22 septembre 2003. Écrire ?

    Quand je commence à écrire tout devient plus complexe.

    Moi, quand j’écris, tout s’efface.

 

23 septembre 2003. Oyez ! Oyez ! Que celui qui croit ne pas avoir de fixations tourne sept fois les mains dans les poches avant de gesticuler. Personnellement, je ne crains point de reconnaître les miennes ; les nombreuses miennes que jamais je ne cachai.

Je suis, par exemple, fixé sur Dostoïevski et cela depuis la lecture de Crime et châtiment, qui m’absorba dans ma plus verte adolescence. Quarante ans durant, au moins une fois par année, j’ai ouvert des livres du psychologue russe, mais jamais le roman qui m’avait tant bouleversé et que, je ne sais pas pourquoi, j’avais catalogué parmi les romans qu’on lit quand le trop de vie aveugle ; un roman pour adolescents, quoi ! Erreur impardonnable qui m’a fait traîner parmi les impaludés vivotant dans les marais du peu que le trop écrase.

Je l’ai rouvert l’autre jour et après deux pages je me suis senti chez moi.

Je ne me rappelle pas les détails de l’histoire, je pourrais même dire que je ne me rappelle plus rien, mais j’ai l’impression de retrouver en Raskolnikov un vieux chum : l’un de ces amis de jeunesse auxquels ont a tout confié, celui auquel on a promis, sans fanfaronner, la premier nuit de notre première femme. Parfois je ne sais même plus si c’est Raskolnikov ou moi qui, le premier, a exprimé une idée que je trouve si familière ; il m’arrive même de me demander si je n’ai pas déjà vécu à Saint-Pétersbourg. C’est comme si je n’avais jamais arrêté de le lire. Et pourtant je le lis de manière si différente que ce n’est plus le même livre. C’est comme quand…

Je cherche — et je ne trouve pas — une comparaison avec d’autres changements qui conservent un fond immuable. Je pourrais comparer cet événement à des drames de la vie qui créent un avant et un après inconciliable, à deux vallées qu’une chaîne de montagnes sépare et unit, mais cela serait complètement artificiel : des métaphores purement littéraires.

Belles, c’est possible.

Des charpentes du vide, c’est sûr.

En dessous du volcan, derrière le barrage des canons, au fond de la mer houleuse je retrouve une calme et une finesse insoupçonnées. C’est comme si j’observais la tant célébrée force de Dostoïevski du même point de vue de l’auteur, comme si le pathos au lieu de m’aveugler aiguisait mon regard. Je porte le pathos au lieu de me faire porter. Je suis dans le roman sans que les mots me saoulent comme ils firent lors de la première lecture. Derrière chaque phrase je sens palpiter des événements de la vie de Dostoïevski ; je lis en même temps une biographie et une fiction : unies mais séparées, soudées mais différentes. Loin de la grandiloquence de l’autofiction. Léger comme un conte de Walser. Il faudrait lire Dostoïevski quand on a laissé derrière nous la station du milieu de la vie, que je me dis.

La relecture de Dostoïevski ne fait que confirmer qu’il ne faudrait pas lire dans sa jeunesse pour ne pas contribuer à l’assèchement précoce de la vie. Nos hommes politiques et nos savants au lieu de se préoccuper de l’effet de serre feraient bien mieux à s’occuper de l’effet des serres de la lecture sur l’esprit des jeunes.

Oyez ! Oyez ! Le Haut Tribunal Populaire de la Culture dans sa séance extraordinaire du 23 septembre 2003, décrète que tout individu en possession d’un livre de Dostoïevski avant l’âge de cinquante ans soit condamné à lire les actes des tribunaux staliniens jusqu’à ce que mort (de l’esprit) s’en suive.

Oyez ! Oyez ! Le Haut Tribunal Populaire de la Culture…

Oyez ! Oyez !

Dans cette lecture, tardive sans être décadente, il n’y a pas que du positif — pour employer une expression des hommes de ménage de la psychologie. Parfois une espèce de sens critique mal placé vient bousculer mes sentiments et donne naissance à une irritation fort désagréable que l’ignorance de la vingtaine m’aurait épargnée. La note dans l’édition de la Pléiade à « C’est ainsi sans doute que les condamnés qu’on mène au supplice s’accrochent mentalement à tous les objets qu’ils rencontrent en chemin », que je me suis empressé d’aller lire est un bon exemple d’irritation difficile à calmer. Je pensais d’y trouver une référence à la simulation de la fusillade de Dostoïevski et de ses camarades du complot Petrachevski.

« Dostoïevski (…) fut condamné à mort et conduit avec ses camarades sur le lieu de l’exécution. Là leur peine fut commuée en travaux forcés. Dans plusieurs de ses œuvres, il fait allusion à cet épisode tragique et retrace les impression d’un homme qui croient vivre ses derniers instants ». Non. Aucune mention à la simulation, à ce détail qui n’en est pas un[1] :

— Allignez-les !

Les condamnés sont sur l’échafaud.

— Présentez armes !

Le procureur hurle la sentence.

— Les condamnés en rang de trois !

Le sermon du pope.

— Pétrachevski… Mombelli… Grigorieux.

Dostoïevski pour la deuxième fusillade.

— Chargez armes !

Les cagoules sont baissées.

— En joue !

Un galop dans la place.

— Pour vous mon général !

Un billet de Nicolas premier pour le général Soumarokov.

— Sa Majesté commue la peine de mort…

Il n’était pas dans le premier groupe. Ce n’est quand même pas un détail. Vous n’êtes pas d’accord ? Allez lire L’idiot.

 

24 septembre 2003. Saint-Pétersbourg et Leningrad. Il y a des tests qui, quoi qu’en disent les entichés de la complexité à bon marché (avez-vous constaté que la complexité est toujours à bon marché ?), permettent de bien départager les testés. Par exemple : préférez-vous Saint-Pétersbourg ou Leningrad ? Vous n’y avez jamais pensé ? Pensez-y. Vous n’aurez pas des surprises. Vous risquez de vous retrouver avec la majorité.

 

25 septembre 2003. Les États-Unis d’Europe. On veut créer les États-Unis d’Europe ? Mais les États-Unis d’Europe sont déjà là : ils s’appellent France. La politique française en Europe est une copie conforme de la politique états-unienne dans le monde : même arrogance, même mépris des petits pays, même emploi de la politique extérieur pour endurcir la politique interne, même nationalisme barbare, même défense des privilèges des ses agriculteurs, de ses industries, de sa culture, même centralité de l’industrie nucléaire, même endettement, même culture de la guerre, même présidents caricaturaux. Une seule grande différence : l’Hexagone a un ministre des affaires étrangères fade comme un homme fade que l’entourage gonfle, les rênes de la politique extérieur du pays de la Coca-cola sont dans les mains d’un homme pas tout à fait Blanc, pas tout à fait Noir, d’un insaisissable.

 

26 septembre 2003. Guillaume II.

Petit Robert 2, 1985 : « Il fut déclaré responsable du déclenchement de la Première Guerre mondiale. »

Charles Moreau-Vauthier, à la fin de la première guerre mondiale fait éditer par l’Union des grandes associations françaises Kaiser tu expieras, Un petit opuscule d’une vingtaine de pages avec autant de dessins, très peu de mots et une idée fixe.

 

Quand, après l’Armis-

tice, le Kaiser, Guil-

laume II, empereur d’Alle-

magne, s’enfuit en Hollande,

il s’arrêta dans une petite ville

où il résolut de vivre tranquille,

en citoyen retiré des

affaires.

Mais l’homme « responsable du déclenchement de la Première Guerre mondiale » ne peut plus avoir une vie tranquille. Une femme le suit en criant

« Kaiser, tu ex-

peiras ! Kaiser, tu

expieras ! »

Il ne sort plus de chez lui. Il met de gros rideau pour ne plus voir ni le gens ni les animaux. Il fait chasser une vache qui « paissait dans le jardin ».

« Que de bestiaux,

nourriture des hommes, avaient été

volés, massacrés… ! »

Même les bourgeons lui prédisent de mauvais jours, et le ciel. Tous les êtres. Toutes le choses. Partout :

« Tu expieras ! »

Un pamphlet nationaliste bête ? Certes. Mais, que dire de la phrase du Robert 2, soixante-dix ans après ? Il fut déclaré responsable… Par qui ? Par tous les êtres ? Par toutes les choses ? Ou par une classe politique qui avaient autant de responsabilité que lui ? Comme Hussein aujourd’hui ?

P. S.

Dans l’édition du Robert 2 de 1994, la phrase incriminée a été enlevée. Pourquoi ? Sans doute parce que les rapports entre les États-Unis d’Europe et l’Allemagne ont changé. Les États-Unis d’Europe ont besoin d’un allié pour contrer la bonne des États-Unis d’Amérique et pour faire peur aux imprévisibles pays du sud et, depuis deux ou trois ans, de l’est.

 

27 septembre 2003. Domaine. Celui qui retranche un nouvel domaine de connaissance, celui qui met un nom et libère ainsi un ensemble de discours que d’autres discours suffoquaient, connaît tout du nouveau domaine. Comment pourrait-il être autrement si c’est lui qui l’a créé ? Lui qui l’a créé… disons qu’on le déclare père du domaine tout en sachant que l’on ne sait pas quel fut le spermatozoïde qui toucha la cible, Même pour un cas facile comme celui de la psychanalyse on n’est pas sûr sûr — l’éjaculation précoce joue en faveur de Freud, il est vrai, mais on n’est pas encore sûr sur.

Un nouveau domaine attire les médiocres comme la célèbre merde les mouches et les médiocres sont souvent si médiocres qu’ils peuvent planter un châtaignier dans un pot d’un tiers de litre pour découvrir, après des années de recherches, que le pot est trop petit. Ils peuvent faire n’importe quoi car dans les nouveaux domaines il n’y a pas d’erreurs possibles.

S’ils restent dans la châtaigneraie, les apprentis châtaignistes peuvent toujours écrire un article sur l’impossibilité de faire pousser un châtaignier dans un pot minuscule ou sur la difficulté de trouver le bon pot ou (ceux qui privilégient une approche plus théorique) sur la difficulté d’épouser contenant et contenu ou encore (pour les théoriciens des fondements) sur l’ontoarbrologie de la contenulogie des châtaigniers.

Je n’exagère pas.

Je n’aime pas exagérer : eussé-je aimé que j’aurais suivi mon meilleur ami dans le département d’exagérologie comparée.

Mais que se passe-t-il si, un jour, arrive quelqu’un qui a déjà vu des châtaigniers ?

— Hors de mon domai…ai…ai…ne… !  crie le père.

— Hors de sooooooon domaine… ! crient les fils.

Et on lui lance des cupules.

Le père écrit, les fils écrivent.

Écrivent les fils, les petits fils et le père des pères écrit.

Des milliers et des milliers de pages, sur du papier de châtaignier.

 

28 septembre 2003. Questions stupides. Depuis des années je commence mes cours en disant qu’il n’y a pas de questions stupides et que la débilité est plutôt le propre des réponses. Suit un baratin inutile pour stimuler les étudiants à me poser des questions quand la matière ne sera pas claire comme ils aimeraient. Si je pense à cela en ce moment ce n’est pas tellement parce que c’est le début des cours mais parce que chez le dentiste j’ai feuilleté un vieux Newsweek qui se demande pourquoi sur 5 enfants autistes 4 sont mâles. Que les mâles qua mâles soient détachés de toutes réalité extérieure qui ne proviennent pas de leur ego hypertrophié, c’est un secret de Polichinelle ; que les mâles que l’on dit grands soit dans l’autisme jusqu’aux oreilles n’a pas besoin de démonstration… sinon pour les hommes autistes. Donc les questions stupides existent. Même les très stupides.

Dans mon prochain cours je ne dirai plus qu’il n’existe pas de questions stupides, ce que je dirai c’est qu’on peut faire feu de tout bois.



[1] Adaptation des pages 140..144 de Dostoïevski de Leonid Grossman (Parangon 2003). Livre sans intérêt quand on le compare à la biographie de Dostoïevski de Joseph Frank.