24 mars 2003. Angoisse. Si quelqu’un m’avait parlé d’Ulysse angoissé, je l’aurais regardé avec un sourire qui en aurait dit long sur ma considération pour ses connaissances de « Celui qui tant erra quand, de Troade, il eut pillé la ville sainte ». Même quand les choses ne sont pas très roses, entre Charybde et Scylla par exemple, là où l’étymologie pourrait donner un coup de main[1], il n’a pas l’air, je ne dis pas de souffrir d’angoisse mais même d’avoir l’esprit touché par la peur. On dira que c’est lui qui raconte l’histoire, tranquillement assis dans le palais d’Alcinoos. Et qu’un peu d’esbroufe pour impressionner Nausicaa ça sied assez bien à ce quinquagénaire sur le point de retrouver sa mémé. Qu’on ne saura jamais si, quand Scylla au « douze cous géants », baissa « ses têtes effroyables avec leurs trois rangées de crocs » il n’eut pas les jetons. Ce que par contre on sait, c’est qu’Ulysse n’est pas connu pour son amour de la vérité.

 

Ce qui est certain, c’est qu’Ulysse n’a pas la candeur du général Franks.

[Une parenthèse sur héroïsme et médias. Imaginez que les cameramen de CNN aient été là. On aurait eu droit à des entrevues ; on aurait filmé le visage d’Ulysse pendant que Scylla croquait un journaliste ; on aurait entendu les cris des marins qui tombaient à l’eau comme des étrons dans une cuvette ; on aurait eu de gros plans des yeux triste du monstre (j’ai toujours imaginé que Scylla avait des yeux de chien battu, autrement pourquoi aurait-il été si méchant ?). Oui, vous me direz, mais CNN n’aurait pas été objective, elle aurait sans doute été du côté d’Ulysse. Ok. Pourquoi seulement CNN ? Vous avez raison, il y aurait pu y avoir une chaîne maghrébine, Alger ici, une chaîne sicilienne, Mafia Today, ou même une chaîne française Associated hypocrites. Où mettre tous ces  journalistes, ces cameramen, ces hommes de relations publiques  ? et les femmes journalistes ? comment les protéger de la furie de ces brutes qui en avaient vu de toutes les couleurs et qui n’étaient pas assez intellectuels pour s’enculer ? Les bateaux n’étaient pas des porte-avions ! Il est vrai. Pourquoi pas sur un bateau à part ? Mais cela aurait tout faussé car Scylla aurait sans doute bouffé les journalistes… Au fond, c’est mieux comme ça et si aucun des marins n’a conté sa version, ce n’est pas le problème d’Ulysse, ni le nôtre, n’est-ce pas ?]

Mais pourquoi parler de l’angoisse d’Ulysse alors ? Parce que, dans la traduction de la Pléiade, l’invocation qui ouvre l’Odyssée évoque Ulysse comme celui qui « sur les mers passa par tant d’angoisses ». Cette traduction me fait penser aux films sur les Romains où le héros portait au poignet le signe de la montre. Robert Fitzgerald me semble plus attentif à la psychologie de nos ancêtres quand il traduit : « supporta en mer des nuits et des jours amers dans son cœur profond[2] ».

 

25 mars 2003. Précision. Parfois je n’aime pas ce que j’aime.

Moins bien dit mais plus précis : parfois je n’aime pas que j’aime ce que j’aime.

 

26 mars 2003. Devoir. Je suis content. Léger, comme vient de dire Louis quand je passe devant son bureau. Et pourtant je ne devrais pas. J’avais demandé à un étudiant de me donner un coup de main pour mettre en ordre un site Internet qu’il aurait pu intégrer dans son mémoire. Il a refusé.

    C’est un travail de trop bas niveau. S’il y avait de l’analyse à faire…mais, j’ai un bac !

    Pour moi aussi c’est un travail de « bas niveau ».

    Vous non plus, vous ne devriez pas le faire.

    Mais je dois.

Je dois et il ne doit pas.

Je suis léger et content parce qu’il m’indique un monde moins rempli d’imbéciles.

 

27 mars 2003. Saleté. En ces jours-ci Montréal est sale. Que dis-je, sale ? Non, elle est sordide, mesquine, infâme et vile. Plus encore, elle est affreuse, indécente, infâme, elle est… il faudrait inventer de nouveaux mots pour donner une petite d’idée de cette ville de merde au début du printemps.

Montréal est montréalaise, voilà !

Elle n’est pas une ville sale comme peut l’être Naples, Bogota ou Fez, elle est moralement sale, comme peut l’être... comme aucun humain ne peut l’être.

Quand déplacera-t-on les étiquettes morales du dos des hommes aux villes ?

La morale humaine est morte, vive la moralité vilaine[3] !

 

De place des Arts à la rue Duluth j’ai dégueulé trois fois. À la troisième, au coin de Laval et Roy, une petite dame blonde et souriante :

    Ça ne va pas monsieur ?

    Non.

    Puis-je faire quelque chose pour vous ?

    Libérez-moi de cette ville.

    Excuuusez

    Libérez-moi de cette ville et libérez-vous de ce sourire. Ce n’est pas le temps pour les sourires. Avez-vous perdu votre nez ?

Elle s’en va en marmonnant « il est fou ». Pauvre petite dame blonde souriante qui ne sait pas que c’est elle la folle. Elle qui se promène dans cette ville de merde, comme si elle était dans une ville normale.

Aujourd’hui j’aimerais mieux être un néphron pyélitique plutôt qu’un humain parmi ces canailles de maisons qui chient leur malheur dans les ruelles putrides.

Saddam, un monstre sanguinaire ?

Bush, un con mortifère ?

Mais regardez votre ville, Montréalais de merde !

Elle est même pire que de Villepin !

 

28 mars 2003 Suicide. Allah sait si je suis contre le gens qui se font exploser pour en tuer d’autres. Je trouve cela politiquement myope, humainement triste et hygiéniquement dégueulasse, surtout, si on mange des pois chiches et des fèves depuis des années comme en Palestine. Mais je ne suis pas contre les Irakiens qui se font sauter devant les soldats américains. De la merde à la figure c’est tout ce qu’ils méritent, les Américains.

 

David et l’Irak. J’espère ne jamais croiser un juif pratiquant critiquant la « ruse » des Irakiens qui emploient n’importe quel moyen pour résister au géant américain. Mais si j’en trouve un, je lui mets le nez dans le caca de la Bible là où David…

 

29 mars 2003 Encore un thème lié à la merde : je m’aperçois que ce n’est pas tellement une semaine d’étymologie, c’est surtout une semaine de merde avec cette merde de guerre d’Irak, cette merde de règles qui me font un mal chien et, cette merde de travail qui m’emmerde. J’ai deux manières de caresser mes livres : dans la première, après voir fait glisser l’index et l’annulaire, légèrement pliés, le long de la tranche, je fais coulisser le volume, sans le soulever, de quelques centimètre comme pour m’assurer qu’il est vivant ; dans la deuxième, je fais coulisser le livre et ensuite je le prends entre l’index et le pouce que je fais coulisser vers le haut comme si je voulais enlever un préservatif.

La deuxième manière est un indice sûr que les choses pourraient aller beaucoup mieux.

Hier soir, après m’être pomponnée comme quand ça ne va pas, j’ai commencé à parcourir la section poésie à partir de la lettre « T ». Je me suis arrêtée sur la couverture rugueuse d’un livre brun. Couleur merde. C’est quoi cette merde de livre ? Verlaine, Œuvres libres, sous le nom du licencié pablo de herlagnez à ségovie[4] 1868. Je me rappelle, maintenant. C’est un vieux livre acheté chez Côté. Un tirage de seulement quatre cents exemplaires. Oui, je me rappelle. Je l’ai payé assez cher. C’est écrit : 350 $. Œuvres libres, c’est-à-dire œuvre cochonne. Je ne me rappelais pas que chaque poème commençait avec une lettrine sur un dessin porno. Voyons les titres. Le dernier poème c’est un sonnet (Sonnet du trou du cul) de Verlaine et Rimbaud. Rimbaud ? 1868 ? mais il avait seulement quatorze ans ! Ce n’est pas possible. Ce livre est une arnaque. La tricherie de la date, ça va encore, mais est-ce que Verlaine est vraiment l’auteur ?

Sonnet du trou du cul

par

Arthur Rimbaud

et

Paul Verlaine

 

Obscur et froncé comme un œillet violet

Il respire, humblement tapi parmi la mousse

Humide encore d’amour qui suit la pente douce

Des fesses blanches… etc.

 

Ça ne doit pas être Verlaine. On m’a eue. Je veux quand même vérifier dans la Bible des parvenus de la culture. Je ne trouve pas les œuvres de Verlaine. Où les ai-je foutues ? Voilà la pléiade de Rimbaud : Les Étrennes des orphelins… Les corbeaux… L’orgie parisienne… Michel et Christine… Une saison en enferIlluminations... Ver erat, et morbo Romae languebat inerti… Conneries… Obscur et froncé comme un œillet violet… c’est l’incipit du sonnet… page 207, dans Stupra. Ouais… donc c’est du Rimbaud et non du Verlaine. C’est quoi ce bordel de merde. Allons voir les notes… page 207.. Une lettre de Delahaye à Verlaine « (…) je t’enverrai les trois sonnets obscènes dont je t’ai parlé » Donc c’est Rimbaud. Quelques lignes après : « La première fois ils sont publiés par Breton et Aragon dans la revue Littérature… Le sonnet du trou du cul figure également dans Hombres, le recueil de pièces sodomitiques de Verlaine (…) les quatrains sont l’œuvre de Verlaine et les tercets de la main de Rimbaud. » Donc mon livre n’est pas une arnaque complète. Même pas une arnaque du tout, sans doute. 1868 doit être l’année de fondation de la maison pablo etc. Merde, quelle conne !

 

30 mars 2003. Discret. Le théorème de Nyquist m’a toujours fasciné. Il dit qu’un signal analogique (comme la musique que je suis en train d’écouter en ce moment), lorsqu’il transite à travers un filtre (comme mes oreilles, qui sont en train de couper toutes les fréquences plus hautes que 16 000 Hertz), peut être transmis de manière discrète (avec un nombre fini d’éléments) sans que de l’autre côté du filtre (de l’autre côté de mes oreilles dans mon cas) on ne s’aperçoive de la différence. Pour que cela soit vrai, il suffit que le nombre d’échantillons soit supérieur ou égal à deux fois ce qu’on appelle la largeur de bande du filtre (dans mon cas donc au moins 32 000 échantillons par seconde). Il m’a toujours fasciné parce que c’est comme si on pouvait faire plein de trous sans que personne ne s’en aperçoive.

Pas comme dans le gruyère, mais comme dans l’eau.

Imaginez, si on pouvait appliquer le théorème de Nyquist à la vie : on pourrait enlever tous les instants de malheur sans que la vie ne se raccourcisse.

    Impossible !

    Pourquoi ?

    Parce que c’est le malheur qui crée le temps, qui fait que la vie dure. Quand on est heureux le temps vole, disparaît.

    Ouais… t’as sans doute raison… sans malheur, on se retrouve à vivre hors du temps.

    Voilà pourquoi on ne peut pas l’enlever. On ne serait plus des humains. On ne serait que des animaux…

    J’avais un fil… Hors du temps… Toujours dans le présent…

    C’est bien ça être des animaux…

    Ne m’interromps pas, s’il te plait… j’ai reperdu mon fil… donc si dans la vie on fait des trous… à la bonne place… en enlevant le malheur… à la bonne fréquence… on n’aurait pas de changements perceptibles de la durée de vie tout en changeant la vie en bien… donc en rendant la vie discrète… j’y suis… peut-être… selon Nyquist des signaux discrets permettent d’avoir toute l’information d’un signal continu et, par analogie, une vie discrète tout en étant complète pourrait être moins malheureuse… si on fait les trous à la bonne fréquence…

    Et la bonne place…

    Et à la bonne place… tu suggères que si, par erreur, on faisait des trous dans le bonheur… ce ne serait plus des trous dans l’eau mais dans la chair…

    On aurait une vie complètement dans le temps…

    Dans le passé.

    Je commence à comprendre pourquoi ce théorème te fascine.

    Moi… je ne sais plus.



[1] Angoisse dérive du latin angustia qui signifie étroit. Même au sens moral comme : angustiae pectoris, par exemple, était synonyme de mesquinerie. Va comprendre l’évolution des mots ! Notre angoisse est bien plus proche de l’angor latine qui a donné l’angine (souvent pectoris aussi). Mais à notre époque on est angoissé (ce qui, si le français avait suivi en ligne directe la langue latine, voudrait dire qu’on est imbécile) et non anginé (oppressé ou inquiet). Une autre note par rapport à la langue : en français on tombe de Charybde en Scylla, en italien on tombe dans l’autre sens de Scylla en Charybe. Va savoir pourquoi !

[2] Weathered many bitter nights and days in his deep hearth at sea.

[3] Encore une note étymologie, c’est la semaine ! Vilain provient de « villanus » celui qui habite la « villa » (ferme ou maison de campagne au sens premier, même si déjà à l’époque de Cicéron on parlait de villa rustica et villa urbana) et ville — pas tellement dur à deviner — de villa aussi. Donc une moralité vilaine est une moralité de ville avec une certaine connotation de laideur, comment le nier ? Par contre une « ville vile », n’est pas un pléonasme même pas du point de vue étymologique (« vile » provient de vilischeap comme on dit en bon français — et non de villa).

[4] pablo, herlagnez et ségovie, tout en minuscule.