24 novembre 2003. Doutes. Je n’ai pas de bonnes raisons d’en douter, mais je doute. Elisabeth O’Connors écrit, dans The Gay Baby Boom, qu’en 2002, aux États-Unis, il y avait 14 000 000 d’enfants avec au moins un parent gay ou lesbienne[1]. Étant donné que les État-Unis, toujours en 2002, avaient 280 000 000 d’habitants dont 21 % avaient moins de 15 ans, le nombre total de kids était 59 000 000, ce qui implique que 23,7 % des enfants avaient au moins un parent qui se déclarait gay. Pourquoi douté-je ? Parce que cela me semble beaucoup, surtout si on considère que dans la définition de parents gays on ne considère pas des « parents avec d’autres identités queer (trans et bisexuels, par exemple) ». Beaucoup, parce ce sont des homosexuels déclarés et je doute qu’au Texas, dans le Montana, dans le Nord et le Sud Dakota…

Je n’ai aucune raison de douter mais, quand je pense que les couples gay ont généralement un seul enfant et que la moyenne d’enfant par couple est de 2,6, je dois induire que le pourcentage d’enfants avec des parents gay est encore plus élevé. De combien ? Je ne sais pas. Les calculs deviennent compliqués, parce qu’il faudrait connaître le nombre de familles monoparentales, le nombre de couples sans enfants… Mais même si ce n’est qu’un enfant sur quatre qui a des parents gay, je trouve que c’est beaucoup. Je n’ai pas de bonnes raisons pour trouver que c’est beaucoup, je le sais ; je sais qu’extrapoler du petit nombre de mes amis et de mes connaissances n’a aucune valeur scientifique même si mon milieu, comme celui de l’enquête, est constitué surtout de couples de race blanche de la classe moyenne, mais je ne peux pas m’empêcher d’extrapoler.

Beaucoup, parce que l’on ne considère pas les braves pères de famille qui se découvrent gay à quarante ans mais ne se « déclarent » qu’à cinquante, quand les enfants sont assez grands pour comprendre ; quand les enfants ne sont plus des enfants au moins au sens de la statistique d’Elisabeth O’Connors. Beaucoup, parce que je croyais que les homo n’étaient pas bobo, gogo, dodo comme les autres.

La force de mes impressions ne peut rien contre la force des nombres, la légèreté de mes opinions ne peut pas résister à la violence des chiffres… et pourtant. Et pourtant, j’ai l’impression qu’il y a anguille sous roche… Que les chiffres sont gonflés pour… Pourquoi ? Je ne le sais pas… Un nouveau marché ? De nouveaux toutous ? Des couches différentes selon le genre des enfants[2] ? Je ne le sais pas.

Je n’ai aucune raison de douter, mais je doute. C’est ce qu’on appelle de la rigidité intellectuelle : de la bêtise, quoi ! J’imagine que cela vous arrive aussi de savoir qu’il est préférable de ne pas douter et de douter.

Dès qu’on doute on ne sait plus s’arrêter.

 

25 novembre 2003. Chaîne de mots. Pour les curieux que les nouveautés animent, l’ignorance est un réservoir de plaisirs inépuisable, celle de la langue en particulier. À quatre heures du matin, en attendant que la lumière autorise mon départ, je lisais un livre dense de légèreté, L’histoire de Vénus et Tannhäuser de Aubrey Beardsley[3], le seul livre, je crois, écrit pas ce singulier illustrateur qui chuta avec Wilde.

Tannhäuser s’éveilla « dans une chambre étrangère » après une heure passée dans les bras de Venus et « il songea au " Roman de la Rose " [et] à un merveilleux pantalon de blonde ». Mes yeux qui fouinaient déjà dans les mots de la phrase suivante furent ramenés, sans trop de ménagement, par un cerveau déséquilibré, sur « blonde ». Pour moi une blonde était une blonde (et depuis que je suis au Québec une blonde est aussi une petite amie), et un pantalon de blonde… Je ne comprenais pas. Détour par le Robert : « Dentelle légère, faite à l'origine de soie écrue ».

Et voilà que je rêve déjà d’écrire une histoire où le héros rêve de pantalons de blonde.

Mais il arrive que ni le Robert, ni le Littré, ni le Trésor, ni le Dictionnaire de l’ancien français… il arrive qu’aucun des dictionnaires qui se pavanent sur les étagères de la chambre d’amis ne calme ma soif. L’ignorance de la langue n’apporte donc pas que des plaisirs !

L’ignorance, comme certains de mes collègues, a des réserves insoupçonnées d’irritation. Toujours aux trousses de mon Tannhäuser, quelques pages après « blonde », je trouve Venus qui décrit Adolphe, son unicorne : « blanc comme lait de la tête aux pieds sauf ses yeux noirs, sa bouche et ses narines roses et son jacques écarlate. » Son jacques ? Qu’est-ce que ce jacques ? Est-ce l’équivalent de jules? C’est, maintenant, en écrivant que je comprends que « son jacques » est son… J’ouvre le Delvau, pour m’assurer, C’est bien cela : « Jacques, le membre viril ». Qu’j’suis con ! L’irritation se transforme en exaspération : pourquoi est-ce que je tombe toujours dans le piège que les mots me tendent ? C’est comme si, par moment, la lumière des mots, au lieu d’être orientée devant mes pas, au lieu de me montrer les objets qui risquent de me faire tomber, était pointée vers mes pauvres yeux faibles — comme quand, jeune drogué de jeunesse, j’étais aveuglé par la lumière d’une partie du corps des femmes et j’étais incapable de voir la personne. (Si j’étais dans un mood plus philosophique je me demanderais s’il est possible de voir une personne.)

Jacques appela jacquet (qui, dans mon dialecte, est un veston tandis qu’en français est une variété de trictrac) ; jacquet me mis sur les traces de potron-jacquet (le petit matin) que j’avais déjà employé une fois il y a deux ans et que, depuis, j’avais perdu de vue et ensuite vinrent potomètre et potomanie, sigmoïde et aula (qui n’est pas holà mais bien l’a-ou-l-a de ma langue maternelle) et d’autres, des dizaines d’autres que j’ai oubliés.

Des mots sans contexte,

libres.

Sans sens,

dans le sens.

Pendant quelques heures j’oubliai Vénus et son monde magique de perversion.

Quand je revins « Vénus glissa des doigts compatissant sous le flot de dentelle de son pantalon », pantalon de blonde I suppose.

26 novembre 2003. Science. Quoiqu’en disent ses détracteurs, la science naît du désir de se soustraire aux vérités imposées par des dogmes religieux, philosophiques ou politiques et pour trouver le vrai dans le réel, hors du langage.

Quoiqu’en disent ses thuriféraires, elle a besoin d’échanges dans le langage, de mythes et de vérités autres que les siennes.

Quoiqu’en disent les puristes la science a derrière elle les conditions économiques, culturelles, politiques et psychologiques qui la poussent vers des lieux où elle peut mieux servir.

Quoiqu’en disent les cyniques, la science peut échapper au vouloir de ceux qui croient contrôler l’économie, la culture, la politique, la psychologie.

La science est fille de la nécessité (la logique qui lie notre cerveau et le monde) et de la liberté (loin des prisons de paroles du pouvoir).

Science n’est qu’un mot. Comme amour, liberté, gloire ou mesquinerie.

 

27 novembre 2003. Parler de soi. Toute qualification, toute abstraction, toute généralisation, toute synthèse parle de celui qui la fait et non pas des objets dont on parle. Personne n’oserait nier une vérité si évidente. Mais alors pourquoi on vit comme si cela n’était pas vrai ? Parce que pour vivre on n’a pas besoin de vérité. Parce que la recherche de la vérité est l’autoroute de la mort.

 

28 novembre 2003. La femme de Gilles. Il semble que, lors de la parution en 1937, le livre de Madeleine Bourdouxe, La femme de Gilles, fut salué comme un grand livre. Je sais que cela ne veut rien dire, un grand livre, car l’échelle de mesure se déforme aux grés de la sensibilité des lecteurs et de leur culture. Au-delà d’un certain seuil, il n’y a plus de grand et de petit : au-delà, les livres reflètent la lumière qu’on leur envoie. Un seuil lui aussi subjectif, mais beaucoup moins changeant que les éléments qu’il barre. Un seuil auquel, l’air du temps et la courte vie des lecteurs, donnent une stabilité troublante, ahistorique.

La femme de Gilles est au-delà de ce seuil et, si le hasard le met entre vos mains, lisez-le. Ce n’est pas le hasard qui l’a mis entre le miennes, mais les commentaires dithyrambiques d’une fille qui, en littérature, « a du goût ».

C’est un livre qui a eu une vie assez spéciale : après des débuts retentissants, il a passé son temps, dorloté et isolé, parmi les quelques fans qui l’adoraient comme un fils unique. Unique aussi parce que l’auteur ne lui a pas donné de frères avec les mêmes qualités, disons des frères capables de franchir la limite au-delà de laquelle tous les livres sont lisibles. Et, quand un livre n’a pas de frères, il survit plus difficilement. L’histoire de La femme de Gilles et du genre de celle du Bonheur des tristes, je crois : des livres qui ont quelque chose de spécial sans être trop spéciaux ; pas assez de souci de la forme pour que le style les enferme dans la prison dorée des classiques; quelques notes de trop, comme dirait Mozart, sans se sauver dans le baroque. Des livres qui touchent un point sensible que l’époque élève au statut d’universel mais que le passage des années affadit. Un livre pour toutes et pour tous, contrairement à ce que pensaient ses fans.

Gilles, le mari d’Élisa, devient l’homme de sa sœur cadette, Victorine. Un triangle pas tout à fait classique, à cause des deux sœurs. Un monde en voie de disparition, celui des ouvriers belges. Élisa, femme amoureuse, avec une patience et un dévouement, que jadis on aurait dits féminins, construit un filet pour recueillir l’âme de Gilles, lorsque le corps de Victorine humera d’autres corps. Un livre sur la jalousie. Gilles tombe, le filet le sauve. Et Élisa ? Je ne vais pas vous dévoiler le final.

Note à propos de son accueil en 1937 : l’appréciation de Simone de Beauvoir est étonnante. Comment a-t-elle pu laisser passer le traitement un peu trop stéréotypée que l’auteur réserve à Victorine la petite garce, sans tête, sans cœur mais avec de longues cuisses ?

P. S.

C’est le moment des confessions intimes, le moment où le moi s’offre sans pudeur et où les mineurs de l’inconscient reviennent à la surface chargés de pépites. Je confesse au webmaster tout puissant, à ma sainte mère, et a tous les amants de la lecture que lorsque je dis à ma meilleure amie que j’avais connu V. ma compagne et qu’elle me dit « Ah ! la femme de Gilles », j’eus quelque millisecondes de grattouillage

 

29 novembre 2003. Comment animer des soirées. Adorno a l’art de faire discuter les gens, comme quand il parle du rire et des pleurs. Les pleurs unissent, qu’il écrit et le rire sépare. Dans les pleurs on communique, on compatit, on dialogue, on est ensemble. Dans le rire c’est le corps qui explose et rire ensemble c’est encore rire seul.

Dites-le dans une soirée barbante, et vous verrez les yeux et les langues s’allumer : « Des bêtises ! Des conneries d’un vieil intellectuel grincheux et sans humour ! Le rire, la joie c’est ce qu’on partage le mieux. »

Laissez-les se défouler, rire et crier. Ayez le calme de ceux qui n’ont pas tort, vous qui savez que, dans le rire, comme dans l’orgasme la vie explose insouciante, indifférente, vivante. Loin des dialogues, des communications, des rapport. Dans la plus pure solitude.

Ils rient et ils crient parce qu’ils ne savent pas rire, ne savent pas crier et ne savent pas pleurer.

Ils savent parler.

 

30 novembre 2003. Soyez brefs. Les formules concises ne sont pas nécessairement à rejeter, même quand elles s’apparentent aux slogans et aux clichés. Il y a des slogans qui aident la pensée en ouvrant, dans les murs des mots, une fente d’où la réalité crie sa présence niée (cette « présence niée » n’est pas loin d’un cliché, mais elle ne l’est pas ; même « présence absente » ne l’aurait pas été).

Les slogans, avec leur brièveté, sont parfois l’avant-garde mobile de la pensée.

Les producteurs de paroles, ceux qui mesurent la valeur en nombre de lignes écrites, n’aiment pas la concision. Elle n’est pas payante, du point de vue culturel, entendons-nous bien !. C’est du fast-writing et ce qu’ils aiment, eux, c’est le fat-writing. Leurs rondaches arborent ceci n’est pas un cliché, autrement comment s’en apercevoir ? Ils ont besoin de temps, de beaucoup de temps ! et d’espace, de beaucoup d’espace ! En bon intégristes de la pensée, ils la voilent. Ils la voilent pour lutter contre le simplisme de notre société marchande, contre une université asservie à l’économie, contre des médias vendus au pouvoir, contre les financiers sans âme… c’est ça qu’ils disent. Si c’est ça, voilons ! Voilons, pour avoir le plaisir de dévoiler.

Dévoilons, maintenant.

Un voile, un autre, un autre… enfin ! une petite boîte. Leur boîte à pensées.

Ouvrons.

Un tout cliché maigrichon et pervers.

Ils nous ont eus !



[1] Cité par Margaret Price, « Artificial Assimilation », Bitch, Automne 2003.

[2] Ici, je dois confesser qu’il est pour moi très difficile de saisir la différence entre sexe et genre chez les enfants. J’ai l’impression (encore une fois ces maudites impressions !) que, chez les enfants, le sexe et le genre, c’est la même chose. Est-ce pour cela qu’ils sont des pervers polymorphes ?

[3] Aubrey Beardsley, L’histoire de Vénus et de Tannhäuser, Fata Morgana, 1989.