12 mai 2003. Adorno et des Forest. Un mouvement de la langue qui accompagne les idées avec une inertie solidaire empêchant toute course faussement libre, des sentiments soulagés des bariolures attrape-nigauds personnelles et gros d’un universel rapport poétique au monde, des mots enchaînés aux mots que — hasard ou volonté de la nature, qui sais ? — la marée insouciante de l’histoire abandonna, un amour de la découverte qui découvre ce qui depuis toujours a été découvert sans que le « depuis toujours » pétrifie le regard, une pensée sans concessions pour la routine de la pensée, voilà ce qui joint, sinon dans l’absolu vide du monde de la culture, certainement dans l’infime absolu de mon monde, l’obstiné auteur de Minima Moralia et l’auteur obstiné d’Ostinato.

13 mai 2003. Le style de de Gaulle. Il fut un temps où je pensais que de Gaulle avait un beau style, une écriture classique où « courroux » pouvait remplacer « colère » sans afféterie. J’aimais aussi ses positions en politique internationale — comme j’aimais celle de Ceausescu, qui, seul parmi les noirs personnages « communistes »[1], résistait à l’oligarchie soviétique. Je me suis aperçu, et pas depuis longtemps — pourtant ce n’est pas faute qu’on me l’ait dit ! — que son anti-américanisme, que j’aimais tant, n’était que le revers de la médaille nationaliste, et que la grandeur de la France et l’empire français n’étaient pas, pour lui, de simples formules rhétoriques. Si je voulais rester avec mes idées de jeunesse, je n’aurais jamais dû lire ses mémoires, d’où ressort l’image crue de l’homme tel qu’il veut se montrer.

Son style n’est pas beau.

Il écrit comme un bon lycéen, qui a bien appris les règles de base en lisant consciencieusement ses classiques : sans étincelles, sinon celles, artificielles, que connaissent tous les flâneurs de la langue française.

                Qu’est-ce qu’un beau style ?

                Un beau style.

                Et le style est l’homme ?

                Et le style est l’homme.

                Et le fond ?

                Le fond est au fond.

                Caché ?

                Caché.

                Mais alors…

                Mais alors.

14 mai 2003. Le chalet de Marguerite.

Marguerite a un chalet. Un très grand chalet qu’elle fit construire avec l’argent de son père quand elle était gauchiste et croyait mordicus en la nécessité d’exploiter ses riches parents. Elle avait laissé son père le faire construire comme il voulait et là où il voulait et n’avait demandé que deux ou trois choses : une grande pièce avec une table en bois pour au moins vingt personnes, une énorme cheminée au rez-de-chaussée, une chambre-bureau pour elle et le reste ouvert avec des lits superposés pour les copains au deuxième. Elle avait eu son chalet. Un chalet comme elle le voulait, même si les deux colonnes que son père avait fait placer à l’entrée étaient là pour l’emmerder plutôt que pour soutenir le petit toit très kitsch. Pas loin de Sutton, au beau milieu d’un terrain d’une trentaine d’arpents qui après une sanglante tentative (sanglante pour l’amitié) de le cultiver pour le fourrage, avait été repris par l’ancien propriétaire qui, chaque hiver, payait son fermage avec une corde de bois de bouleau pourri. Elle aimait beaucoup son chalet qui, depuis la mort de son troisième mari, était la seule chose (et « chose » dans ce cas-là englobait les personnes aussi) qui l’empêchait de rentrer en France.

La convivialité et l’amitié l’avaient passablement déçue et depuis qu’elle venait d’ensacher la quarantaine, elle ne prêtait plus très volontiers le chalet. Mais quand Benoît lui demanda s’il pouvait organiser la fête pour les cinquante ans de sa copine, qu’il lui promit de tout faire et l’invita à arriver avec les invités à l’heure du souper, que les gens loueraient une chambre à Sutton, qu’une femme serait venue faire le ménage, etc. etc. elle ne dit pas non. Surtout parce qu’elle aimait beaucoup Sylvie et qu’elle trouvait que Benoît la traitait de manière bien plus dégueulasse que la moyenne des hommes.

Elle décida de partir le matin tôt pour s’arrêter déjeuner chez Claude et Nicole. Elle serait arrivée au chalet vers 5 heures, un peu avant les invités, pour s’assurer que tout était en ordre.

Le vendredi soir, au téléphone avec Benoît.

     Je dois laisser ma voiture à Sylvie. Je partirai avec toi.

     Moi, je pars le matin, vers 9 heures. Je dois m’arrêter chez des copains pour un brunch.

     Moi, je ne peux pas avant midi. Tu pourrais m’attendre.

     Tu avais dit que tu n’avais pas besoin de moi, et puis je ne peux pas dire à mes amis…

     Si tu veux, tu peux. Nous aussi nous sommes tes amis…

     Mais nous avions décidé ensemble de…

     Tu dramatises ! Entre amis… je n’aime pas les choses trop formelles. Tu veux qu’on fasse la fête chez toi, oui ou non ?

     Oui, mais..

      Un « oui mais », c’est un « non » hypocrite.

     T’exagères.

Elle avait fini par dire oui, ils partiraient à midi. Après avoir raccroché, quand elle s’aperçut que les larmes n’étaient pas bien loin, elle cria « Meeeerde, et puis meeerde et meeerde encore ».

Le lendemain matin à 9 heures et demie, téléphone.

     J’ai fini mon travail plus tôt. Que dis-tu de partir à 10 heures ?

     T’es fou ! Non. J’ai des choses à faire.

     Tu ne peux pas les faire au chalet ?

     Non.

     Alors lundi, quand tu rentreras ?

     Non.

     Si on part à midi, on arrive seulement vers 2 heures…

     Ça fait un mois que tu le sais… si j’avais su qu’on pouvait partir tôt, j’aurais pu aller chez mes copains.

     Fais-le pour Sylvie, deux heures en plus nous permettront de mieux préparer…

Elle avait fini par dire oui, une demi-heure plus tard ils partaient. La rage qui la rongeait rendit le voyage encore plus pénible que prévu. Il avait emmené le cochon de lait et rien d’autre.

     Tu n’as pas assez de beurre.

     Ça dépend de combien il t’en faut…

     Du Coke pour les enfants non plus.

     Tu devrais faire une liste.

     Aide-moi et pendant que je fais un trou pour cuire le porc, tu pourras aller à Sutton acheter ce qui manque…

Elle n’aimait pas l’idée de creuser un trou. Elle résista, il insista, elle céda, alla à Sutton. À son retour il attendait pour savoir comment cuire son porc. Elle prépara les salades, les entrées, la farce, la table.

Je suis encore une fois le dindon de la farce, qu’elle se dit, quand Benoît lui demanda de couper et de servir la viande.

Les amis de Sylvie la saluèrent avec la distance intéressée des nobles russes du XIXe siècle envers les préceptrices françaises et ne lui adressèrent pratiquement plus la parole de la soirée. À onze heures, elle s’enferma dans son bureau mais ne put fermer l’œil ni, surtout, la porte à des pensées plus noires que cette noire nuit sans lune où les nuages noirs, posés sur la cime des érables comme un monstrueux chapeau sans forme, avaient éteint, peu à peu, jusqu’à la dernière étoile. Elle en voulait au monde entier pour l’indifférence avec laquelle le « j’aimerais bien faire cela » se transformait en « cela nous est dû », pour la morgue avec laquelle on se débarrassait de celle qui, n’étant pas du cénacle, n’était pas digne des paroles sacrées, pour la stupidité de leur rire qui criait tout haut « nous sommes du bon côté, nous sommes forts et intelligents et engagés et sensibles ». Et cons.

Mais elle s’en voulait surtout à elle-même. À son incapacité congénitale de dire non, de tout accepter parce que… parce que… parce que dans sa merde d’enfance on l’avait moulée comme il se devait pour faire une petite fille qui aurait dû rendre heureux un médecin ou un avocat ou un marchand de vin, être comme il faut et se taire, avaler les couleuvres, les digérer en plus, trouver ça bon les couleuvres, ne pas vomir dans les plats quand les plats sont à vomir. Les plats ou les phrases, comme cette phrase de Lacan que ce cher Benoît lui avait servie, quand elle lui disait que le trou dans le jardin c’était peut-être pas une bonne idée : « Tu sais, tout ce qui n’est pas donné est perdu ». En effet, il y avait pas mal de coups de pieds au cul qui s’étaient perdus ce jour-là, elle les sentait retenus dans ses genoux. Elle rêva un instant de faire un esclandre, de tous les foutre à la porte avec fracas. Puis elle s’endormit. Elle se réveilla tôt le lendemain et quitta les lieux avec le sourire narquois de la souris qui échappe à son chat.

15 mai 2003. Dès.

Dès qu’une chose existe, elle a le droit d’exister.

Dès qu’une chose existe, on doit l’accepter.

Dès qu’une chose existe, on devrait se taire, car

dès qu’on parle d’une chose elle existe au-delà de son existence.

16 mai 2003. Mamertin le déclencheur. Bien installé dans la douillette, avec la houppelande de mon grand-père que, dans ces temps-ci, tous mes amis prennent pour un cafetan, je compulse les Panégyriques de Maximien[2]. Maximien ? Qui diable était-il ? Je me vante de connaître quelques événements et un certain nombre d’empereurs mais ce Maximien-Hercule est, pour moi, un parfait inconnu. Dans l’introduction Odile Ricoux écrit que Dioclétien l’appelle à ses côtés pour « rétablir les affaires de l’État » et crée ainsi la dyarchie. Dioclétien ? Lui, je connais. Je connais ? Il massacrait les chrétiens, il… rien… je ne connais même pas l’époque… avant Constantin, c’est sûr… troisième siècle donc. Allons lire la « bible »[3] : Volume premier, chapitre XIII : « Le règne de Dioclétien et de ses trois associés Maximien, Galère et Constance Chlore. » Ça ne va pas très bien, j’ai l’impression que mes connaissances de l’Empire romain se réduisent à Auguste, Néron et… « Comme Auguste, Dioclétien peut être considéré comme le fondateur d’un nouvel empire. » Fils d’esclaves, carrière dans l’armée (comme Powell) et enfin empereur. Mais… Constance Chlore ?… Constance Chlore… Constance Chlore ? Pas possible… Mais oui : « J’aime Constance Chlore. Ce soir, Constance Chlore, tu es le seul visage que j’aime. La loutre a un visage de loutre. Constance Chlore a un visage de Constance Chlore.[4] » Ducharme n’arrêtera jamais de m’étonner. Et le frère de Bérénice s’appelle Christian. Ce qui nous ramène au fils de Constance Chlore et de sa concubine Hélène — pour laquelle on inventa un père, roi et anglais — à ce Constantin le Grand qui remit l’empire entre les mains des Christians, la même année que la mort de Dioclétien[5]. Ce même Constantin qui, après avoir épousé Fausta, la fille de Maximien-Hercule aida ce dernier à aller à l’Élysée (pas celui de Chirac) en « s’étranglant de ses propres mains ». Après sa mort, toutes les statues de Maximien furent réduites en poussière (comme celles de Saddam) même si son fils, le terrible Maxence, avait encore un grand pouvoir (pas comme celui de Saddam). La malheureuse Fausta qui, amoureuse de son beau-fils, lui fit payer de sa vie le refus de ses charmes, et qui sera tuée par son mari qui n’était peut-être pas porté sur la volupté, comme écrit Gibbon, mais qui n’était pas porté non plus sur le pardon. Compliqué ? Si on ne voit pas le fils conducteur. Comme chez Ducharme.

J’aurais pu compliquer encore l’histoire (pas celle de l’Empire, mais celle de mes rapports à Mamertin) en faisant noter qu’un des textes les plus célèbres sur le panégyrique de Mamertin a été écrit par Nixon (pas Richard) en 1981 ou qu’avant la péroraison finale, Mamertin écrit que « Le peuple déchaîné des Maures tourne sa fureur contre son propre sein. » (Casablanca ?)

17 mai 2003. Deux couillons, plus un. Un amphi de l’uqam, une faune génériquement de gauche, un court-métrage sur les piqueteros, deux Argentines qui décrivent brièvement la situation politique de leur pays, un débat, et tout le tralala.

Devant moi, deux couillons parlent à haute voix.

Celui de gauche, le couillon gros, barbiche, yeux sales de porc en liberté, parle de trots, de ml, d’anars avec une pédanterie à faire pâlir le plus plat des Baillargeons ; l’autre, le couillon sec, visage de hyène ankylostomasique, écoute et rit comme écoute et rit un couillon sec à côté d’un gros couillon gros. Silence de trois minutes — silence côté orifices, mais côté patte ça bruite, et comment ! et ça recommence, avec le mince qui ne cède pas sa place. Contents, satisfaits, conscients de leur puissance intellectuelle, ils enfilent des perles de banalité sur une brochette rouillée avec l’assurance bornée des individus que la vie n’a pas encore connus. Logique flasque, sentiments sans sentir, gestes vulgaires sous un couvercle de mots décrépits.

Je dois m’en aller.

Je n’aurais jamais imaginé que de tels sous-produits des mouvements des années soixante-dix eussent si bien résisté aux intempéries des années.

Voilà le troisième couillon : comment ai-je pu penser que les nouvelles générations n’avaient pas le droit, comme la mienne, à leur dose d’imbécillité ?

P. S.

Une fille, de deux ou trois ans leur cadette, un regard déjà maternel, les écoutait en silence.

18 mai 2003. Litanie.

Pour Casablanca et Riad,

Merci Bush.

Pour ces regards à peine éclos qui fanent,

Merci Bush.

Pour le gonflement de la bêtise militaire,

Merci Bush.

Pour l’intumescence de la violence religieuse,

Merci Bush.

Pour toutes ces têtes baissées

par crainte et par haine,

Merci Bush.

Pour les nationalismes revigorés,

Merci Bush.

Pour le mépris de l’Amérique,

Merci Bush.

Pour les morts stupides à venir,

Merci Bush.

 



[1] Tito était plus difficile à classer, pour une petite tête comme la mienne qui n’avait que deux tiroirs et une énorme poubelle.

[2] Mamertin, Panégyriques de Maximien, édit. bilingue, Les Belles Lettres, 1999.

[3] Edward Gibbon, The Decline and Fall of the Roman Empire, The Modern Library, 1995.

[4] Réjean Ducharme, L’avalée des avalées, Gallimard, 1966.

[5] Si ce que dit Gibbon est vrai, drôle de mec que ce Dioclétien-Jupiter, qui se considère comme un dieu mais qui donne sa démission d’empereur le jour de la fête du travail (premier mai 305) et qui, lorsque, quelques années plus tard, son moins sage collègue Maximien-Hercule, qu’il avait obligé à démissionner la même journée que lui, lui demande de reprendre le pouvoir, répond que s’il voyait la beauté des choux qu’il cultivait dans sa terre natale, il n’aurait jamais pensé lui demander de retourner au pouvoir.