31 mars 2003. Rencontre. Dans une vie on fait quelques grandes rencontres. Un amour — deux maximum —, une poignée d’amis et quelques écrivains. Je parle des grandes rencontres, de celles qui laissent comme signe un enfant ou une Histoire.

Non pas des anecdotes ou des événements éparpillés qui brillent, quelques minutes ou quelques lustres et puis s’éteignent, comme la vie des vieux dans le sommeil, mais l’Histoire.

Non pas l’Histoire avec un grand H des philosophes mais notre Histoire. La Mienne. La Tienne.

Cette Histoire que nous sommes.

Hier j’ai rencontré J. M. G. Le Clézio dans Révolutions. Peut-être une grande rencontre. Peut-être.

En vieillissant, même les optimistes les plus lourds ont le pied léger sur l’accélérateur.

Peut-être.

On verra.

 

Elle a posé sa tête sur l’épaule de Jean, elle s’est endormie tranquillement dans les cahots de la route, et la nuit tombait.[1]

J’ai fermé le livre et, pendant des heures, j’ai regardé les braises se voiler de cendre comme le faisaient mes ancêtres.

Évidé de mes historiettes

perdu dans mon Histoire

remplie

de Mariam avec son pain écrasé par les tanks

de la tête de Ratzitatane qui demanda trois coups à la hache

de Inge trop belle pour ce bâtard de John James

des souffrances de Catherine Marro qui porta Rozalis à Jean

de Santos Balas

des espoirs de Jean Eudes et de Marie Anne chassés de leur Bretagne en haillons —

la Bretagne en haillons.

de la violence brumeuse de Londres et de celle, brumeuse, de Mexico

des révoltes des esclaves aux îles Maurice

de la Kataviva

de l’infecte guerre d’Algérie, foisonnante de tortures et de morts

de la pas très jolie Jeanne Odille et de son mariage avec l’âme de Santos

de la gifle de Rita

des grains de beauté de la chaste Alison — forte en sexe

de mister Lerou-ou-oux

de la Méditerranée, de Marseille et Empédocle et Anaxagore et Parménide

du pavillon des déments séniles

de Charles VIII et du 28 juillet 1488

d’Aurore de Sommerville plus forte que la vie

de Jémima-Jim au nom loyal

de Balkis fille de Balkis dormant dans le creux des racines

des tomettes fraîches

de l’appartement de tante Catherine

de Somapraba et du banquier Chemin

de septembre 1792 et des Allemands qui abandonnent

du ravin que Jean, seul, retrouvera

de l’espoir de Mexico et de l’orgueil de Pamela

des petits qui inventent des révolutions

de ceux que les révolutions tuent

de ceux qui tuent les révolutions

des peaux lisses

 

Premier avril 2003 Bâtiment. Comme tout vrai peintre en bâtiments, il n’employait que le bleu marine.

 

2 Avril 2003 Le Clézio. Je voulais être sûr que la rencontre aurait pu être de celles qui laissent un signe, même sur une peau tannée par l’âge. J’ai donc lu mon deuxième Le Clézio (Cœur brûlé et autres romances, Gallimard, 2000). Il est vrai que c’est un petit livre, mais je l’ai lu en m’arrêtant une seule fois, pour mettre une nouvelle bûche. On pourrait dire, sans trop exagérer, que je l’ai lu d’un seul trait. Dernière phrase : Aujourd’hui, j’ai quitté l’incertitude de l’enfance et je marche jusqu’à ma mort sur la même route, comme doivent le faire les hommes.

J’aimerais l’avoir écrit.

Comme tous mes amis qui se vautrent dans l’écriture, j’ai toujours pensé que c’est le premier paragraphe qui dit comment le récit récitera[2], mais j’ai l’impression que dans Le Clézio c’est le final qui donne le ton. Ses finaux ouvrent la porte aux vents accumulés dans la lecture qui vous apeurent avec leurs hurlements dans les crevasses, leurs sifflements sur les crénelures et leurs gémissements entre les planches sèches de l’esprit. Les vents qui emportent tout ce qui n’est pas cloué aux phrases mille fois répétées.

Voici un autre exemple (le final de Vent du sud) : Vous dites des choses, vous avez mal et vous pensez que vous pouvez en mourir, et quelques années plus tard ce n’est plus qu’un souvenir.

J’aimerais l’avoir écrit.

Est-ce une grande rencontre, de celles qui contribuent à bâtir notre Histoire ? Je ne sais pas encore. Je veux être prudent, comme je ne l’ai jamais été — en littérature. Je veux lire encore trois ou quatre livres, avant de le mettre avec Berger et Ducharme.

Ducharme et Le Clézio ont eu un grand succès très jeunes — à vingt-trois ans Le Clézio, à vingt-quatre Ducharme — mais ce n’est pas cela qui fait que Le Clézio admire Ducharme.

Les deux refusent le spectacle,

écrivent des récits philosophiques enveloppés d’actions,

leurs phrases sont des coups de couteaux

naviguent dans la souffrance des enfants et des adolescents,

engagés, très engagés, mais jamais corrects comme les criards de leur génération

qui crurent faire une révolution et qui sont installés sur leurs vieux mots.

L’un aime beaucoup voyager, l’autre ne bouge jamais de son trou.

Est-ce important ? Depuis quand les voyages changent quelque chose à notre regard sur le monde ? Changent-ils le regard que le monde a sur nous ?

 

Est-ce une grande rencontre ?

Peut-être. On verra.

 

3 avril 2003 Capitulation. Je pensais être guéri. Que c’était un peu comme la rougeole, qu’une fois qu’elle nous avait eus, elle ne nous aurait plus. Je m’étais trompé. Le virus m’a envahi après trente-cinq ans de répit. Il a encerclé mon esprit et y a fait deux ou trois incursions pour exhiber sa force. Il a attaché à ses chars les statues patiemment dressées depuis quelques décennies et… plouf… dans un nuage de poussière : Kant, Derrida, Aristote, Wittgenstein, Plotin, Adorno… tous en poussière.

Pourtant, j’aurais pu me défendre. J’avais eu des signes assez clairs d’une attaque imminente et deux ou trois occasions de dresser des barricades. Mais je n’ai rien fait, rien. Fiat voluntas fabulae.

La première fois, ce fut il y a quelques mois, quand j’ai relu l’Idiot. Je ne l’ai pas lu comme Madame Bovary, quelques semaines auparavant, comme je lisais les romans depuis une trentaine d’années. Je ne l’ai pas lu, je me suis fait lire. Fini le détachement de l’intellectuel malin faisant des considérations plus ou moins intéressantes, parfois plus. Entouré d’un halo de quelques mètres d’épaisseur, je ne pouvais plus avoir de contacts avec le monde, faux, hors du roman. Avec Flammes et Lilas, ce fut la même chose, et puis avec Révolutions et Cœur brûlé. Finies les lectures intelligentes. Fini le roman qui est philosophie. Je suis revenu au roman air, au roman eau. J’ai recommencé à me faire dévorer par le virus des romans.

 

Synonymes. Est-ce normal que dans la partie synonymie et analogie de « livre » du Grand Robert il y ait 255 mots ? Est-ce normal, si on considère qu’amour en a 88, que guerre ne dépasse pas 167, qu’ornithorynque n’en a aucun, qu’homme arrive à 204 avec des efforts surhumains ? Vous me direz que femme en a 394… Mais les femmes s’emploient à toutes les sauces ! Il est vrai que même les dépravés qui aiment les livres plus que la vie ne peuvent pas préférer les livres aux femmes.

 

4 avril 2003 Cochons et chiens. Depuis des années je lui répète que les cochons sont très intelligents. Qu’ils apprennent beaucoup plus vite que les chiens, qu’ils s’affectionnent aux humains, qu’ils ressemblent aux hommes beaucoup plus que les singes… Elle trouve que j’exagère.

Hier, dans une émission scientifique sur les cochons, un expert disait qu’un cochon peut apprendre en dix minutes ce qui demande quinze jours à un chien très intelligent. Maintenant elle fait mine de me croire.

 

5 avril 2003. Vaches et femmes. On est habitué à entendre des épithètes, tirés des bovidés femelles, collés aux femmes qui ne se comportent pas comme leurs gardiens — maris, pères, fils, amis, amants — le voudraient. Par contre, tous mes amis qui ont vu les vaches surtout sur la boîte de la Vache qui rit, trouvent étrange qu’on donne des épithètes tirés des homines sapientes sapientes femelles aux vaches qui ne se comportent pas comme leurs gardiens le voudraient. Et pourtant, le vaches sont des putes, des garces, des pouffiasses, des salopes si la nuit elles vont faire un tour du côté de la nouvelle herbe — quand j’ajoute que les plus vaches, pardon, les plus filles de putes, s’éloignent avec le cou tendu pour ne pas faire osciller leur clarine, ils ont le culot de me dire que j’ai vu trop de dessins animés ; elles sont coquines quand elles font semblant de ne pas entendre les cris du vacher pour pouvoir écrémer le long de la ligne du pâturage du lendemain ; elles sont des tribades quand elles ne se lèchent pas seulement le cou ou les oreilles, des enjôleuses si elles vous caressent le dos avec leur mufle, des saintes nitouches quand elles excitent avec de rapides coups de langues les plus naïves pour qu’elles les sautent sous les yeux du vacher qui risquera de casser sa verge dans la fougue du châtiment ; des… La liste pourrait remplir des écrans et des écrans pour vous convaincre que les femmes et les vaches, dans certains milieux pas trop raffinés, je l’admets, semblent s’habiller chez le même tailleur de mots. 

 

Vaches dagornes. Et que dire de ceux qui croient qu’un vache dagorne a une corne de trop ? Qu’ils sentent la vache à Colas ? Ils ne comprendraient pas. Et pourtant la vache qui rit a deux cornes : « mais c’est un simple dessin, ce sont les taureaux qui ont de cornes ! ».

 

Vaches et masculin. Une autre chose très peu connue, c’est que, parfois, on donne aux vaches des noms masculins et pas parce qu’elles sont des tribades — toutes les vaches le sont — mais parce que… parce que je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que la vache de la tante de mon cousin Mario s’appelait Renato (masculin) et non Renata (féminin) et ma vache préférée s’appelait Arditu (masculin) et non Ardita (féminin).

 

6 avril 2003. Prendre de l’air dans un jardin sur la IsmaningerStrasse à Munich en 1952. C’était au mois d’octobre 1952 et, pour fêter mon huitième anniversaire, on me laissa aller au zoo de Munich avec Arnold et ses parents. Mon père nous emmena à la gare de Zugskirk où, sans doute parce que c’était dimanche, nous étions les seuls à prendre le train de six heures dix. À huit heures et demie nous arrivâmes à Munich où Ludwig, un homme dans la cinquantaine coiffé d’un borsalino gris, nous accueillit sans un sourire. « Qui est ton ami ? », demanda-t-il à Arnold d’un ton mielleux. La mère d’Arnold répondit à sa place.

    Vous fréquentez les Weisenstein !

    Arnold est en classe avec Theodor.

Il me demanda comment c’était la vie en Amérique. « Je ne me rappelle plus. Il y a six ans que nous sommes rentrés. J’avais juste deux ans. »

    Ton père ? Toujours instituteur ?

    Oui.

L’oncle d’Arnold me fut tout de suite très antipathique, surtout à cause de sa voix fort aiguë et de sa manière froide de me parler, comme si j’étais un homme. Un homme qu’il n’aimait pas. Son manque d’intérêt, clairement affiché, pour tout ce que je faisais, ne fit qu’accroître l’antipathie. Et puis… son énorme cou rougeâtre, sa petite tête conique, son énorme ventre, ses mains grasses et poilues, son nez en lame de couteau et la manière qu’il avait de croiser ses petites jambes qui paraissaient avoir été collées au ventre pour l’empêcher de rouler… Devant la cage aux tigres, j’imaginais que le tigre le plus gros s’enfuyait et...

La visite au zoo fut assez courte — au moins ainsi me sembla-t-il — mais ce fut surtout notre halte devant la cage aux panthères qui fut particulièrement brève : une panthère noire dessinait un cercle après l’autre, en nous regardant sans nous voir, sans jamais changer de rythme, pendant que deux autres somnolaient sous un arbre rachitique. L’élégance et la force de la démarche me transportèrent dans la jungle où je plongeai dans un lac rempli de crocodiles pour sauver Jane qu’un vieux, une copie parfaite de Ludwig, avait enlevée.

    Theo… Theo…

Ce n’était pas la Jane de Tarzan qui m’appelait mais l’autre Jane, celle qui marchait à côté de Ludwig vers la cage aux lions. La mère d’Arnold, belle comme... comme… il n’y avait rien de beau comme elle.

Nous restâmes plus longtemps devant la cage aux lions, car c’était l’animal préféré d’Arnold.

    Moi, je préfère les panthères…

    Moi, les lions…

    Les panthères sont plus élégantes…

    Mais elles n’ont pas de crinière…

    Et alors ?

    Elles sont comme des chats… des gros chats… Je préfère les lions.

    Moi, les panthères.

Voilà, madame Ingrid était belle comme une panthère.

« Il est midi, les enfants, on va manger. Ernst nous a préparé une bonne choucroute munichoise », nous dit-elle en posant ses mains de fée sur nos têtes. Pour qu’elle me parle un peu plus, je lui demandai qui était Ernst.

    Ernst ? Un autre oncle d’Arnold.

    Votre frère ?

    Non, Ludwig est le frère du papa d’Arnold.

    Ernst aussi, alors !

    Pas vraiment. Il est un oncle spécial.

    Comment spécial ?

    Ce n’est pas important. Va rejoindre Arnold.

Je m’éloignai lentement mais j’eus le temps d’entendre le gros cochon dire à madame Ingrid : « Curieux comme tous les… » et elle de lui répondre de se taire, que j’étais très malin.

 

Les deux oncles d’Arnold habitaient dans une vieille maison avec un énorme jardin sur la IsmaningerStrasse. Une maison qui avait été démolie dans les années soixante pour faire place à un centre des congrès. Après la vente de sa maison, Ludwig est venu passer les dernières années de sa vie à Zugskirk où il pestait toujours contre ces damnés commerçants qui transformaient tout en magasins ; qui auraient vendu même leur mère pour avoir un peu d’or. Pendant les quelques vingt ans qu’il vécut à xxxx, il ne salua jamais mes parents ni nos cousins ni les Herntein. La femme qui faisait le ménage chez lui, une amie de ma mère, n’arrêtait pas de dire que si elle n’avait pas eu besoin de quatre sous pour faire étudier sa fille, qui « était tellement bonne en maths », ça aurait fait longtemps qu’elle l’aurait laissé dans ses horreurs. « Des horreurs que vous ne pouvez pas imaginer, madame. »

Dès que je fus un peu plus malin, moi non plus je ne le saluais plus.

Mais revenons à Munich en 1952.

 

Ernst était un jeune homme dans la vingtaine, aux manières très affectées et qui, quand monsieur Ludwig lui pelotait la main, souriait en baissant la tête comme ma sœur aînée avec son fiancé. La choucroute était dégueulasse. Je pense que les adultes non plus ne l’aimaient pas parce qu’ils continuaient à ingurgiter de la bière. Même madame Ingrid buvait. Après quatre ou cinq bocks et d’innombrables rots, Ernst commença à gueuler contre l’Amérique, ce règne de l’argent et de la démocratie mercantile qui aurait réintroduit la barbarie. C’est à ce propos que Ludwig ajouta : « New York deviendra leur tremplin pour la conquête du monde. » Une observation que je n’ai jamais oubliée[3] et à laquelle j’ai repensé hier soir en écoutant une émission à TV5 sur la guerre en Irak où, sans trop de finesse, l’on faisait comprendre que le lobby juif new-yorkais… Je n’avais pas compris à qui le « leur » de Ludwig faisait référence, Je trouvais fantastique qu’ils partent d’une ville avec un nom si beau pour conquérir le monde. Je demandai à Arnold s’il savait qui ils étaient.

    Papa… Papa… Theo veut savoir qui sont ces messieurs qui veulent conquérir le monde.

    Ce sont les commerçants, lui répondit madame Ingrid qui, comme disait ma mère, avait l’intelligence d’intervenir au bon moment pour empêcher que les bêtes de son entourage…

« Mais les commerçants ne sont pas des soldats, madame », lui dis-je, je ne sais plus si pour parler un peu plus avec elle ou parce que j’étais vraiment curieux.

    Tu as raison… 

    Non, il n’a pas raison, cria Ernst avec ses petits yeux rouges de sang dans un visage blanc comme sa chemise. Il n’a pas raison. Les juifs sont en train de transformer la terre en un énorme centre d’achat où…

    Tais-toi ! Arnold, Theo, venez, on va dans le jardin prendre un peu d’air.



[1] J. M. G. Le Clézio, Révolutions, Gallimard, 2003.

[2] À ce propos j’ai lu, je en sais plus où, des considérations fort pédagogiques de Julien Gracq.

[3] New-York wird ihr Springbrett sein um die welt zu erobern. En fait c’est l’expression allemande qui ne m’a jamais abandonné.