19 mai 2003. L’inattendue rencontre de deux bergers. Quand, en lisant les considérations de John Berger[1] sur un tableau de Seker Ahamet, Bûcheron dans la forêt, je vis venir une longue citation de Heidegger — je la vis venir parce qu’étant sous forme de dialogue et les noms des personnages étant en haut de casse, elle détourna mon attention dès que je tournai la page — je fus fort étonné. Je ne m’attendais vraiment pas à trouver des citations, surtout de longues citations, de Heidegger dans un livre de Berger. Et pourtant, vu leur amour des forêts et leur rapport aux paysans, c’est assez normal. Sans doute fus-je surpris parce qu’ils étaient dans deux clairières très éloignées de ma tête et je n’avais jamais pensé qu’un passage entre les deux existait. Mais, à bien y réfléchir, mon explication ne fait que déplacer le problème.

Probablement les deux clairières sont-elles aussi éloignées à cause des différences de style : là où l’auteur de G cherche à rendre le flou avec une suite de phrases précises, le berger du langage précise les concepts avec des spirales de phrases floues. Qu’est-ce qui crée le passage entre les deux ? La conception de la pensée comme venant-dans-la-proximité de la distance.

 

20 mai 2003. Fermiers. Je lis à la fin d’une page[2] : « Sous l’empire, tout cela fut changé, un mouvement continu de concentration se produit qui finit par remettre les mines aux mains des empereurs. » et au début de la suivante : « Depuis cette époque, le fisc exerce un contrôle rigoureux sur les fermiers. » Il y a quelque chose qui ne va pas. Comme d’habitude, des étudiants ont dû arracher des pages. Page XXXIX et page XL, oui il manque… mais non… page 39 et 40, c’est bon. Un problème d’édition ? Sans doute.

Eh bien ! non, ce n’est pas un problème d’édition, c’est un problème de culture. Je ne savais pas que le fermier était celui « qui tient un droit en ferme » et que ferme, en droit, est une « convention par laquelle le propriétaire d'un droit en abandonne à quelqu’un la jouissance pour un temps déterminé et moyennant un prix fixé », comme le recouvrement des impôts, par exemple. Comme pour les mines sous Dioclétien.

 

21 mai 2003. Martyrs. Je dois remercier les martyrs de la foi musulmane qui s’immolent pour un coin de paradis, pour laisser quelques milliers de dollars à leur famille et pour la cause du peuple arabe parce qu’ils m’ont permis de me libérer d’une vision romantique du martyre qui sous des couches plus ou moins étanches continuait à exciter mes vieux neurones. Même dans le célèbre crachat de S. Eulalie — La martyre ne répondit pas ; mais elle frémit et cracha dans les yeux du tyran. — où j’ai toujours vu l’expression d’un orgueil féminin indomptable, je ne vois aujourd’hui que de l’asservissement aux manipulateurs de Dieu.

 

22 mai 2003. Variations en si sur la vérité.

V1. Si la vue est l’organe de la vérité, nous n’avons jamais eu un monde si vrai.

V2. Si le langage dévoile la vérité, nous n’avons jamais été si peu vêtus.

V3. Si la pensée nous approche du feu de la vérité, nous n’avons jamais risqué autant de brûler.

V4. Si la vérité est sur la bouche des enfants, le monde est une énorme garderie.

V5. Si la vérité existe, la vie est morte.

 

23 mai 2003. La visite. Un dimanche après-midi au mois de mai quand l’animation du ventre aidée par le soleil qui frappe juste apporte au cerveau cette agréable turbulence qui met fin à l’enfance, loin du terrain de jeu où une sphère criarde rebondit sur jambes obsessionnelles de collégiens étêtés, il tisse avec Enrico d’inutiles toiles pour gorges généreuses, attendant que la tête du peloton, égrainé à travers le village, pointe à quelques mètres de la grille. Sa mère était toujours la première, une centaine de mètre d’avance les rares fois que le père l’accompagnait, de quelques mètres seulement quand la mère d’un autre la ralentissait  vous êtes la mère de… votre fils est… je crois que nos enfants s’aiment bien… oui… vous savez que… comment savez-vous ?... ce n’est pas étonnant… ils font toujours des histoires… oui, mais… ils sont grands, à leur âge ils savent très bien ce qu’ils veulent…. Dès que l’ombre glissait sur le mur de la dernière maison, une nouvelle turbulence balayait les fragments qui après quelques voltiges obscènes finissaient pour s’apaiser dans les recoins les plus chauds de l’âme — non pas l’âme que prêtres aux mains lestes et aux prières défaites embourraient des péchés de vivre mais celle qui gemmait sans trêve — d’où au grès du chaos de la chair auraient repris forme et substance dans les heures vides que la visite abandonnait.

 

24 mai 2003. Pensée et guerre. « La guerre représente toujours une défaite de la pensée[3] », une belle phrase fausse. Tout à fait fausse : à moins de croire que penser soit discuter pour trouver un accord entre les hommes — entre les représentants des États, en réalité — ce qui ne revigore certainement pas une pensée débile. La pensée ne peut être défaite (si on veut emprunter cette expression à Abdou Diouf) que par une autre pensée qui, par la pensée défaite ensemencée, un jour, de la pensée défaite fera la pensée gagnante.

 

25 mai 2003. Sentiers qui mènent quelque part. N’ayant rien de vraiment intéressant à faire en cette pluvieuse journée de mai (les cerises ne sont pas encore mûres, les Invasions barbares ne m’intéressent pas, la testostérone n’est pas en crue et le petit Matis ne décolle pas de son grand-père venu de France) j’ai décidé de baguenauder parmi les mots de mon domaine.

J’apprends ainsi que, par analogie avec mathématique et électronique, Ph. Dreyfus, en 1962, introduisit le terme « informatique » pour définir la science (technique) ayant comme champ d’étude le traitement automatique des informations. « Traitement automatique » me plonge dans les ordinateurs et « information » me lance vers une immense nébuleuse qui commence avec l’information comme ce qui permet de se mettre au courant, passe par l’information-gagne-pain des journalistes et par celle qui frôle la connaissance, pour terminer avec l’entropie de la théorie de Shannon. La partie de la nébuleuse la plus concernée par le traitement automatique est sans doute celle qui est liée à la connaissance et dans ce sens l’influence de la langue anglaise est plus qu’évidente. Et, pour rester dans les rapports entre le français et l’anglais, « informatique » semble mieux dire ce qu’est l’informatique que « Computer Science » car le syntagme anglais met un peu trop l’accent sur la machine qui calcule, d’une part et, de l’autre, « science » fait figure de sainte nitouche cachant la débauche de la technique. Même si la machine qui calcule — encore une fois le terme français « ordinateur » a une portée plus générale que le terme anglais car, si le calcul aide à mettre de l’ordre, l’ordre ne se réduit pas au calcul — est omniprésente, il n’est pas nécessaire de croire comme Alvin Toffler qu’on est dans l’Information Age, pour admettre que l’information est encore plus omniprésente (si on me concède d’ajouter un plus à cet « omniprésent » qui est déjà au-delà de toute comparaison).

À l’issue de cette première promenade, il est difficile de ne pas vouloir coller l’étiquette « informatique » sur tout ce qui touche l’information et pourtant… Et pourtant il y a quelque chose qui ne me satisfait pas, qui me gêne. J’ai l’impression qu’on m’a donné un avant-goût de quelque chose de formidable, que j’avance les mains pour le recevoir et…tac ! je reçois une tape sur les doigts. Ou encore : c’est comme si je me promenais dans les sentiers parfaitement entretenus d’un petit parc bien charmant et, désirant visiter la forêt grouillante d’animaux étranges, de fées aux cheveux d’or et de plantes magnifiques qu’un énorme ravin sépare du parc, je n’avais pas le courage d’emprunter le pont bringuebalant protégé par une affiche interdisant l’accès aux visiteurs.

Ça suffit ! Je prends mon courage à deux mains… aucun gardien à gauche… personne à droite… j’y vais…

Passé le pont, il y a, cloué au tronc lisse d’un jeune hêtre, un écriteau portant une citation de Diderot en lettres brûlées : Le principe immatériel était l'être éternel qui informe ; la matière était l'être éternel qui est informé. Ah ! Voilà un autre sens d’« informer », qui me semble diablement intéressant. La matière est informée. Ça commence bien ! Ça doit venir du latin. Allons voir : Informo, avi atum are : a) donner une forme et travailler des objets physiques ; b) instruire : c) décrire, représenter ; d) structurer ; e) se faire une idée.

Donner une forme ? Décrire ? Structurer ? Se faire une idée ? N’est-ce pas ce qui s’appelle « faire de l’informatique » ?

Instruire ? Un programme n’est-il pas une suite d’instructions ?

Je commence à me sentir mieux, c’est tellement agréable d’être loin des sentiers battus ! Ce détour jusqu’à nos ancêtres les Latins, m’a permis de trouver une définition d’« informer » qui met au premier plan l’organisation, l’ordre… l’ordinateur ? Donc, informatique pourrait aussi vouloir dire : la science (technique) ayant comme champ d’étude le traitement automatique de ce qui donne une forme et structure le monde. Cette définition non seulement a l’avantage d’être plus générale mais aussi d’être plus ancrée dans la pratique mondaine. Si à cette définition j’ajoute que le noyau dur de l’informatique est constitué des mathématiques et de la logique, ces sciences que nos autres ancêtres, les Grecs, nous ont léguées il y a un peu plus que deux millénaires, je commence à me sentir mieux. Et, vu que je suis dans la clairière grecque, il faut que je rende visite au maître de ceux qui classifient, au Stagirite, au fondateur de la logique, — la logique rigoureuse sans laquelle, même si certains avant-gardistes feignent de l’ignorer, la logique floue n’aurait jamais eu droit de cité dans le monde des sciences.

    Tu quoque in ontologico regno !

    Non. Ce n’est pas pour l’ontologie que je veux voir Aristote mais pour la « forme », pour ce qui « informe » la matière comme c’était écrit au-delà du pont.

    Le lien est quand même fort.

    Sans doute. Mais je ne veux pas mélanger l’ontologie à la Gruber avec l’ontologie aristotélicienne comme un jeune étudiant. Si les hommes avaient une âme, ce serait la forme.

    Tu vas loin !

    Mais tout, dans l’univers, a une forme, « s’informe » selon une cause « formelle » qui est ce qui, par exemple, fait qu’une bague est une bague et pas simplement de l’or…

    Mais c’est l’orfèvre qui fait la bague !

    L’orfèvre est la cause efficiente… comme l’informaticien.

    Arrête, s’il te plaît.

    D’accord.

Je retournai vers le parc et, à quelques mètres du pont, je trouvai un rasoir — vous ne me croyez sans doute pas ! — mais c’était le rasoir d’Occam. Je le mis dans mon cartable et depuis je ne le lâche plus, même pas quand je dors.

Est-ce qu’après ce détour on pourrait avancer que l’informatique est la science-technique que les hommes ont trouvée pour donner une forme à la matière à l’aide d’une autre matière (l’ordinateur) qui suit mécaniquement des instructions ? Sans doute. Ce qui est bien plus que la définition de Dreyfus.

Est-ce qu’on pourrait aussi dire que l’informatique est le souffle de l’homme qui donne une forme et structure une partie du monde d’une manière répétitive pour que la machine répète bêtement jusqu’à ce que courant existe ? Sans doute.

Est-ce qu’on pourrait aussi dire que l’informaticien et ses acolytes donnent une forme au monde, comme les artistes, comme les philosophes ? Sans doute.

Tout cela, n’est-ce pas un peu trop ? Peut-être.

* * *

Ces promenades m’ont fait oublier que je devais écrire un texte pour le bulletin du département sur pourquoi je suis devenu informaticien. Je vais le faire sous forme d’entrevue, ça va plus vite.

    Pourquoi es-tu devenu informaticien ?

    J’le sais-tu moi ?

    Fais un effort !

    Parce qu’à l’époque lointaine de mes études, ceux qui faisaient de l’informatique étaient surtout les ingénieurs en électronique.

    Pourquoi ingénieur en électronique ?

    Parce que c’était la branche du génie où il n’y avait pratiquement pas de dessins à faire car je suis doué pour le dessin comme un hippopotame pour le vol plané.

    Et pourquoi le génie ?

    Pour que me parents soient assurés que je ne devienne pas un cultivé indigent.

    Et pourquoi fréquenter l’université ?

    Parce que, confronté quotidiennement avec la dureté du travail manuel, je compris en très bas âge que les soi-disant travaux intellectuels étaient des jeux pour adultes chanceux. Et, pour retourner à ta question, l’informatique permet aux ambitieux de jouer dans le « privé » en faisant beaucoup d’argent et aux curieux de jouer dans les universités en s’amusant comme des fous.

 



[1] John Berger, Au regard du regard, l’Arche, 1995.

[2] Leclercq H., Les martyrs, Tome II, Le troisième siècle – Dioclétien, H. Oudin Éditeur, 1903.

[3] Abdou Diouf, « Le pluralisme culturel, un projet politique », Le Monde, 23 mai 2003.