10 mars 2002. Journée en P.

Pauvreté. Parmi les pauvretés, seule la pauvreté intellectuelle est inexcusable. Ne suffit-il pas d’ouvrir les oreilles pour s’enrichir ?

    Et ceux qui ont les oreilles bouchées ?

    Qu’ils aillent au diable.

 

Patates. « Pourquoi parles-tu si peu des pamplemousses québécois ? » Parce qu’il n’y a pas de pamplemousses au Québec. Chez nous ce sont les patates qui tiennent le haut du buffet.

 

Pis. Les veaux ne sachant pas quoi faire, le vacher cria : « Aux pis allez ! » Et ils y allèrent.

 

Photo. Une photo vaut mille mots. Parmi les mille exemples possibles en voilà un, certainement pas choisi au hasard. De combien de mots ai-je besoin pour décrire l’énorme affiche, sur la façade nord du magasin Jacob de la rue Saint-Denis, qui montre une femme en bikini, coupée au ras du pénil, faisant mine de se dégrafer le soutien-gorge ? Un nombre infini, même si on ne s’enlise pas dans les sables émouvants du désir.

Mais, une photo vaut aussi mille photos.

Redire ce que la dégrafeuse dit, requiert tout le papier Kodak de la terre, et encore...

Et un mot ?

Un mot vaut mille photos. De combien de photos ai-je besoin pour représenter un mot comme « amitié » ? Un nombre infini.

Mais un mot vaut aussi mille mots. N’a-t-on pas écrit des centaines de livres sur l’amitié ?

    À quoi ça rime, tout ça ?

    À rien.

    Ah bon !

    Tout cela pour dire qu’il n’y a pas de même ?

    Oui, pour cela aussi.

En fait je n’avais pas ni l’envie ni le temps de lui répondre. J’aurais pu lui dire que cette affiche est un chef d’œuvre au même titre que la Gioconda ou que les Demoiselles d’Avignon… Que les villes sont des musées, bien plus riches que les musées… Qu’on peut regarder la publicité avec un autre œil… Que les églises étaient bâties sur la publicité bien plus que nos villes… Que la photo remplit les trous des mots… Que les corps sans toucher sont des photos… Que les images sont pornographiques… Que la pornographie est muette… Que les religions tuèrent, tuent, tueront bien plus que les médias avec leurs photos plates et leur publicité débile… Qu’il n’y a pas de même… Que tout passe… Mais je n’ai pas le temps. Même pas le temps de l’écrire. Ce sera pour une autre fois. J’ai un autre « P » à faire avant que la soupe ne soit prête : un « P » qui me fait signe depuis quelques heures.

 

Peirce. Mon champ d’intérêt d’aujourd’hui est très restreint. Restreint au « P ». Pourquoi ? Parce que. À ce propos, poilà pelpes ponsidérations puite à une pondue au promage préparée par un puisse de penève pour prois pilles et un pomme.

Tous les champs d’intérêt devraient être assez petits pour qu’en l’espace d’une journée on puisse en faire le tour. Une bonne gouverne devrait forcer les gens, manu intellectuali, à abandonner leur champ, après un tour, pour que l’on ne s’entiche pas de son lopin et on ne devienne pas comme ce célèbre expert qui parlait de sa ronceraie comme d’une roseraie. Mais, même si je suis pour les champs réduits, je trouve que trop c’est trop. Je suis donc en désaccord avec les théoriciens de l’espace hyper-restreint comme Philip H. Devenport pour qui « les dimensions d’un champ d’intérêt ne devraient pas dépasser la portée du RIS (Rhematic Indexical Sinsign) » et qui dans leur engouement pour le dernier Peirce oublient que les RIS sont connotationis liberi si et seulement si le RIL (Rhematic Indexical Legisign) est la résultante que la dénotativité de la triade objectuale transfère par abduction de l’hic et nunc de l’actisign. Un oubli dont les conséquences théoriques vont bien au delà de la sémiotique parce qu’il crée des copulants qui ne dénotent ni décrivent mais qui « expriment simplement les relations logiques » ce qui, dans les rapports pragmatiques et παρεληλνθώς nie ce que Peirce pensait être la fonction essentielle des signes : « de rendre efficaces des relations inefficaces. » (Charles Sanders Peirce, On signs and categories, letter to Lady Welby, in « Collected papers of C. S. Peirce, Volume VIII, Reviews, Correspondance and Bibliography », page 227, Harvard University Press, 1958.)

 

11 mars 2002. Comprendre. Un certain Daniel Bougnoux, professeur de son métier, dans une revue dont l’esprit est tout dans le titre, écrit, à propos de Guy Debord : « quel archaïsme d’appeler spectacle les nouvelles thaumaturgies de l’image et du son ! Cette confusion nous ramène aux années soixante, quand la télévision faisait encore naïvement du théâtre. » Il n’a vraiment rien compris, le mec. Il n’a même pas compris le titre du livre : La société du spectacle. Il n’a pas compris que le « du » ne caractérise pas la société mais qu’il indique que c’est le spectacle qui possède la société. Il ne sait pas différencier un génitif subjectif d’un génitif objectif. Mais, on ne demande pas à un professeur de comprendre, il suffit qu’il enseigne.

 

12 mars 2002. Amphibologie. Où mettre la virgule ?

Scholam nolite delere timere bonum est.

Personnellement je n’ai aucun doute : après « timere » — et pas parce que je pense que timere bonum non est.

 

13 mars 2002. De Gaule. « Le contraste était saisissant entre l’ardeur des âmes et les ravages subis par les biens. Allons ! la France devait vivre puisqu’elle supportait de souffrir. » Cette phrase est tirée de Mémoires de guerre, du général de Gaule. Un pays qui souffre ? Connais pas ça. Un pays qui fait souffrir des gens ? Ça oui. Que dit-il encore, notre général, dans le même paragraphe : « L’avenir peut être sauvegardé, à condition, que (…) la France soit belligérante. » Il parle comme Bush et comme Powell, votre général.

 

De Gaule encore. Il faudrait introduire une nouvelle acception pour « belligérant » : celui qui gère la guerre que les autres font. L’État français de Chirac est belligérant dans ce deuxième sens. (À bien y penser même à l’époque de de Gaule il y avait plus de gestion que du travail sur le terrain de la part de de Gaule. On parlait et on laissait aux Américains, aux Russes et aux Anglais les sales travaux manuels).

 

Encore de Gaule. De de Gaulle à de Villepin : du coq au cocâtre. Et Chirac ? Le chapon. Et les poules ? Elles caquètent à la télé. Et les poussins ? Ils regardent les poules, le chapon, le cocâtre, le cow-boy et les serpents, à la télé.

 

14 mars 2002. Blair. C’est étonnant. J’ai toujours eu une antipathie très profonde pour Tony Blair mais, depuis quelques jours, je commence à penser qu’il est le plus intéressant des politiciens. Il est un des seuls qui ait compris qu’on est déjà dans l’empire et que l’empire n’est pas nécessairement l’Amérique. Il a compris ce que le nationalisme étriqué, le pacifisme d’occasion, les palabres vides et le ton de cocâtre empêchent à Chirac et à De Villepin de comprendre. Il sait que l’idéologie n’est plus ce qu’elle était, qu’elle n’est plus asservie à l’économie comme elle l’a déjà été ; qu’elle est son amie, sa meilleure amie. Il ne craint pas les sondages. Il se trompe et il continue à se tromper, sans que cela soit diabolique comme le proverbe voudrait nous faire accroire. Si l’histoire n’est pas seulement un lac débordant de merde c’est aussi parce qu’il y a des hommes qui se trompent — qui sont quelques dizaines d’années en avance et permettent, à nous qui avons le nez collé au cul de l’aujourd’hui, de ne pas nous tromper. Il est un chef, un vrai chef, comme on n’en fait plus et non pas un anodin chef d’État comme il y en a à dizaine sur terre en ce siècle d’explosions nationales. Il est un chef comme jadis furent des chef les Colomb, les St. Ignace, les Spartakus….

    Mais, dis-moi, mon ami, quelle différence avec Bush ? Lui aussi parle de justice, de paix…

    La différence est immense. Bush est un intégriste religieux comme Chirac est un intégriste nationaliste. Blair est le porte-drapeau d’une justice sans Dieu, qu’elle ne sera pas juste mais elle sera au moins un peu plus légère.

    Il appuie ce qu’il y a de pire dans l’empire.

    Oui. Mais il n’appuie pas ce qu’il y a de pire dans les nations.

Blair est ce que la gauche non révolutionnaire a su d’exprimer de plus cohérents et de plus honnête en ces dernières. Pauvre gauche ? Oui. Mais encore plus : pauvre droite. À ceux qui croient qu’il n’existe plus ni gauche ni droite ou que la gauche fait ce que la droite aurait fait et vice versa : pauvre cons, drogués à la paresse !

 

15 mars 2002 Guerre et sang. Seul le sang de mes règles me laisse indifférente, et encore ! Je n’ai rien contre les hystériques pacifistes, mais je ne supporte pas les pacifistes hystériques surtout quand ils ont plus que 15 ans.

Je ne supporte pas qu’ils s’excitent devant la barbarie de la guerre et qu’ils ignorent la barbarie quotidienne de l’école et des églises. La nôtre.

Je ne support par leur pensée bête, sérieuse et sincère, contente de prendre les causes pour les effets ; leur pensée magique qui se cache derrière le droit de la paresse ; leurs idées asséchées dans le désert de la débilité. Nos idées.

 

16 mars 2003. Réactionnaire. Je sais de quoi je parle. Pendant une dizaine d’année j’ai vécu comme si je n’avais jamais lu Nietzsche, comme si mon père n’était pas bûcheron et mes grands-parents paysans. J’étais réactionnaire. De gauche : pas dans le sens de Caton, de Dostoïevski ou de Pie XII, ni dans le sens des néo-réactionnaires qui, fatigués de leurs idées simplettes, voient le salut dans la pire tradition. Je l’étais dans le sens qui j’armais mes idées de gauche dans les dépotoirs de la droite (en cela, je suivais l’enseignement d’Adorno et l’exemple de Pasolini). Mais maintenant que les pur-sang et les ânes partagent des vieux chardons, il est temps de redresser l’échine. Et regarder loin. Abandonner les cénacles qui ont lâché le progrès dès le vieillissement de leur jeunesse et se frottent à Benjamin, à Heidegger ou à Foucault, comme jadis ils se ruaient sur Lénine, Marx ou les plus belles oies de la fermeture. Se libérer de la Mémoire, des cultures millénaires, de sens introuvable, de l’Histoire, des lieux. Arrêter de jouer avec les cadavres de Schmitt ou d’Heidegger et de se teindre en bleu pervenche ayant peur du brun et du noir.

Je sais de quoi je parle.

Assez des réactionnaire de gauche qui s’opposent au devenir du monde par peur de ce qui est advenu. Surtout de ce qui leur est advenu. Ils ont mangé des hectolitres de soupe avec tous les bavardeurs post-modernes ; le charme des idées aux ailes fragiles ne les a pas laissés indifférents et maintenant, par peur de pécher, ils satanisent tout devenir. Et la technique. Surtout. Comme Saint-Augustin, le saint qui n’a jamais été en odeur de sainteté chez les progressistes. Par pour du changement, comme le célèbre cochon, ils tirent toujours vers le bas et, dès qu’ils voient une machine, ils n’y voient plus. Incapables de la pensée purée comme leurs amis post, mais avec un penchant pour l’égalité qui les empêche de se bronzer au soleil de l’inaction, ils ne proposent que des actions réactives. Pénélopes de la modernité, ils défont le soir ce que les autres ont fait le jour. Capables de s’accepter pour ce qu’ils aimeraient être, ils crient et pleurent quand défaire est plus dur que prévu. Et quand défaire est impossible, ils chantent un passé qu’ils ont connu dans les livres. Qu’ils n’ont pas connu.

Ils maudissent le centre d’achats : l’église au centre du village était tout autre chose, qu’ils disent. Et ils y croient.

Ce sont des croyants. Des vrais. Ce sont les copains de Bush et de Ben Laden, mais ils ne le savent pas.