8 septembre 2003. Jeunes soldats. « On était une centaine, frais tondus, tous entre dix-neuf et vingt ans. Il était à peu près neuf heures du matin et depuis cinq heures on marchait vers Merano. Je me rappelle encore qu’il faisait froid, froid pour un début de septembre. Glino et moi, comme ça, pour faire passer le temps, nous nous moquions d’un étudiant Turinois aux pieds délicats et à la langue plus rugueuse que la vache de Toni. Il avait une théorie sur tout et, surtout, il se prenait pour un héros.

     T’as vu ? notre héros marche comme une vieille vache fatiguée.

     Votre gueule !

     Un héros un peu rachitique… quatre heures de marche et il est fatigué. Pauvre petit. T’imagine si son père l’avait envoyé bûcher au lieu de glander avec l’excuse des études… Des petites ampoules, qui font tellement souffrir…

     Avec des ignorants comme vous l’Italie n’ira pas bien loin…

     L’Italie est bien là où elle est. Les jambes au frais dans la mer, la tête dans les montagnes. Pas besoin de damoiseaux aux pieds de femmelette et aux épaules de phtisique. Marche et tais-toi, petit couillon.

Si je ne craignais pas d’écoper quelques jours de prison, je lui aurais cassé la figure. Il nous avait tellement emmerdé pendant ces deux jours à la caserne avec ces moi, moi, moi et encore moi.

« Haltttte, fuzils à tterre ! Leffez les mmmainssss », quatre enfant allemands sortent d’une étable qui borde la route agitant leurs mitraillettes.

Ils avaient vraiment l’air d’enfants. Ils devaient avoir quinze ou seize ans, pas plus. Ils étaient beaucoup plus jeunes que nous. Nous obéîmes.

On prenait les Allemands au sérieux, en ces temps-là.

Je crois qu’on aurait pu être arrêtés même par des fillettes, il aurait suffit qu’elles portassent un uniforme de la Wermacht et… tac. On avait l’impression qu’ils pouvait faire n’importe quoi : nous tirer dessus par peur, par mépris, par jeu, par caprice, par vengeance, par ennui. Des vrais fous. Des brutes. »

Mon père et son ami Glino avait donc étés faits prisonniers après deux jours de service militaire, le 8 septembre 1943, le jour où une partie des dirigeants italiens était passés du côté des Alliés — passage que les Allemands n’avait guère apprécié.

Il furent envoyés dans un camp de travail en Pologne où ils restèrent jusqu’à l’arrivé des Russes.

J’ai pensé à l’histoire de mon père et des enfant-soldats allemands en écoutant, pour la centième fois, un journaliste de TV 5 parler des bavures des soldats américains. Bavures « dues à la peur et à l’ignorance » ; ignorance que, d’une manière on ne peut plus claire, il voudrait nous faire gober être le propre des Américains que la complexité de l’histoire ne semble pas pouvoir égratigner.

Je suis sans doute une tête de nœud, mais je ne vois pas ce que l’ignorance vient foutre là-dedans. Qu’ils ignoraient qu’ils tiraient sur un enfant de dix ans, j’en suis convaincu ; comme je suis certain qu’ils ignorent les us et coutumes des tribus Irakiennes. Ils sont ignorants comme tous les soldats de la terre, comme nous tous. Et qu’on ne vienne pas me dire que ceux qui connaissent les détails de la prise de Bagdad par les Mongols, ou qui ont étudié l’épopée de Gaal el Han en savent plus qu’un rustre de Carson city jeté dans les rues de Bagdad par une classe dirigeante pas plus, pas moins, ignorante que celle des vieux pays de la vieille pute d’Europe.

Les pamplemousses pédants du Monde Diplomatiques, les hommetiques de gauche à la ligne droite, les religieux à l’âme encrassée, les hommes politiques français, allemands, américains, russes… qui cherchent la manière de tirer le plus d’avantages possibles du merdier moyen-oriental, sont tous des ignorants.

Mais rien dans cette foutue guerre n’a quelque chose à voir avec l’ignorance. L’ignorance est présente comme elle l’est dans tous les actes d’une vie normale, longue traversée du temps, yeux clos et oreilles bouchées. Dans cette guerre bête, bête mais pas plus bête que la majorité des guerres, ce sont l’économie, la technique et le passé — oui le passé aussi — qui comptent.

La peur non plus, ne compte pas. Elle ne compte pas, comme ne comptent pas la peur des araignées, des souris ou des sorcières dans l’électrolyse.

Ils tirent parce qu’ils sont payés pour tirer ;

ils tirent par peur, par mépris, par jeu, par caprice, par vengeance, par ennui ;

ils tirent parce qu’ils ont choisi d’être soldats.

Dans la préhistoire, lors de la Deuxième Guerre Mondiale on pouvait encore endoctriner les soldats avec des histoires de peuple, de race et de justice mais il y avait la possibilité que l’endoctrinement ne prenne pas bien. Que parmi la masse des conscrits il ait un certain nombre qui rechignent, qui refusent. Aujourd’hui que les soldats sont choisis parmi ceux que le sens critique et l’amour des hommes n’étouffent pas ; que le métier de soldat est un métier comme les autres ; que non seulement parmi les officiers des fachos de tous les calibres dominent… les bavures sont la norme.

Les bavures ne sont pas des bavures.

9 septembre 2003. Poésie. Pourquoi toutes les fois que je suis poétiquement correct me retrouvé-je dans des situations pénibles ? Qu’ont tous, contre la poésie ?

 

10 septembre 2003. Fétichisme. Je fais partie de la deuxième génération de ceux qui ont marié Freud avec Marx, et qui ont essayé d’empêcher le divorce en employant Nietzsche comme adhésif. Malheureusement le bonheur du mariage ne dépendait pas des mariés qui avaient une quantité énorme de flèches dans leurs carquois mais du marieur qui n’était pas toujours à la hauteur de ses contradictions. Dans mon cas, l’appareillement a parfois achoppé sur des mots isolés, des mots qu’on retrouve chez l’un et chez l’autre mais qui ont été détournés de façon très différente.

Fétichisme, par exemple.

La première fois que Freud parle de fétichisme, c’est en 1905, dans l’essai d’ouverture des Trois essais sur la théorie de la sexualité, dans une section dont le titre est on ne peut plus clair : Substituts inadéquats de l’objet sexuel : le fétichisme. Comme les anthropologues de son époque, Freud appelle fétiche l’objet « dans lequel le sauvage voit son dieu incarné ». Le fétichisme, en psychanalyse, est donc une déviation dans laquelle « le substitut pour l’objet sexuel est une partie du corps en général très peu appropriée pour des fins sexuelles (le pied, les cheveux), ou un objet inanimé qui est en relation (…) avec la sexualité de la personne (sous-vêtements) ». Si on considère que cet essai traite des aberrations sexuelles, on voit que le fétichisme est très bien casé, dès le début. Tellement bien casé que quand Freud écrit son célèbre essai sur le fétichisme en 1927, ce ne sera qu’une explication de ce qu’il a introduit en 1905. Il vaut aussi la peine de souligner que, dans sa dernière œuvre d’envergure (Abrégé de Psychanalyse), le fétichisme a un rôle de premier plan pour expliquer le mécanisme de scission du moi. Le fétichisme de l’homme (au moins dans les cas extrêmes) implique une incapacité à tirer du plaisir de la femme[1] et le besoin d’avoir un objet concret : plus concret que la femme qui, même si on la prend pour un objet, a toujours des parties qui échappent à toute manipulation trop simple. Heureusement, le fétichisme, dans la très grande majorité des cas est un simple piment qui relève la soupe sexuelle, et pas le légume principal. Le fétichisme, dans sa version extrême — la seule qui compte pour Freud — loin d’être la norme est une assez rare exception.

Ce n’est pas le cas dans Marx. C’est exactement le contraire. Pour ce dernier, le fétichisme — le fétichisme de la marchandise — est la norme de notre société même s’il est une perversion du rapport « normal » aux objets. Dans une société où le capital domine, on est tous des pervertis car on oublie[2] la valeur d’usage (ce pour quoi l’objet est fait) et on ne considère que la valeur d’échange, sa valeur abstraite représentée par l’argent nécessaire pour son achat : la mise de côté du concret pour ne jouir que de l’abstrait. Un soulier pour un fétichiste freudien reste un soulier même s’il a été détourné et il reçoit le jus du désir que la femme ne peut extraire. Un soulier quand on l’observe sous l’angle du fétichisme de la marchandise n’est pas un soulier. Il n’est qu’une quantité d’argent. Son emploie (sa valeur d’usage, comme moyen pour faciliter la marche ou l’explosion du plaisir) est sans importance, ce qui compte, c’est son équivalent abstrait en argent. C’est le fait que le soulier en tant qu’objet d’échange soit l’équivalent de… que sais-je ? … quelques boîtes de clous ou d’une bouteille de Bordeaux.

    C’est quand même un peu la même chose. Dans les deux cas, l’objet est détourné de sa fonction primaire pour satisfaire d’autres exigences. Comme le fétiche des primitifs, l’objet a un pouvoir caché.

    Oui, c’est ce qu’ils ont en commun. Mais ce commun empêche de voir les différences qui sont bien plus importantes.

    J’ai l’impression que, dans ton cas, c’est exactement le contraire qui est arrivé. Ce sont les différences qui t’ont empêché de voir ce qui est commun.

    Tu es maligne, toi.

 

11 septembre 2003. Cochons. Les Lumières et le Marxisme ont essayé de rayer l’influence néfaste des religions. Il semble qu’ils ont perdu. On les accuse de naïveté, de manque de sensibilité, d’espoir excessif dans la raison et de simplification de l’homme.

L’accusation tient — en principe.

En pratique, c’est-à-dire politiquement, pas nécessairement.

Si elle provient de la racaille fasciste, de professeurs ignorants ou d’intellectuels volages, alors je dis non.

Alors, vive les Lumières ! vive la raison ! vive le marxisme !

Mort aux vaches !

Mort aux dieux !

Que crèvent les imams, les rabbins, les prêtres, les moines et les pasteurs.

Laissez la jeunesse tranquille,

vieux cochons.

Dieu cochon !

 

12 septembre 2003. Jeunesse pauvre, pauvre vieillesse.

Ces hommes qui bêchent leur âme et labourent leur corps craignant l’hiver de la vie ;

ces fanfarons qui disent bander comme quand l’amour n’habitait que les couilles ;

ces cacochymes qui croient travailler comme quand la carotte de l’argent les attirait dans le bourbier de la carrière ;

ces vieux fermés qui croient comprendre mieux que dans l’ouverture de la jeunesse ;

tous ces quinquagénaires me font de la peine.

De la peine pour leur ridicule refus de la vie et pour la jeunesse pauvre et chétive qu’ils ont eue.

 

13 septembre 2003. Ignorant. Il est ignorant. Un grand ignorant. Plus ignorant que Ramonet, plus que Bush, au moins autant que de Villepin : il confond l’anéjaculation avec l’aspermie.

 

14 septembre 2003. Débile. Une vingtaine de débiles, entre quinze et trente ans, s’égrènent dans un chemin du Mont-Royal. Cinq ou six accompagnateurs, accoutrés avec les immanquables shorts aux poches trop gonflées, avec un sac à dos rouge et bleu porté trop bas et une caquette qui ne les aide pas, les gardent au bord de la route (comme les paysans qui, dans les années cinquante, accompagnaient les vaches le longs des routes des Alpes, quand les camions n’étaient pas encore au service du bétail et les voitures n’étaient pas encore accoutumées aux paysans) pour qu’ils ne bloquent pas les cyclistes qui déchargent leurs frustrations sur leurs petites pédales. Ils marchent vite avec des mouvements du corps si exagérés que je me demandai s’ils se moquaient des marcheurs qu’ils avaient vus à la télé ou si ce n’était pas le contraire : que les marcheurs, qui ne sont pas censés avoir un sens esthétique à toute épreuve, avaient emprunté l’ondulation naturelle des corps aux débiles que le ridicule ne freine pas.

Le dépassement me prit au moins cinq minutes, ce qui me permit de bien observer.

Les accompagnateurs.

Ils avaient l’air débile. Je ne dis pas qu’ils l’étaient, même si j’ai des difficultés à séparer le fond de l’apparence : je dis qu’ils avaient l’air. Certains, avec leur sourire figé comme dans les instantanées d’une autre époque, avaient l’air encore plus débile que les vrais. La seule manière de reconnaître les faux débiles[3], était de considérer leur position par rapport au bord de route et le bâton symbolique qui gonflait leur esprit.

Ce n’était pas la première fois que je notais que les accompagnateurs ont un je ne sais pas quoi de plus débile que les accompagnés : comme si la débilité était contagieuse et passait de l’un à l’autre comme une mauvaise grippe, en devenant à chaque passage plus bruyante.

Mais pourquoi le mouvement n’est pas dans l’autre sens ? Pourquoi l’intelligence ne passe-t-elle pas dans les débiles ? Est-ce un problème d’entropie. Non, je ne crois pas.

Sans doute parce que l’intelligence n’est qu’un manque de débilité. Et, ce qui n’est que manque, qu’absence, que ne pas être, ne peut pas être transmis.

 



[1] Et de tirer le plaisir de la femme. Le fétichisme n’est pas gender-free comme dirait un Américain sensible aux stéréotypes sexuels. Nulle part (je crois) Freud ne parle de fétichisme des femmes. Comment pourrait-il le faire si la peur de la castration en est à l’origine ?

 

[2] Je sais que cet « on oublie » n’est pas très marxien et que l’individu est pris dans des rapports qui le dépassent (et qui dépassent même son inconscient) mais l’approche de Freud a déteint, malgré moi.

[3] Je dois confesser que, dans cette histoire de faux et de vrai, je suis un peu perdue. Je me sens débile.