mai 2003 De Gaulle et La Fontaine. Il y a un moyen sûr pour se dégoûter à jamais du nationalisme : il suffit de lire les mémoires du général de Gaulle. Malheureusement cette lecture peut aussi dégoûter à jamais de la France, ce qui ne ferait que banalement renverser la position de de Gaulle. Pour se réconcilier avec les Français, si de Gaule vous a fait glisser sur son caca, il suffit de lire la très belle description qu’un autre Français, Jean de La Fontaine, fit du comportement du Général pendant la Deuxième Guerre mondiale :

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé

Et de tous les côtés au soleil exposé.

          Six fort chevaux tiraient un coche

(…)

Une mouche survient, et des Chevaux s’approche ;

Prétend les animer par son bourdonnement ;

Pique l’un, pique l’autre, et pense à tout moment

          Qu’elle fait aller la machine.

(…)

Se plaint qu’elle agit seule, et qu’elle a tout le soin ;

(…)

Ça messieurs les chevaux, payez-moi de ma peine.

 

Ainsi notre de Gaule, faisant l’empressé

                        S’introduisant dans les affaires

                        Il fait partout le nécessaire,

Et, partout importun, devrait être chassé.

9 mai 2003 Alphaville. Est-ce possible de tenir un discours contre la technique avec un film ? Il semble que oui ; ou, au moins, c’est ce que pense Godard si Alphaville décrit : « Une société contrôlée par les ordinateurs, en guerre avec les artistes, les penseurs et les amants », comme l’écrit Andrew Sarris sur la pochette du DVD de The Criterion Collection. Personnellement j’ai de gros doutes : le cinéma, un « art » où la technique est maîtresse incontestée, peut critiquer la technique seulement en se taisant. Un film comme Alphaville se contredit à moins d’être le testament d’un auteur : « Après cette critique, je ne veux plus m’asservir à la technique et je ne ferai plus de films. » Mais dans le cas de Godard, Alphaville est loin d’être son dernier souffle : quarante ans après, à un âge où le regard n’a plus besoin de lentilles pour observer le monde, il continue à filmer comme dans sa lointaine jeunesse. Certes, ce n’est pas la première fois qu’un artiste crée une œuvre où ce qu’il veut transmettre est sans importance par rapport à la « beauté » ou à ce qu’il dit sans le savoir. Mais Alphaville ne tombe pas dans cette catégorie non plus. C’est un concentré des défauts de Godard, tous « ses petits jeux faciles », comme disent ses détracteurs, sont trop évidents. Trop de concession au public, en se prenant trop au sérieux et sans la moindre ironie. C’est sans doute le propre du cinéma d’auteur de faire des clins d’œil à ses fans et d’opposer, orgueilleux, ses milices d’élite aux armées incultes du cinéma populaire, mais dans le cas d’Alphaville, la milice d’élite doit se contenter d’une solde de meurt-de-faim.

Alphaville, si l’on est objectif, se réduit à une vision du monde de vieil enfant grincheux ; à des discours à l’eau de rose sur l’art, sur l’amour et sur la pensée ; à quelques belles photos ; et au jeu charmant d’Anna Karina. Pour tenir le coup, le film aurait dû être muet, être coupé d’une bonne heure, ne laissant que quelques images d’Anna Karina et la scène que tous les cinéphiles connaissent où le soubresaut de la voiture est le seul indice de la tête écrasée.

Si on est magnanime et on aime Godard, comme je l’aime, Alphaville est un vaccin pour étudiants en cinéma. Après l’avoir vu, à moins d’être un crétin de première, on ne pourra plus tomber dans une telle facilité même si on a choisi comme slogan la devise de l’afp[2] : « Jouissons et que les cons travaillent. »

10 mai 2003. Éphémère. Dans ma jeunesse, pendant le temps que l’école me laissait libre — de la mi-juin à la fin de septembre — j’allais en Suisse jouer au bûcheron et me mêlais de haches, de scies mécaniques et de téléphériques avec des hommes que le temps et l’économie ne laissaient guère libres.

En 1964, dans une hutte revêtue d’écorces de pins, à quelques 1400 mètres de hauteur, pas loin de l’embouchure de la vallée fermée par le petit St.-Bernard, à une centaine de mètres d’un lieu où les riches, — à nos yeux — Tessinois passaient leurs vacances rangées bien plus rangées que celles de leurs rangés compatriotes de langue allemande (qu’ils disaient mépriser à cause de leur conformisme), mangeaient et dormaient sept bûcherons « normaux » et un bûcheron « spécial ». Le bûcheron spécial était musclé sans être gonflé, exactement comme les normaux ; n’ayant pas de choix, comme les normaux, il prenait le travail au sérieux ; le samedi soir — mais seulement s’ils étaient sûrs que le lendemain il aurait plu ! — mes oncles jouaient de la guitare et de la mandoline et il chantait, comme tous les autres, des chansons tristes à bois fendre ; il jurait aussi, comme tout le monde, même si les épithètes qu’il collait à la vierge étaient tellement surprenants que lui seul pouvait les employer sans paraître ridicule ; il était le seul, par exemple, à pouvoir hurler Madonna maremmana (Vierge beauceronne, si je transposais au Québec) : mais, des adjectifs spéciaux ne rendent pas un individu spécial ! pour être spécial, de la manière dont je l’entends, il faut quelque chose de plus, de plus unique ; quelque chose qui relève d’une force intérieure que la société ne réussit pas à briser, d’un feu que les eaux du conformisme ne peuvent éteindre, du… du… — je n’ai pas écrit du « génie », même si je l’ai pensé, à cause de Musil et de son histoire de cheval génial. Mais, il était peut-être vraiment génial ; je n’en sais rien.

Ce qui est certain, c’est qu’il était un artiste[3], un vrai artiste : de ceux qui se prennent assez au sérieux pour vouloir laisser des signes. Donc, pour faire une histoire courte, ce qui le rendait spécial, c’était qu’il avait une âme d’artiste — je dis « âme » par paresse mais il aurait fallu dire qu’il avait le corps d’artiste.

C’est quoi un corps d’artiste ?

Avez vous déjà vu les mains de Maurizio Pollini, les yeux de Picasso, les cuisses de Noureev ? c’est ça, un corps d’artiste.

« Corps » est le tout pour la partie qui est à l’origine des capacités artistiques ou qui les incarne de la manière la plus évidente[4].

Donc, hors synecdoque : mon bûcheron avait un derrière d’artiste.

Pas un derrière beau, comme un artiste aurait pu le réaliser mais un derrière qui serait l’équivalent des mains de Pollini, un derrière… génial avec lequel il sculptait toutes les fois qu’il rendait visite à monsieur du bois[5]. Des sculptures éphémères, il va sans dire, même si pas assez pour les autres bûcherons qui les trouvaient un peu trop souvent sous leurs gros souliers ni pour les riches Tessinois qui venaient montrer à leurs enfants une cabane « comme celle des hommes primitifs ». Edmond, mon bûcheron spécial, était un artiste post moderne, comme on ne disait pas encore à cette époque là.

Pourquoi ai-je pensé à cet artiste de merde ? Parce que j’ai lu un article dans Le Monde sur Laurent Reynes[6], un artiste qui a beaucoup de points communs avec Edmond. Laurent Reynes, comme Edmond, réalise des sculptures éphémères mais au lieu de les créer avec son cul, il les fait avec ses mains. Sa dernière œuvre, celle qui est à l’origine de l’article, a été sculptée à 88 degrés, 56 minutes et 28 secondes de latitude Nord, sur une plaque de glace à la dérive et, comme il confie au journaliste hypnotisé du Monde, « en principe, elle dérivera jusque vers les côtes du Groenland. Mais il faudra un miracle pour qu’on le sache. » L’œuvre, en glace comme vous pouvez-vous en douter, est constituée de deux colonnes, chacune formée de trois cylindres superposés d’à peu près 50 centimètres de hauteur chacun, avec en équilibre sur leur sommet un cylindre identique à ceux des colonnes. Toutes ses œuvres, nomades et éphémères, s'inscrivent « dans le paysage avant de disparaître sans laisser de traces. » Dans sa sculpture polaire Laurent Reynes a placé un message… comme Manzoni sa merde dans la boîte[7] ? L’article ne le dit pas. Ce qui est certain, c’est que Laurent Reynes n’est pas un artiste naïf comme Edmond. Il réfléchit sur son œuvre et il veut maintenant « voyager dans le temps ». Il placera ses sculptures parmi des ruines antiques en Turquie : « Ce serait bien, cette aventure au-delà du temps… j’ai bon espoir, ça va se faire. »

Mais pourquoi ai-je parlé de Laurent Reynes ? Parce que j’aimerais que quelqu’un m’explique pourquoi Le Monde lui a dédié une page entière.

11 mai 2003. Boîte 004. Comme la célèbre entaille de Fontana, la préparation des 90 boîtes de Pietro Manzoni, est plus qu’une simple provocation. Si les critiques, les intellectuels, les journalistes, tous ceux qui font l’opinion publique et privée évaluent les œuvres d’art en fonction du nom de l’artiste, l’idée de Manzoni est géniale pour sa simplicité[8] ? Comme il écrivit : « Si les collectionneurs veulent vraiment quelque chose d’intime, quelque chose de vraiment personnel, il y a la merde d’artiste. » C’est dommage qu’il soit mort très jeune (en 1963, à 29 ans) parce qu’il aurait sans doute réussi à convaincre un certain nombre d’artistes à vendre des œufs durs avec leurs empreintes digitales, comme il s’apprêtait à le faire. Je vis entourée par des gens normaux et dans mon entourage il y a un pourcentage très élevé de maniaques d’œufs durs et d’art, il est donc logique d’extrapoler et de dire qu’il aurait pu devenir riche, très riche, au moins aussi riche que Bill Gates.

À bien y penser, dans les années soixante, se sont décidé les sorts de l’humanité : d’une part la technique avec ses ordinateurs, de l’autre l’art avec les œufs durs. Malheureusement — pour le plaisir — les œufs durs ont perdu.

Pour information : une boîte sœur de celle que vous voyez ci-dessous (la boîte 004) a été achetée par la Tate Gallery pour 52 000 $, une très bonne affaire selon le directeur de la gallerie.

 

 

P. S.

Loin de moi l’idée de vouloir porter de l’eau au moulin des imbéciles qui trouvent que tout ce qui a été produit après le méli-mélo impressionniste n’est que de la merde. Le mélange entre art et politique ne peut pas être défait sans se retrouver avec un art mort et une politique pareillement sans vie. Je trouve beaucoup plus intéressant de parler des boîtes ou de l’entaille de Fontana plutôt que de Guernica ou de la chapelle Sixtine ; ce qui ne veut absolument pas dire que je préfère regarder les boîtes de Manzoni plutôt que Guernica ou la chapelle Sixtine.

 



[1] Revue mensuelle anarchiste publiée aux État-Unis, de 1906 à 1918, par le « cercle » d’Emma Goldman.

[2] Il arrive que deux associations aient le même sigle, mais ce n’est pas le cas d’afp, car l’Association des Fils de Pute et l’Association des Fainéants Prétentieux sont la même association qui se présentent avec un nom ou l’autre en fonction des circonstances, mais toujours avec le même sigle.

[3] Je ne fais pas partie de ces gens, surtout artistes, qui croient qu’« artiste » est synonyme de génie.

[4] Quand on dit « âme » aussi, on n’entend pas toute l’âme. Mais il est beaucoup plus difficile de différencier les parties de l’âme, et ce n’est pas faute d'avoir essayer, depuis qu’elle a envahi les corps dans les années 20 000 avant que le verbe se fit chair.

[5] Pour ne pas sombrer dans cette vulgarité si chérie par notre culture, j’ai employé cette vieille expression qui a la caractéristique de s’adapter parfaitement au contexte. Malheureusement elle n’est pas très connue et, gentil comme je suis, pour ne pas laisser la majorité des lecteurs dans l’enfer des doutes ou dans le paradis de l’ignorance, en voici quelques-unes qui devraient aider à saisir l’opération de création de ces sculptures éphémères quotidiennes : Lâcher l’aiguillette, parler à son procureur, poser en sentinelle, aller où le roi va à pied et, pour finir, une expression fort à propos, mouler un bronze. Pourquoi toutes ces circonlocutions ? Parce que je pense que l’art est l’art d’arriver de biais au cœur des choses, ce qui, dans le champ artistique, au moins depuis la célèbre boîte de Piero Manzoni ou, plus proche de nous, le célèbre numéro de Colors, ne semble plus être très à la mode. J’invite ceux qui pensent qu’il ne s’agit ici que de dits et redits de réactionnaires merdeux (Merde, le mot ait été lâché, deux d’un coup, par-dessus le marché !) d’aller lire la journée suivante.

[6] Philippe Dagen, Laurent Reynes, un sculpteur au pôle Nord, Le Monde, 9 mai 2003.

[7] Est-ce un hasard si Laurent Reynes, est né l’année de l’exposition de l’œuvre la plus connue de Manzoni ?

[8] Manzoni est aussi le nom du plus célèbre romancier italien du XIXe siècle, ce qui a certainement eu un impact sur la « haine » de Pietro Manzoni pour les noms célèbres.