3 novembre 2003. Corse. Une émission sur la Corse avec quatre ou cinq journalistes, tous passablement agressifs. Il est le chef de je ne sais pas quel parti indépendantiste. Ils veulent le forcer à condamner le tueur d’un préfet (dont je ne me rappelle pas le nom). Il refuse : il dit qu’il condamne l’acte, mais qu’il ne peut pas condamner les individus. Ils le traitent de lâche et d’hypocrite. Ils se moquent de sa logique. Ils s’admirent, fiers. Il répond qu’il s’agit d’un problème politique et qu’on peut donc condamner une action sans condamner les individus. Ils ne le prennent pas au sérieux. Ils crient. Il lève la voix.

Je ferme la télé devant le massacre à la raisonneuse de cet homme qui a raison.

Il a raison du point de vue politique, la seule raison qui devrait compter dans un tel débat. Et le point de vue morale ? À ceux qui croient qu’un point de vue morale soit autre chose qu’un point de vue politique et à ceux qui pensent à la morale comme étant autre chose qu’un ramassis de préjugés, il faudrait demander si les juges ne sont pas les délégués de la justice humaine, si Dieu ne s’est pas arrogé le droit de juger ce que la justice humaine ne peut pas atteindre.

À moins que la télé et la communication ne soient les nouveaux canaux du jugement.

 

4 novembre 2003. Fichus. C’est un hasard, un mauvais hasard. J’ai lu Fichus[1] à un moment où, centenaire oblige, tous parlent de Adorno. Même ceux qui l’ont complètement délaissé pour le plus tragique Benjamin, même ceux qui se sont acharnés à ériger une frontière sans générosité entre les deux amis. En 2001 Derrida reçut le prix Adorno et tint « un modeste et sobre témoignage de reconnaissance » publié en Fichus. Le titre prend origine d’un rêve que Benjamin raconte dans une lettre d’octobre 1939 à Gretel Adorno. Un rêve, en français, où « il s’agissait de changer en fichu une poésie».

Dès que Derrida ne résiste pas à la tentation d’introduire Benjamin, c’est fichu.

Pour une fois le magicien du discours, n’a pas été à la hauteur de sa renommée. Trop confiant en ses moyens rhétoriques, il espérait sans doute rendre hommage à l’un en passant par l’autre. Il n’a pas réussi. Il a rêvé de la « possibilité de l’impossible », mais, lui si loin d’Adorno — quoiqu’il dise devant l’assemblée de primeurs — lui, pas assez Benjaminien, s’est mis, plutôt prosaïquement, dans l’impossibilité de l’impossible. L’héritage adornien dont il nous parle sonne artificiel et académique. Manque d’amour, on dirait. Ce n’est pas un hasard s’il fait parler Adorno de Benjamin et non le contraire.

Est-ce indécent ?

 

5 novembre 2003. Littersophy. Derrida résume très bien l’un des refrains les plus à la mode des philosophes et des sociologues d’aujourd’hui : « la littérature et les arts sont plus philosophiques, plus critiques, en tout cas, que la philosophie ». Les artistes et les simples lecteurs le disaient depuis toujours, mais ça ne comptait pas : il fallait le sceau d’authenticité des détenteurs de la vérité.

Mais, encore une fois, ils sont en retard. Ils n’ont pas encore vue que la séparation dont ils parlent n’existe plus depuis quelques millénaires. Il faut surtout espérer que, pour être « plus philosophiques », ils ne commencent pas à chercher la vérité en écrivant des romans.

 

6 novembre 2003. Je me souviens. Pour les choses « importantes », tout souvenir est la négation même de ce dont on se souvient : on pourrait même prendre ce constat (et qu’il s’agisse d’un constat, c’est très facile à constater) pour la définition d’événement, de sensation, de sentiment importants.

Quand je dis « je me souviens de… », quelque chose quitte sa place dans la chambre obscure de l’oubli pour se présenter dans la vaine clarté du jour d’hui.

Tout souvenir, qua souvenir, est faux.

Comme aurait pu dire Freud : on ne se souvient que quand on s’oublie.

 

7 novembre 2003. Proust. Je ne comprenais pas pourquoi certains de mes amis, tout en aimant énormément la lecture, n’embarquaient pas dans La recherche.

Qu’ont-ils donc ?

Qu’a-t-elle ?

Tout à coup, en lisant un passage de Crime et châtiment, j’ai compris. Mes amis ont besoin de trois dimensions pour ne pas s’emmerder et le roman de Proust n’en a que deux. Une intelligence extrêmement raffinée permet à Proust de ne pas s’engoncer dans les profondeurs de l’esprit tout en donnant l’illusion de la profondeur avec ses innombrables ramifications qui ne mènent jamais hors du plan paisible du soi. Une trame serrée, riche, régulière mais sans changement de plan.

On ne tombe jamais, car si on tombe on tombe hors du roman. Si la fine toile des mots se casse (parce qu’on est trop lourds, parce qu’elle est usée ou, plus simplement, parce qu’il était temps) on tombe hors du roman et alors Proust non seulement est incapable de nous suivre mais il ne peut même pas voir que l’on est sorti car la toile est immédiatement réparé par les centaines d’araignées couseuses que l’accompagnent.

On ne s’envole jamais, car si on s’envole on s’envole hors du roman

On parcourt un circuit ténu comme la toundra arctique ou un simple rosier serait un monstre difforme. Notre simple passage déforme le terrain, donnant ainsi l’illusion, quand nous revenons, de ne pas revenir.

Proust est le magicien qui a montré l’inutilité de trois dimensions. Pourquoi trois si deux suffit ? Sans doute que, malgré les apparences, Proust était fasciné par l’efficacité et l’économie.

 

8 novembre 2003. Amoureuse de l’amour. Elle me dit que T. a toujours été amoureuse de l’amour. Que veut-elle dire ? Que le mot « amour » crée l’amour. Cela n’a pas besoin d’être redit. Surtout pas avec une tranquille méchanceté à fleur de lèvres. Est-on plus « correctement » amoureuses quand les hormones frappent aux parois glissantes de désir ?

 

9 novembre 2003. 11 septembre. Depuis la construction du temple blanc d’Uruk on a eu à peu près cinq mille 11 septembre, parmi lesquels certains sont plus dignes de célébration que d’autres. Le 11 septembre 2003, par exemple, jour de la naissance de Adorno.



[1] Jacques Derrida, Fichus, Galilée, 2002.