Premier septembre 2003. Les tiques et le temps. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu ni Proust ni Bergson pour savoir que le temps « subjectif » est dans une relation relaxée avec le temps « objectif ». C’est une évidence à laquelle on n’échappe qu’en bouchant les ouvertures de l’esprit avec le mastic des dogmes. Ce qui est moins évident, c’est d’accepter que le temps objectif n’est pas moins arbitraire que le temps subjectif : que le temps est une invention humaine, en somme. Humaine, quand l’homme comptait les couchers du soleil et les passages des saisons ; mais humaine surtout depuis qu’il le rend abstrait en le mesurant avec un chronomètre. L’homme a inventé le temps parce qu’il avait besoin de le compter pour échanger et pour se rencontrer.

Pour communiquer et commercer.

Quoi de plus normal donc que d’employer ce temps purifié des scories temporelles pour calculer la valeur des marchandises ? Pas besoin d’avoir une théorie à toute épreuve de l’ontologie du temps pour se convaincre. Il suffit de penser aux tiques. Je dis bien aux tiques et pas aux tics, les compagnons des tacs. Les tiques que Jacob von Uexküll rendit célèbres et qui, à leur tour firent connaître Uexküll dans des milieux autres que celui des zoologistes et des écologistes. Une tique contribua de manière particulière à sa notoriété : celle qui passa dix-huit ans sans le moindre mouvement, faisant la morte dans l’« attente » d’un mammifère qui ne vint jamais. Les dix-huit ans qu’elle passa sans manger, sans boire, sans bouger furent-ils longs ? Question insensée. Le temps des tiques n’a rien à voir avec le temps des hommes (ni avec celui qu’on dit subjectif ni avec l’autre qu’un affuble d’objectivité). La tique n’attendait pas. Elle était là, aveugle à tout ce qui n’était pas acide butyrique, l’acide contenue dans la sueur. Pour ceux qui ne se sont jamais intéressés aux tiques, qu’il suffise de dire qu’elles sont aveugles et sourdes et perçoivent l’arrivée des proies (mammifères) par l’odorat. Lorsque l’animal passe en dessous de la branche où la tique est posée l’acide butyrique la force à se laisser choir. Dès qu’elle sent les poils, elle ouvre un sentier, enfonce sa tête sous la peau et elle suce jusqu’à ce que mort s’en suive — pas toute de suite, à vrai dire : quand elle a fait le plein elle se laisse tomber par terre et dépose les œufs et, ce qu’il fallait faire ayant été fait, elle rend son âme (si elle en a une) à dieu (s’il en existe un).

P. S. Je n’ai pas lu le livre de Uexküll, mais je ai trouvé cette histoire de tiques dans un livre de Giorgio Agamben, dense comme une pierre précieuse et de lecture pas toujours aisée pour ceux qui, comme moi, ne fréquentent pas les livres de philo à longueur de journée (Giorgio Agamben, L’apertoL’uomo e l’animale[1], Boringhieri, 2002).

 

2 septembre 2003. L’enfant et l’espace-temps. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu La construction du réel chez l’enfant de Jean Piaget pour savoir que même après deux ans l’enfant n’a pas une évaluation exacte de la durée. Mais quand l’enfant aura-t-il une évaluation exacte ? Exacte non pas dans le sens du temps objectif (qui n’existe pas, comme il est de notoriété publique depuis un jour) mais exacte par rapport à celle des personnes qui l’entourent. Jamais, en tant qu’enfant. L’enfance est la période où le temps interne à l’enfant et le temps de l’entourage (le temps social si on veut) sont complètement décollés.

Quand j’étais enfant ma grand-mère Alice, en été, passait la majorité de son temps à Premiana un alpage à une heure de marche du village et ma grand-mère Marie restait toute l’été à La Bianca un autre alpage sur le même versant des Alpes à deux heures du village. Tout le monde disait que Premiana était à moitié chemin entre le village et La Bianca. Pour moi, jusqu’à l’adolescence, Premiana loin d’être à la moitié du chemin, était… Ça dépendait.

Quand je pensais[2] aux différences (les hêtres qui timidement prenaient la place des châtaigniers pour ensuite l’abandonner aux sapins ; la neige qui laissait La Bianca[3] blanche quand Premiana était déjà verte et jaune et bleue ; le tricot qu’à La Bianca on enfilait le matin même au mois de juillet et qui restait en boule dans le sac à dos chez Alice ; les gens nombreux qu’on voyait circuler en bas et les mêmes trois personne qu’on voyait à La Bianca ; l’horloge du clocher du village invisible d’en haut et qui nous entraînait à la lecture des heures, des heures durant, à Premiana ; les femmes accompagnant leurs hommes qui avaient passé leur enfance à La Bianca : « je pensais de ne plus arriver, quand j’étais en Premiana j’étais déjà fatiguée) j’avais la sensation que la Bianca était mille fois plus loin du village que Premiana, que dis-je ? un million de fois. Les deux distances (que tout le monde mesurait en temps de marche) étaient incommensurables. Le concept de distance qui semblait tellement clair dans la tête des adultes était une chose sans vie qui me permette de bien les singer et de dire que si Groum était à moitié chemin entre Premiana et La Bianca alors Groum était à une heure et demi du village, c’est tout. Aujourd’hui encore, quand je retourne dans la vallée, je dois faire un effort pour penser que les deux alpages sont seulement à une heure de marche l’un de l’autre[4].

Quand je pensais à ma mère. Les deux alpages étaient à la même distance. Exactement la même. Ils étaient loin.

 

3 septembre 2003. Note à propos de l’espace-temps. La force d’Einstein ne réside pas tellement dans l’érudition, la méthode, les connaissances propres aux hommes de sciences mais dans le courage, le manque de dogme et la curiosité propres aux génies que la société ne lime. L’espace et le temps ne sont séparables que dans une approximation que les enfants ne savent pas encore faire. Le côté enfantin d’Einstein, ce côté qui le rend si sympathique, qui le rend quelqu’un comme nous — comme nous aurions pu être si les conventions ne nous avez pas trop froissés—  n’est pas dû au hasard. Ses caprices avec sa femme non plus.

 

4 septembre 2003. Les hommes tiques. Les tiques sont sans doute un moyen intéressant pour réfléchir sur le temps, mais je dois admettre que je ne les trouve ni belles ni sympas[5]. En lisant le livre de Giorgio Agamben je me disais que prendre les tiques pour exemplifier les différences entre les hommes et les animaux était un peu exagéré. Les tiques sont plus proche… plus proches de quoi ? À bien y réfléchir, les tiques sont très proches de certains humains que, disons, des moustiques, pour prendre un autre animal sanguinaire. Elles sont tellement proches de certaines gens que j’ai connus et que je connais que j’ai envie d’introduire le néologisme hommetique pour indique les hommes, qui ont l’essence des tiques. À bien y penser les hommetiques sont plus répandus qu’on ne le pense. Mais, qu’est-ce que caractérise un hommetique, quelle est son essence ? Il suce le sang d’une idée (une seule) qui est passé à côté de lui dans sa jeunesse et il n’a plus la moindre pensée jusqu’à sa mort. Il ne fait plus rien. Je ne dis pas qu’il ne mange pas, qu’il ne dort pas et qu’il ne chie pas comme tous les autres animaux mais au-delà de ces fonctions primaires il ne fait rien.

Par exemple : il ne pense pas parce qu’il ne sort jamais la tête du trou qu’il a fait quand il avait encore un reste de force intellectuelle ; il n’écoute pas parce qu’il n’imagine pas (il n’a surtout pas d’imagination !), que d’autres idées existent ; il n’aime pas parce que la seule chose qu’il sent c’est sa tête qui se gonfle jusqu’à ce que mort d’en suive ; il ne voit pas parce qu’il ne s’est jamais lavé les yeux. Il attend. Les hommetiques que je connais attendent, immobile dans l’âme et dans le corps, que la révolution ou le salut arrive. Et si vous n’attendez pas comme eux, si vous n’êtes pas des vrais hommetiques comme eux, vous appartenez à la vieille méprisable catégorie des hommes qui tant de mal ont fait sur terre.

    Mais la tique attend et puis suce tandis que l’hommetique suce et puis attend. Ce n’est pas du tout la même chose !

     Je n’ai jamais dis qu’un hommetique est une tique. Je dis que leur rapport au monde est le même : borné, aveugle et monomaniaque.

P. S.

Les femmetiques existent-elles ? Je n’en ai jamais connues. Est-ce un hasard ? Est-ce biologique ? ou culturel ? un mélange des trois ? Je ne sais pas.

 

5 septembre 2003. Le oui du chimpanzé. Les lunettes sont sur un papier. L’expérimentateur demande au chimpanzé si les lunettes sont sur la montre et le chimpanzé répond « oui » et déplace les lunettes sur la montre. « Nos chimpanzés semblent avoir une prédilection pour les réponses oui », répond Davis Premack à Gregory Bateson qui essaie « de faire comprendre qu’identifier des représentation est une chose (…) être capable de répondre à une question sur les représentations en est une autre »[6]. Les chiens aussi ont une certaine tendance à dire « oui ». Est-ce que cela veut dire que l’homme est l’animal qui aime dire « non » ? Qui dit « non » pour ne pas être un animal ? Qui dit « non » parce qu’il craint l’animal qu’il a en lui ?

Sans doute que pour les chimpanzés la différence entre une demande et un ordre n’est pas tellement claire. Mais est-ce que pour les hommes la différence est claire ? Toute demande n’est-elle pas un ordre détourné ? Et, qu’est-ce qu’on ordre sinon une demande nue ?

 

6 septembre 2003. Le café. Il y a ceux qui suivent les nouvelles littéraires (s’ils n’ont pas leur Monde des livres du vendredi ils ont mal à la tête) ; il y a ceux qui suivent les mouvements de la bourse (ils ont tous au moins un ami qui s’est suicidé lors de la dernière récession) ; il y a ceux qui connaissent tout de la politique française et québécoise (ils peuvent te dire la couleur des slips de de Villepin et des chaussettes de Charest) ; il y en a d’autres… la liste des manies est longue. Interminable. Personnellement je fais partie de ceux qui suivent les vicissitudes du café. Et depuis que le Vietnam est le deuxième plus grand producteur (950 million de tonnes de café par année) je ne peux plus me passer de mon discours quotidien sur le café. Certains journaux écrivent que le café vietnamien est moins bon : « Au Vietnam on cultive seulement le café Robusta qui est une espèce plus acide qu’Arabica, mais surtout moins chère ». Les journaux bourgeois trouvent toujours quelque chose de négatif dans ce grand peuple révolutionnaire. Ah ! le Vietnam. Nous, révolutionnaires de la post-modernité, nous devrions reprendre le slogan du Che « 10, 100, 1000 Vietnams » et l’adapter aux nouvelles idéologies « 10, 100, 1000 cafés vietnams ». Luttons avec Nestlé, Sara Lee, Procter&Gamble et Kraft pour nous libérer de l’intégrisme d’Arabica.

Assez des dictatures du café de l’Amérique latine !

Vive le café libre !

 

7 septembre 2003. Identité nationale. N’insurgez-vous pas contre l’homme politique anglais qui a déclaré que « Si on adopte l’euro on perd notre identité nationale ». Qu’est-ce qu’ils ont d’autre les Anglais, que les Américains ont dépouillés de la langue et de la puissance politique et économique ?

Et les autres ? Le Français, les Allemands, les Pakistanais, les Chiliens, les Québécois… qu’ont-ils pour définir leur identité nationale ?

Quelques vieux fétiches que les réactionnaires fabriquent dans l’arrière boutique des universités.

Des bibelots crasseux que les puissants ont jetés dans la poubelle de l’histoire.



[1] Je ne sais pas s’il existe une traduction en français. La traduction littérale du titre est : L’ouvert – l’homme et l’animal.

[2] J’écris « pensais » mais mon « pensais » est comme l’« attendre » de la tique. Je ne pensais rien. Je sentais que le bouillon…

[3] La Bianca : celle qui est blanche.

[4] J’aimerais connaître comment les enfants actuels qui y vont en voiture perçoivent les différences de temps de route entre les deux alpages — qui ne sont plus des alpages mais des centres rustiques de vacances. Ce qui est certain c’est qu’être à moitié du chemin est beaucoup moins important non seulement parce que ça prend seulement dix minutes de voiture mais aussi parce qu’il y a cinquante ans on montait le dos chargé et les seuls mots que les paysans échangeaient étaient à propos du temps. Du temps qu’il faisait et du temps qui restait.

[5] Il suffit que je parle (ou j’écrive) des tiques pour que je commence à me gratter, comme quand j’avais seize ans il suffisait de penser à Brigitte Bardot pour bander.

[6] Massimo Piatelli Palmerini, Théories du langage, theories de l’apprentissage- Le débat entre Jean Piaget et Noam Chomsky, Seuil, 1979.