20 octobre 2003. Résister.

Jeunes, beaux, forts, enthousiastes, ils me demandent de leurs donner un coup de main pour un manifeste contre… J’ai habillé un mot qui revient souvent dans leurs conversations.

 

Résister à la machine du travail qui génère du travail pour nous transformer en machines à sous de la consommation.

Résister à la résistance des États à la circulation des gens.

Résister à la flatterie d’une culture qui nous vide et transforme tout ce qu’elle touche en spectacle.

Résister à la peur du terrorisme que le terrorisme des États alimente.

Résister aux multinationales qui déplacent capitaux et usines sur une terre qu’elles transforment en une sphère sans reliefs.

Résister à une démocratie où nos représentants représentent leurs intérêts.

Résister aux « petites entreprises » qui essayent de nous avoir avec des slogans semblables aux nôtres.

Résister au moralisme des imbéciles que le capital place dans ses écoles, dans nos familles et dans leurs bureaux pour nous enrôler dans l’armée du conformisme.

Résister à la télé, au cinéma, aux concerts et aux livres qui rendent les manoirs du pouvoir toujours plus imprenables.

Résister aux réactionnaires qui crachent sur l’aujourd’hui pour nous ramener à un hier de violence et de pauvreté.

Résister à ceux qui font la révolution à coup de bière, à ceux qui la font dans les salons bourgeois, à ceux qui l’assènent dans les universités.

Résister aux vendeurs de lieux communs, de publicité, d’armes et de conseils. Résister aux vendeurs.

Résister au retour des religions que les vieux dans les derniers mètres de leur inutile course exaltent.

Résister à la destruction systématique de la nature par des boucheries-usines, par des coupes à blanc, par des centrales nucléaires, par le tourisme.

Résister aux valets du capital qui bâtissent des monuments à l’impuissance.

Résister aux bureaucrates, aux psychologues, aux journalistes, à tous ceux qui imposent les règles des maîtres.

Attaquer ceux qui divisent notre résistance.

 

RÉXISTER

 

21 octobre 2003. Sons et images.

Silencieuse

l’image de celui que je ne verrai plus

traverse mes yeux et

se pose dans son coin de mémoire.

 

Me ceint sa voix

et creuse des tunnels de souffrance

dans ma mémoire fragile

sans caponnières.

22 octobre 2003. Savoir. C’est n’est pas seulement parce que j’aime voir les gens se faufiler et prendre un air intelligent que depuis une quarantaine d’années je leurs pose des questions qui devraient avoir une réponse de type oui/non. Je le fais parce que cela permet de faire un tri avant de s’embourber dans des nuances pseudo intelligentes. Pour les amants de la philo j’aurais une question fort simple, ce matin. Pensez-vous qu’il est plus important l’amour du savoir ou le savoir de l’amour ? Puisque je hais me faufiler, pendant que vous y pensez, je vous donne ma réponse : l’amour du savoir ça conte, le savoir de l’amour ça compte. Réponse fort claire, n’est-ce pas ? et, ne me dites pas, je vous en prie, que ma réponse est un jeu ! Pour une fois que compter est plus important de conter, laissez-moi le crier.

 

23 octobre 2003. Signatures. Pascal eut l’idée de créer le carrosse à cinq sols la « première organisation de transport en commun de Paris ». Un carrosse pas très démocratique : « On fait aussi savoir que (…) défenses sont faites à tous soldats, pages, laquais et autres gens de bras, d’y entrer, pour la plus grande commodité et liberté des bourgeois ». Il faudra attendre cent 117 avant que ces mêmes bourgeois fassent une célèbre révolution dans laquelle pour leur « plus grande commodité et liberté » ils empêcheront « aux gens de bras » d’entrer dans la cité. Et, 214 ans après leur révolution, les choses ont-elles changé ? Le mépris des hommes de bras non, l’hypocrisie quand on en parle oui.

Il est actuellement en cours, parmi le Pascaliens, un débat très important autour de la question suivante : est-ce bien Pascal qui signa les « Placards annonçant l’établissement des carrosses publics » ? Débat fondamental. Débat qui risque de révolutionner les manières de penser du xxie siècle.

Selon Michel le Guern « Si Pascal n’a pas tenu lui-même la plume pour la rédaction des placard il est fort probables qu’il les ait dictés[1] ». C’est pour cela qu’on les publie dans la Pléiade. Je ne suis pas Pascalien, je ne suis même pas sensible à sa sensibilité malade, j’aime donc l’idée que ce soit le champion de l’intégrisme chrétien qui refuse le droit au gens de bras de rouler carrosse.

 

24 octobre 2003. Progrès. Y a-t-il du progrès ? Voilà une question qu’il ne faudrait plus oser poser. Il a été convenu, parmi les gens qui réfléchissent sur l’état du monde, qu’il n’y a en plus. Qu’il n’y en a jamais eu. Selon ces penseurs l’humanité a toujours fait du sur place. L’idée de progrès est une idée moderne superficielle, prétentieuse, dont l’Occident s’est servi dans sa politique d’expansion économique et religieuse. Les progressistes sont donc les vrais réactionnaires, parce qu’ils ont les yeux rivés aux xixe siècle et ils ne le savent pas. Et pourtant. Même si un Progrès avec un grand « P » est discutable, il est très difficile de nier qu’il y a des progrès avec des « p » pas si petits que cela. Il est certain, par exemple, qu’il y a un progrès de la technique : un avancement dans la sophistication, dans la diversification et dans le nombre des machines. Mais il y a surtout un changement dans la manière de construire les machines : l’homme est toujours plus loin, dans des bureaux de papier et de logiciel. Les machines s’entraident en abstrayant du monde les éléments qui favorisent leur prolifération. Dans un monde où le tonnerre a été entubé et circule inoffensif dans les veines de vos maisons[2], les machines mangent à leur faim. Et se reproduisent selon les lois de l’économie.

 

25 octobre 2003. Émusculation. Depuis une cinquantaine d’années les hommes occidentaux sont en train de subir une émusculation généralisée et ce ne seront que les musées des muscles, les gymnases, qui pourront conserver ces reliques du passé.

Le travail a tellement changé que l’on n’a plus besoin de muscles, d’aucun genre. Voici, pour les sceptiques, trois métiers choisis au hasard :

Plus besoin de muscle. Rien que la tête. Rien qu’une tête émasculée.

Note contre les mauvaises interprétations : je considère l’émusculation comme neutre, comme une simple adaptation de l’organisme au changement des méthodes de travail et l’émasculation de la tête quelque chose de fort positif, une conquête. Un pas en avant dans la féminisation du monde.

 

Schwarzenegger. C’est parce que les muscles sont devenus inutiles que tellement de gens ont ironisé sur l’élection de Schwarzenegger à gouverneur de la Californie. Il y pas tellement longtemps (il y a quelque milliers d’années) on se serait moqué d’un homme rachitique qui aspirait à devenir chef. Il est difficile d’imaginer Achille, Ulysse, Alexandre ou même César avec des jambes comme des cornes d’escargot, des bras en cure-dents et une croupe plate. Et la tête ? La tête de ces gens-là n’était pas rachitique, elle non plus.

 

26 octobre 2003. Souris. Il n’y a pas un seul francophone qui ne sache pas que la souris est 1) un petit mammifère rongeur ; 2) un dispositif de pointage pour ordinateurs. Un assez grand nombre, en entendant souris, pense sans doute aussi à une femme qui a laissé s’échapper une bonne partie de sa vertu ou à une jeune fille. Je crains par contre que l’on puisse compter sur les doigts d’une main ceux qui savent que la souris est aussi la « partie charnue du bras et de la jambe » ou la partie de la main entre le pouce et l’index. Si la souris-muscle a abandonné le langage c’est parce qu’on n’en a pas un grand besoin. Non seulement les muscle sont moins importants mais les souris aussi (je veux dire les rongeurs) sont beaucoup moins présentes. Et ce n’est pas moi qui peut vous enseigner que le langage imagé et les métaphores ont besoin, pour vivre, de l’apport de la vie hors langage. Autrement il ne fait que survivre. Il survit en perdant son côté imagé et en se transformant en un mot dont la vitalité ne naît plus de la vue, du toucher ou de l’ouïe mais des relations avec les mots qui l’entourent. Il devient un mot dans les mots. Il devient abstrait, prêt à servir les machines.

 



[1] Ce qui me fait penser qu’il est possible que Francisco Goya ait dicté à son fils les tableaux de la maison du sourd. Il est vrai que dicter un texte est plus facile que dicter un tableau mais, si on peut dicter un comportement, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas dicter un tableau.

[2] Les technocrates, ennemis de la poésie, parlent de câbles et d’électricité.