13 octobre 2003. J. et J. Je me suis souvent demandé pourquoi les essais littéraires, les essais en général, comme tout ce qu’on écrit (et ce qu’on vit aussi) me donnent un sens profond de déjà vu. M’ennuient. La réponse a varié selon l’âge. Il fut un temps — j’étais bien jeune ! où je parlais d’un manque de génie ; j’accusai ensuite l’intelligence, la société qui uniformise, le capitalisme qui empêche, le professionnalisme qui ferme, la paresse qui castre… Aujourd’hui, je suis au stade qu’on dirait magnanime s’il n’était pas un simple reflet de l’âge où l’on absout l’individu et on trouve enfantin accuser la société — dans ce genre de cas — pour des comportements qui sont bien au-delà des conditionnements sociaux et du vouloir des individus. Quand on a certaines représentations toute faites (ce « toutes faites » donne une connotation trop négative, tâchez de l’enlever)… je reprends : quand on a certaines représentations toutes faites, on les agence pour créer un réseau conceptuel. Quelque chose de communicable. Qui se tient, sans besoin de notre assistance. Qui est clair. Qui est clair, parce que il n’y a que ce qui a sa place dans l’un des tiroirs du casier-monde et, c’est bien connu, même de ceux qui n’ont pas un réseau très développé, que le monde, pour les travailleurs de l’esprit, n’est qu’un casier à idées.
Je n’ai jamais aimé les casiers, et quand j’ouvre un tiroir je fouille un peu trop hystériquement et je mets tout sens dessus dessous. Je peux passer des heures à regarder des chaussettes que le pas a sondées, des culottes griffées par la vie et des chemises insouciantes du vieillissement du col. Je mets du désordre. Je fourgonne et découvre des similitudes, des ressemblances, des analogies, des ponts communs qui étonnent les rru (rangeurs rangés universitaires).
Parfois ils disent que c’est de la provocation, d’autres de l’intelligence, d’autres que c’est n’importe quoi. Ils disent que c’est n’importe quoi, surtout quand je suis en forme : quand je découvre des ressemblances entre Sollers et Ducharme ou entre Léonid Breznev et Catherine Deneuve, par exemple. Ils appellent n’importe quoi ce qui ne se range pas, ce que les vagues des mots apportent sans rien demander.
J’ai pensé aux rrus en lisant un court essai de John Berger sur Ulysse[1].
Quand je lus G, à 55 ans, je m’exaltai comme quand, à 16 ans, je lus Ulysse. Je criai sur tous les toits que j’avais découvert un nouveau Joyce. « T’as pas le sens de la mesure », qu’ils me dirent. Ce n’est pourtant que le sens de la mesure, du rythme, des vagues qui permet de rapprocher en mots ce qui, au-delà des mots, est proche.
Pour John Berger, James Joyce a été… Pour moi aussi.
Pour moi, John Berger est…
14 octobre 2003. Sauter. Depuis une semaine je me promène entre Dostoïevski et Hegel, et je me sens bien.
Je me sens. Et je les sens.
Par ici ça bouillonne, par là ça coupe et j’aime ça. Je recule pour mieux sauter.
Sauter où ?
Sauter.
Qui saute ne s’embourbe et celui qui parasite ne saute point. Simple trop simple.
15 octobre 2003. Chaînes de vies. Aujourd’hui à Pétersbourg l’air est irrespirable, pollué, comme quand Marmeladov fut renversé par « une élégante calèche de maître attelée de deux fringants pur-sang gris », par une Porche de l’époque. Comme il y a cent cinquante ans, la pauvreté s’étale partout et la richesse se niche dans des lieux inatteignables. On a peur que les pauvres, les fainéants, les drogués se jettent sous une voiture pour quelques dollars, comme le soupçonnait le cocher : « L’a-t-il fait exprès, ou était-il bien ivre ». La vie en Russie n’a pas beaucoup changé. Ivresse et pauvreté, main dans la main, comme toujours. Ah, la Russie ! terre d’excès, terre de barbares… Mais, que suis-je en train de débagouler ? Tout cela n’à rien à foutre avec la Russie. C’est quoi cent cinquante ans ? Rien.
Moins de deux vies en file indienne.
As-tu déjà pensé que Philippe le Bel est à peine à 10 vies de nous et Ivan Groznyiï[2] à 6 ? Que si on faisait une chaîne de 30 vies on irait rejoindre Platon ? Tu n’y as jamais pensé ? Penses-y.
Ça te permettra de mieux critiquer les terroristes arabes et de trouver quelques points pas trop noir dans le progrès occidental. Tu dis souvent : « On a l’impression d’être au temps des guerres de religion entre chrétiens ». Tu as presque raison. Presque. Le fait c’est que les guerres de religion ne sont pas tellement lointaines, seulement 5 vies ! Veux-tu t’étonner encore plus ? mets les durées de vie sur une échelle logarithmique et, pour faciliter les calculs, choisis la base dix. Tu vois, Ivan IV n’est qu’à une distance de 0,7, Philippe Le Bel de 1, Platon de 1,4 et l’homme de Néanderthal a vécu à peu près il y a 3 logarithmes de vie.
Trouves-tu ça trop proche ? Étonnant ? Et pourtant, c’est vraiment proche.
Si on comptait l’histoire en logarithme de vies on aurait sans doute une autre vision de l’histoire. Plus Nietzschéenne.
P. S. Il y a 159 ans naissait F. Nietzsche.
16 octobre 2003. Chaînes de lunes. On peut aussi compter le temps en lunes. Sans jours et sans années, histoire de ne pas être encore liés à la manière actuelle de le compter. On aura donc 28 fois plus de gens ayant le luniversaire la même lune que dans nos cultures fondées sur les années et les jours. Que de fêtes, ensemble !
— Mais en comptant ainsi Platon s’éloignerait énormément. Plus rien à voir avec nous car il serait à 31 285 lunes.
— Et alors ? Prenons le logarithme et il ne sera qu’à 4,495 lunes ! C’est rien. Il est à côté.
Les nombres, c’est vraiment rien.
Générations. Aujourd’hui, j’ai 719 lunes. Beaucoup. Je me console en pensant que même
la jeune Alexandre, qui se croît encore à l’aube, en a déjà 341. Il est vrai
que la différence est significative : 378 lunes. Une génération. À bien y
penser, ici aussi, je préfère l’échelle logarithmique sur laquelle je n’ai que
2,5 lunes de plus. Rien. On pourrait avoir été à la petite école ensemble.
Les nombres, c’est vraiment magique.
17 octobre 2003. Confirmation. Quand on
trouve trop facilement des confirmations de ce qu’on pense, il faut se méfier
de sa pensée et de sa présomption. Il faut se schnouffer la pensée et la
présomption quand on ne trouve pas de confirmations de ce qu’on pense.
18 octobre 2003. Vieillir. Vieillir bien, c’est laisser que le va-et-vient des années dépose les plus étranges coquillages sur la plage de la conscience ; c’est rendre fluides les représentations du monde sans que l’immédiateté de ce qu’on est, notre rigidité résistante, se liquéfie ; c’est regarder les nouveaux points de vie écraser nos coquillages afin que, sur le sable attentif, nouvellement vide, d’autres formes se dessinent ; c’est accompagner l’actions des jeunes sans démangeaisons ; c’est savoir que les désirs sont des monades nécessaires, nécessairement seules.
Mal vieillir, c’est vieillir.
19 octobre 2003. Goya. D’une histoire de l’art « normale », populaire, comme celle de Larousse, qui contient quelques 2 000 illustrations et où il y a à peine trois reproductions d’œuvres de Leonardo, il ne faut pas s’attendre à plus d’une ou deux reproductions de Goya. Dans l’histoire de l’art Larousse, il y en a en effet une seule : une de la série « Peinture noire » de « la maison du sourd », celle qui est la plus choquante quant à son sujet : Saturne dévorant un des ses fils. Le choix a sans doute été fait parce qu’elle très représentative de la peinture du Goya populaire. Si le livre avait été un livre pour spécialistes sur un thème comme, que sais-je ? la souffrance ou le pessimisme on aurait sans doute reproduit Le chien, qui, avait été, lui aussi, peint sur les murs de la maison de campagne avant que Goya ne s’exile à Bordeaux en 1823.
Pour bien de gens Goya, le vrai, le souffrant, le misanthrope est celui de la « peinture noire ». Et si ni Saturne, ni Le chien, n’étaient des œuvres de Goya ? Est-ce que cela changerait quelque chose pour ceux qui s’intéressent à l’art « normalement », sans y enchaîner tous les instants libres de leur vie, sans que l’art ne soit leur source de revenu ? Certainement. Leur regard est influencé par l’« étiquette », la griffe ou la signature si vous préférez. Ce qui est fort normal, pour des gens normaux : la griffe est un moyen pour apaiser le désir puissant qui nous pousse à demander « mais qui a fait cela ? » Où est-ce l’homme ? Ce même désir qui, devant le sublime de la nature, poussa un si grand nombre de nos ancêtres à inventer la signature du Tout Puissant. La griffe, loin de mettre en ombre la beauté d’une œuvre la met dans une continuité humaine. La rend chaude de vie.
Depuis quelques mois plusieurs experts de Goya s’alignent sur la position de Juan José Junquera, l’un des plus grands experts de Goya, professeur d’histoire de l’art, à l’université Complutense de Madrid. De nombreuses preuves historiques lui permettent de démontre que les « peintures noires » ne peuvent pas être des œuvres de Goya. Pour le professeur Junquera il est fort probables qu’elles sont des œuvres d’un autre Goya : Javier Goya, fils de Francisco Goya, le vrai Goya. Juan José Junquera a-t-il raison ? Ce ne sera pas demain qu’on aura la réponse, et, en attendant, les œuvres de « la maison du sourd », continuent à jeter leur lumière noire sur les touristes qui se gonflent au Padro. Elles continuent à générer des revenus, directs et indirects.
Avant de mourir Juan Miró fit un pèlerinage au Prado pour admirer, pour une dernière fois, les œuvres de Goya. Il passa pratiquement tout son temps devant Le chien. Est-ce que pour Miró, Goya sans le Chien, serait-il encore Goya ? J’en doute ; je ne doute par contre pas du fait que Le chien, sans Goya, reste Le chien.