27 octobre 2003. Matricide. Le sous-bois de Derrida est souvent si touffu que les jambes se meuvent avec peine, à peine. On avance lentement. Le regard libre observe et la pensée se réjouit des prés et des huttes que des vaches gardent indolentes, au-delà du ruisseau. À portée de vue. On avance lentement même si la végétation dépasse rarement le ventre et jamais elle n’atteint les yeux. De bons souliers, des pantalons résistants aux ronces, c’est tout ce qu’il faut. On peut… il faut être torse nu. Laisser le soleil essorer la peau et la brise et les quelques arbustes qui dépassent la ceinture nous caresser.

Deux jambes musclées, il faut ; et des objets rasés portés par la vue.

La Veilleuse, préface à James Joyce ou l’écriture matricide[1], est un exemple parfait de sous-bois plein de framboisiers, de myrtilles géants, de ronces, de rhododendrons d’arbrisseaux aux noms inconnus. Une préface magnifique, irritante, personnelle — mais Derrida n’est jamais impersonnel : même dans les abstractions les plus éthérées il est présent avec la chair et les os de ses mots, avec son nom propre — ; une préface éclairante, avec un post-scriptum qui fait appel aux larmes. « Nouvelle règle de vie : respirer sans écriture désormais, souffler au-delà de l’écriture. Non que je suis essoufflé — ou fatigué d’écrire sous prétexte que l’écriture est tuante. Non, au contraire (…) je veux vouloir un renoncement actif et signé à l’écriture, une vie réaffirmée. Donc sans matricide. »

Et il sait de quoi il parle, lui qui fut si souvent côté père soumis. Hostile à la mère ?

Étant impossible refuser la vie, le seul don irréfusable, il est pris dans l’écriture vengeresse, matricide, qu’il dit.

Mais le contraire aussi est possible — les mots, essences des phantasmes, permettent tout.

Et si l’écriture faisait renaître — chaque fois que Word présente une nouvelle page blanche[2] ? si l’écriture était matrigène ? si elle nous confondait avec notre propre mère ? et si vouloir arrêter d’écrire n’était que vouloir arrêter de garder en vie la mère, cesser de lui prêter notre corps ?

On peut tuer la mère, mais pas la maternité qu’il dit.

Mais ne fait-il pas un court-circuit dangereux entre « maternité » et « naissance » ? Naissance et maternité, ne sont-elles pas les deux faces indivisibles mais infusionnables de la même mèraille ? Deux regards sur le nouveau point de vie ?

 

28 Octobre 2003. Traces. Des hommes désoeuvrés posèrent comme fondement de bien de choses infondables le principe de la certitude de la maternité et de la facticité de la paternité. Mais la certitude de la maternité est factice comme l’autre. Presque. La certitude comme ils l’entendent, je veux dire. La certitude dans le sens « je suis sûr qu’elle est ma mère ». Encore une fois un problème de génitif : ils confondent, les désoeuvrés, la certitude du fils avec la certitude de la mère qui est sûre de son enfant, bien sûre. Seuls les aveugles ont dû attendre l’arrivage des différentes versions de mères porteuses pour douter de la maternité. Aveuglés par la vraie certitude, celle de la mère qui construit et met au monde l’enfant, qui le sent, le voit, l’entend et le touche dans une totalité de sens qui devrait convaincre même les plus sceptiques, même les plus borgnés, de la certitude maternelle.

Ce sont les autres, et l’État, civil dans ce cas-ci, qui nous ont dit qu’il s’agit bien de notre mère, qu’il s’agit sans doute de notre père. Eux ont vu la naissance. Nous, les nouveaux nés, nous n’avons rien vu ; nous devons faire confiance à leur parole, à leurs actes civils. Confiance nécessaire, si nécessaire qu’il est fort probable que ce ne soit pas l’interdit de l’inceste la mère de la société mais la volonté de savoir de qui on est sorti. Jadis on expliquait aux enfants qu’ils étaient nés sous un choux et on ne le faisait pas parce qu’on ne devait pas parler des « choses du sexe », mais pour ne pas semer trop de certitudes dans ces petites têtes sans doutes.

Traces biologiques. Traces vivantes de notre mère, la société nous force à suivre les traces mortes du sperme du père.

Traces philosophiques. Les philosophes qui font une place si importante à la trace sont phallogocentriques, comme dirait Derrida, comme Derrida.

 

29 Octobre 2003. Pas de traces.

La tête pleine

d’idées vides

ils ne parlent

pas.

 

Je leur parle de

quand…

Ils ne comprennent

pas.

 

Je leur demande

si…

Ils ne savent

pas.

 

« Un volontaire,

s’il vous plaît »,

il n’y en a

pas.

 

« Toi… ici ! »

Pâles yeux

fait quelques

Pas.

 

Je sors mon plus beau couteau, celui des grands jours, celui que mon grand-père me donna sur le rocher De la chèvre noire.

Je lui ouvre le ventre gras et blanc comme les vers d’un vieux fromage.

Vide.

Aucune trace de saturnales d’idées, même pas de fèces.

 

30 octobre 2003. Dostoïevski et le « chose du sexe » le jour de son anniversaaire. Aujourd’hui Dostoïevski fête ses 182 ans. Il est encore en forme, malgré le stress de la feinte fusillade.

Dans les romans de Dostoïevski, même si on ne le cherche pas on se trouve souvent face à face avec ce qui, dans l’individu, est éternel. C’est une lourde banalité que d’affirmer que, contraint par ses pensées, Rodia porte à la surface ce qui s’agite dans le labyrinthe de nous tous — de nous, les animaux qui parlent pour cacher ; ce qui trouble le sommeil de l’esprit éternel des hommes. Mais Rodia, malgré les apparences, ne vit pas dans ses pensées. Il est pris dans une toile (pas celle psychologique. Une banalité à toutes les deux lignes, c’est trop !), dans la toile de Pétersbourg et, par moment, la ville éternelle, la ville qua ville, est si présente qu’on a l’impression que Pétersbourg soit Montréal, Milan, Melbourne ou Harare.

Suis-je en train de dire que rien n’a changé dans les villes ? Non, ce serait trop bête : Marmeladov n’a pas été frappé par une Nissan. Ce qui a changé, c’est ce qui n’est pas Dostoïevskien. Tout ce que Dostoïevski touche est mis hors du temps par son art qui trouve ce qui est commun derrière les différences, sans que les différences s’estompent ; par sa ruse qui le porte à choisir ce qui est là, depuis toujours, et qui risque d’être là pour l’éternité même sans le toucher de son art. C’est cela qu’être un grand réactionnaire.

Ce n’est que quand il parle des « choses du sexe » — qui se réduisent, comme pour le grand putassier de la poésie française, né lui aussi en 1821, aux putes — que Pétersbourg s’éloigne de quelque millions de verstes de Londres ou de Paris. Un éloignement psychologique qui n’est pas dû à un changement de l’état des prostituées mais plutôt au contraste entre la profondeur de l’analyse des pensées de Rodia quand celui-ci travaille les motivations de l’homicide ou quand il analyse ses rapports familiaux et le moralisme superficiel qui informe les réflexions sur les « choses du sexe ». Dostoïevski est un grand puritain, comme Nietzsche. Il faut sans doute être puritains pour être grands psychologues. Ce qui est loin d’être paradoxale. Une grande liberté par rapport aux « chose du sexe » affaiblit la réflexion psychologique, qui des « chose du sexe » a toujours extrait sa raison d’être. Freud dixit.

 

Vermine. « Cette vermine, c’était une créature humaine », répond Sonia à Rodia qui vient de dire n’avoir tué « qu’une ignoble vermine malfaisante ».

 

31 Octobre 2003. Dans la mère. Comment imaginer que le protestant puritain suisse, pouvait vivre en paix avec le juif décadent autrichien et avec le rebelle catholique irlandais — avec ces deux irrévérencieux qui osaient mettre le sexe même dans le sexe de leur mère ? Jung n’aurait jamais pu comprendre les deux marranes qui ont complexifié monsieur tout le monde comme on ne l’aurait jamais imaginé avant leur arrivée sur scène.

 

Dans l’Iliade. Quand je lis des essais qui exaltent la haute poésie de l’Iliade je suis toujours dans un dilemme agaçant. Les auteurs, sont-ils des experts qui, ayant passé leur vie entre les lignes du poème, ont fini pour s’y attacher comme on s’attache à tout ce qui nous fait vivre ou sont-ils des simples peureux (des simples et peureux) qui n’osent pas dire ce qu’ils ressentent, qui n’osent pas s’opposer à un lieu commun écrasant ?

 

Dans le corps. Est-ce un hasard si ceux qui sont refermés sur leur grêle soi, ceux qui ont placé des miroirs sur les fenêtres de leur esprit sont toujours fatigués ? Certes que non. Ils portent un poids énorme et constant. Leur corps.

 

Premier novembre 2003. Fatigués. Traiter de masochistes ceux qui « aiment se fatiguer », c’est oublier que ne plus être fatiguée est l’essence même des plaisirs. « Ne plus être fatiguée » est plus qu’un plaisir, c’est ce qui fait que les plaisirs sont des plaisirs. Qui n’a pas cessé d’être fatiguée ne peut apprécier ni la bouffe, ni le sexe, ni les excrétions, ni la parole — et cette liste est loin d’être exhaustive. Quand la fatigue nous abandonne, nous nous redressons et nous pouvons ainsi mieux observer le monde. D’un peu plus haut, pas beaucoup, seuls quelques centimètres, mais c’est assez pour une autre vision. Pour une autre respiration. Pour s’ouvrir.

« Fatiguée » physiquement, bien sûr.

J’avais toujours pensé que parler de « fatigue » pour la fatigue interne (morale, comme on disait autrefois) pour la fatigue de vivre (qu’on peut aussi nommer désespoir) était une translation, un court-circuit, une économie de langage et que les deux fatigues était fondamentalement différentes. Qu’elles n’étaient liées que par une métaphore. Je ne le pense plus. Je trouve même cette idée profondément bête.

Quelqu’un de fatigué moralement n’est que fatigué physiquement. Vous me direz : « tu plaisantes ! Et ceux qui ne font pas de travail physique ? Ceux qui passent leur vie assis derrière un bureau à compulser des livres ou à picorer un clavier ? » Ces gens là aussi se fatiguent. Il y a ceux qui peuvent se pavaner avec 100 kilogramme sur le dos et ceux qui bougent maladroitement avec 100 hectogrammes. On ne mesure pas la fatigue, on la sent. Souvent les gens qui portent de petits poids (évidents), ont les intestins lourds (pleins de m.), le cœur lourd (pleine de peine), la langue lourde (pleine de banalités), la tête lourde (pleine d’idées vides).

 

2 novembre 2003. Goya et Armani. La signature n’est pas importante que pour le Prado ou le Moma qui, si un tableau passe de Goya à une école quelconque du XIXe siècle, perdent un certain nombre de visiteurs, mais aussi pour Dior et Armani. Pour nous aussi, mais avec certaines différences. La signature sur un tailleur le rend d’accès difficile — presque impossible de l’acheter et, pour le voir porté par une riche dame, il faut fréquenter un milieu loin de boulot dodo fofo. On peut l’admirer dans Vogue, le Prado de la mode, mais un tailleur est fait pour être porté. La signature de Goya rend par contre l’accès plus facile, un tableau est rarement peint pour être porté. Si Le chien de Goya était signé John Smith, Jean Dupont, Franco Rossi ou Ivan Ivanovitch il serait comme un tailleur d’Armani, caché dans une maison d’un quartier exclusif de Londres, Paris, Milan ou Moscou. Quand le prix est hors prix, il n’y a que les gardiens de choses mortes, les musées, qui peuvent acheter. On ne donne accès aux communs des mortels aux chefs d’œuvre que quand ils sont tellement chers que même les mortels hors commun ont des difficultés à les garder chez eux.

 

Griffe. Les grands couturiers en veulent à Zara qui copie leurs modèles et vend les vêtements dix fois moins chers. Si je copie un Van Gogh et je signe Marie-Andrée Rajotte il n’y a pas de problème. Pourquoi la copie d’une jupe de Dior ne devrait-elle pas être possible si je la signe Marie-Andrée Rajotte ? L’important c’est la signature, n’est-ce pas ? C’est d’avoir la certitude que le père de la jupe est bien Armani. Je photocopie la jupe, je ne photocopie pas la signature.

 



[1] Jacques Trilling, James Joyce ou l’écriture matricide, Circé 2001.

[2] Inutile de dire que la page de Word n’est jamais blanche, naît jamais blanche. Word — la parole — l’engendre habillée d’icônes, de signes gris et bleus.