26 mai 2003 Vision. Du moment qu’on bâtit une vision du monde, on ne voit plus le monde. C’est là un bon exemple des dégâts créés par de fausses analogies : l’œil intellectuel, contrairement à celui physique, se regarde regarder et, plus il se regarde regarder, plus il pense de voir le monde, de le comprendre, d’avoir une vision du monde — ce qu’on appelle une théorie.

Comment échapper à ce paradoxe ? Je ne le sais pas. Si je le savais j’aurais une vision du monde.

 

27 mai 2003 Raison. Partout la raison met de l’ordre. Elle ne peut que mettre de l’ordre. Même celle des plus invétérés des irrationalistes puisque leurs cristallisations langagières deviennent des points d’appui pour le levier de la raison des autres. Que des phénomènes artistiques comme Dada puissent donner origine à des travaux universitaires et à une nouvelle académie en est une claire démonstration.

 

28 mai 2003. L’eau pour laver les carottes et H2O. Le poids de sa propre enfance donne parfois des ailes.

Mon grand père, juge de paix dans un petit village alpin, avait une formule toute faite pour régler les différends entre deux paysans à propos d’un andain qui avait débordé ou d’une borne qui à tous les mois de mars gagnait quelques centimètre côté est : vous avez raison, tous les deux. Et ils avaient raison tous les deux, si on prenait « raison » dans un sens un peu plus profond que celui auquel un juge ordinaire était habitué : ils employaient leur raison pour rendre « logiques » des actions cachées sous des sédiments d’histoires familiales plus ou moins mesquines, plus ou moins sombres, plus ou moins douloureuses, que les lois ne pouvaient pas comprendre. Cette histoire de juge de paix me vint à l’esprit dès que j’eus fermé le petit livre (114 page, en 19 x 13) de Anselm Jappe et Robert Kurz : Les habits neufs de l’Empire[1]. Il ne passa pas bien d’eau sous les ponts que la formule de mon grand-père fut balayée par une autre formule, scientifique cette fois et donc, en théorie, moins problématique : la formule chimique de l’eau — la célèbre H2O.

     L’eau ?

     Un liquide incolore, inodore et transparent…

     Quand il n’est pas pollué !

     Qui sert pour se laver, pour laver les carottes et même pour les faire cuire (si vous n’avez pas un four à micro-ondes).

     Liquide ? Elle peut très bien être solide ou gazéiforme.

     Oui, mais ne faisons pas une tempête dans un verre d’eau pour une histoire d’eau !

     Je n’aimerais pas avoir l’air trop pointilleux, mais il y a aussi une autre formule pour l’eau.

     Une autre formule ?

     Oui, D2O.

     Mais c’est la formule de l’eau lourde.

     Et alors ? L’eau lourde n’est pas de l’eau ?

      Oui comme l’eau d’arquebusade.

      Et les eaux troubles.

     Et l’eau dans laquelle on donne des coups d’épées…

     Et l’ondinisme et les eaux de la perte

     Ok… Ok

Entre moi et moi j’aurais pu débattre d’eau pendant des heures, faut-il donc s’étonner si, en réunissant cinq personnes dont le métier est la réflexion — critique — il n’y en ait pas une qui mette de l’eau dans son vin ?

Comme mon grand-père, je vais dire qu’ils ont tous raison, et comme mon grand-père je ne le dis pas pour me faufiler mais parce que j’ai vu la raison derrière leurs raisons.

 

29 mai 2003. Empire et travail. Avant d’aller chercher leurs raisons, il faut que je souligne que le livre de Anselm Jappe et de Robert Kurz est dur, hargneux par moment, souvent sarcastique, toujours méprisant et les idées des auteurs sont noyées dans une polémique stérile qui les desserve complètement. Si je ne connaissais pas un autre Kurz, j’aurais jeté ce livret à la poubelle.

Ayant trouvé la vérité dans la formule H2O, à partir de là les deux auteurs déduisent toutes les caractéristiques de l’eau et contestent la vision de l’eau comme un liquide pour laver les  carottes, etc. etc. de Rufin et surtout de Hardt et Negri. Je devrais dire surtout de Negri, car les boulets rouges sont adressés principalement au philosophe italien qu’ils qualifient continuellement, avec un mépris évident, d’universitaire — ce n’est pas un hasard si dans le sous-titre du livre le nom de Negri vient avant celui de Hardt. S’il réussit à laisser tomber les nombreux coups en bas de la ceinture[2], un lecteur sensible à la problématique de l’exploitation peut tirer beaucoup d’éléments de réflexion des thèses de Jappe-Kurz et de celles de Hardt-Negri : il peut faire coexister H2O avec le liquide incolore pour laver les carottes et il donnera plus d’importance à la formule chimique ou au phénomène du lavage en fonction de ses préférences, de sa culture ou, à la limite, de ses exigences ponctuelles. Ce qui est certain c’est que, de cette coexistence, il peut extraire sa petite vérité qui participera, de manière plus ou moins originale, à la fausseté universelle.

 

Bifurcation

Jappe-Kurz et Hardt-Negri partent de Marx, se proposent d’aller au-delà de Marx, visent des finalités semblables mais, après quelques pas, bifurquent et chaque couple s’en va bon train dans la certitude d’être sur la seule vraie, et donc bonne, route. Je ne sais pas si Negri a réagi à la critique de Kurz mais ce qui est certain c’est que, comme Kurz croit qu’il n’y a rien de nouveau et d’intéressant dans les idées de Negri, Negri croit que « Mettre au centre ″ le devenir abstrait du travail concret ″ comme le fait Kurz, n’est d’aucun intérêt, ni théorique ni politique[3]. » Mais jetons un regard au point de bifurcation.

Les piliers théoriques sur lesquels Hardt-Negri bâtissent leur construction sont ceux d’empire et de multitude. L’empire, en tant que nouvelle forme de la souveraineté, et la multitude comme « nouveau » sujet historique leur permettent de lire les transformations de l’organisation des États et de la production. Kurz-Jappe mettent au centre de leur analyse le travail abstrait et la valeur et en partant de ces deux concepts ils interprètent les événements économiques et politiques d’un monde globalisé. D’une part donc, l’accent sur la subjectivité et la volonté, de l’autre sur des mécanismes économiques « objectifs ». Puisque dans le dernier numéro de Conjonctures on a suivi assez attentivement le sentier Hardt-Negri, j’essayerai ici de faire quelques pas à côté du couple allemand pour faire ressortir les éléments de leur théorie qui les portent à une critique sans merci de l’autre route[4].

La caractérisation du rapport capitaliste comme « la transformation du travail vivant en travail mort, en marchandise qui, accumulée, devient du capital », est une caractérisation on ne peut plus classique et même quand ils ajoutent que le travail et le capital « ne sont que deux étapes successives dans la métamorphose de la même substance : le travail abstrait », ils ne disent rien de nouveau. Mais qu’est-ce que le travail abstrait ? La question est sans doute moins banale qu’on ne le pense si Kurz peut reprocher à Negri (injustement, j’en suis sûr) de confondre le travail abstrait avec le travail concret qui devient abstrait. Le travail abstrait est la dépense de force humaine (dans le sens physiologique qui englobe, bien sûr, les dépenses psychologiques) qui forme la valeur de la marchandise ; il est l’élément qui rend homogènes et donc calculables les différents objets et rapports de l’économie. La radicalité et sans doute la nouveauté de la position de Kurz réside dans sa critique du travail abstrait : il va au-delà de Marx quand il écrit qu’une société « juste » n’est possible qu’en dépassant le travail. Pour Kurz le travail c’est la vraie chaîne qui empêche aux humains de se libérer et, demander un travail plus « humain », demander de mettre fin à la corruption, lutter contre les « méchants » financiers qui empêchent les « bons » entrepreneur de produire de la richesse ce sont des idées bonnes pour des gens au cerveau en compote. Mais le travail ne peut pas être dépassé par un acte de volonté des « exploités » et, surtout, ce n’est pas parce que le travail concret de monsieur X ou monsieur Y devient plus abstrait (dans le sens qu’au lieu de visser un boulon on écrit un programme qui le fait à notre place ou, plus généralement, le langage devient toujours plus central pour la production) qu’on sort de la prisons conceptuelle du travail abstrait. Un livre qui veut donner l’outillage théorique pour comprendre le nouvel ordre du monde comme le prétendent les auteurs de l’Empire et qui n’aborde pas, avant tout, une critique radicale de la catégorie du travail abstrait, et donc de la valeur, est pour Kurz un livre raté. On ne peut pas faire l’éloge du travail « vivant », du travail des humains qui créent de la valeur, et croire apporter de l’eau au moulin de la révolution : on n’est que des « archéo-protestants » ou des « archi-bourgeois », comme il écrit.

L’exaltation du travail vivant, la création d’une société où les produits du travail appartiennent à ceux qui travaillent a déjà fait ses mauvaises preuves dans les dictatures des pays dits de l’Est qui, non seulement ne sont pas sortis de la production capitaliste, mais ont contribué à la ranimer. Et croire que les mouvements de contestation sont à l’origine de la transformation du travail concret (celui qui crée des produits) est selon Kurz d’une naïveté impardonnable. Le capital sans capitalisme ne peut pas exister et l’accumulation de capital n’est pas un accident, mais c’est le fondement ; et s’il y a une crise, c’est parce que les mécanismes d’accumulation sont grippés et ce ne sera pas l’huile de la multitude qui les fera tourner sans grincements.

Inutile d’étudier les phénomènes aquatiques si on veut se libérer de l’eau, ce qui est important c’est d’étudier la structure moléculaire, dirait Kurz s’il avait choisi ma métaphore et il ajouterait que si on se limite à étudier les phénomènes macroscopiques concernant l’eau on ne pourrait jamais préparer la transformation du le monde (surtout si dans l’étude on s’arrête aux phénomène langagiers). Certes il est fort intéressant et utile de connaître la constitution de l’eau mais seulement si on n’oublie pas qu’il faut continuer à se laver et que pour se laver il n’est pas nécessaire de connaître la formule H2O, comme il n’est pas nécessaire de connaître la constitution de l’eau pour savoir qu’elle gèle à 0 degré Celsius.

Y a-t-il des points sur lesquels ils sont d’accord ? Certes : l’objet d’étude, la vision de la technique, le manque de nostalgie envers les États-nations, la nécessité de la lutte, l’importance des mécanismes de production, une aspiration à réaliser le rêve « à chacun selon ses besoins », le besoin d’aller au-delà, la critique des positions purement culturalistes des post-modernes … l’héritage du marxisme quoi ! Une querelle interne donc ? Sans doute, mais cette querelle jette une très belle lumière sur le fonctionnement de notre système, ce qui, dans une époque où l’on se gargarise avec la valeur du savoir, n’est sans doute pas inintéressant.

Postlude entre moi et vous

Dans l’entrevue parue dans le dernier numéro de Conjonctures, Negri, pas uniquement dans un but polémique, dit que « Dans le biopolitique c’est le travail abstrait qui devient concret ».

    Donc pour Kurz c’est le travail concret qui devient abstrait et pour Negri c’est exactement le contraire : mais est-ce qu’il emploient « travail concret » et « travail abstrait » dans la même acception ?

    Je crois. Les deux, contrairement à ce qu’insinue Kurz, savent de quoi ils parlent.

    Est-ce que les deux ont raison ?

    Comment en douter, après la longue prémisse de cet article ? Kurz a raison parce qu’il souligne que le travail musculaire des humains devient toujours moins important et c’est le langage et la pensée qui prennent la relève (au moins dans certains milieux). Negri a raison parce qu’il souligne que des mécanismes « abstraits » comme le langage et la pensée deviennent producteur de richesse et donc concrets.

    Ils disent donc la même chose ?

    Certes.

    Est-ce pour cela que les deux ont raison ?

    Qu’en dites-vous ?

 

30 mai 2003. Mon Walter à moi. Même pour un philosophe comme Robert Kurz, si éloigné de l’idéologie post-moderne (celle qui suce sans retenue la porosité ( !) Benjaminienne), Walter Benjamin est le dépositaire attitré de la vérité. Mais le dépositaire étant mort, il y a donc les bonnes et les mauvaises interprétations. Les bonnes étant celles qui reflètent objectivement la pensée de Benjamin : c’est-à-dire celles de l’interprète. C’est pour cela que Kurz peut affirmer que la considération de l’immanence comme intrinsèquement positive de Negri est « fondée sur une interprétation erronée de Walter Benjamin. »

Mais tous ces penseurs ne pensent-ils jamais que la pensée de quelqu’un n’existe pas ? Comment le pourraient-ils ! s’ils le pensaient, leur pensée non plus n’existerait plus ce qui serait un gros coup pour la seule chose qu’ils pensent qui compte.

 

31 mai 2003. Les choses: Avec sa détermination habituelle elle me dit qu’elle voulait prendre mes choses en main. Et, avec force, elle le fit. Ce qui, pour mes choses, n’était pas la meilleure chose à faire

 

Premier juin 2003. Limes. J’aimerais que quelqu’un me dise comme se fit-il que pour le Romains Limes voulait dire en même temps frontière et route ? Est-ce parce que les deux sont liés à la communication : l’une qui bloque et l’autre qui favorise ? Ou est-ce parce qu’une route, quand on y arrive perpendiculairement, est une démarcation qu’il faut traverser, une frontière donc ? Mais si la route peut être une frontière, est-ce que la frontière peut être une route et favoriser ainsi la communication ? Oui, si on marche main dans la main le long de la frontière, étroite.

 

 



[1] Anselm Jappe et Robert Kurz Les habits neufs de l’Empire, Remarques sur Negri, Hardt et Rufin, Édition Léo Scheer, 2003. Les remarques sont sur L’Empire et ses nouveaux barbares, Lattès 1991, de J.-C. Rufin et sur L’Empire, Exils 2000, de M. Hardt et A. Negri.

[2] À titre d’exemple : Anselm Jappe, à page 33, pour souligner que Negri n’a vraiment rien compris écrit : « C’est ce que Negri, après trente-cinq ans d’études et une dizaine de livres, a compris de Marx » ; ou Robert Kurz à page 88 : « À l’instar de n’importe quel prévisionniste ou chroniquer économique, ils fanfaronnent, de façon complètement a-conceptuelle », ce qui pour un livre théorique est loin d’être une remarque anodine.

 

[3] Conjonctures No 35, L’exode de la multitude — entretien avec Antonio Negri, Automne 2002, P. 101.

[4] Je laisse tomber les remarques que Kurz fait au livre de Rufin, d’une part parce que je ne connais pas le livre et de l’autre parce que les éléments sous-jacents sont les mêmes que ceux de la critique de Hardt-Negri.