29 septembre 2003. Lâcheté. On vient de commencer la construction d’un nouveau pavillon. Une vingtaine de personnes y travaillent : camionneurs, grutiers, bitumiers, charpentiers, maçons... Par groupe de trois ou quatre, ils viennent faire une pause au café de l’université. Ils sont très gentils avec les serveuses. Leurs sourires disent : « on est entre nous ». Ils laissent des pourboires généreux — en six ans je n’ai jamais vu un professeur laisser un pourboire.

Ils oublient que les serveuses sont des étudiantes qui aspirent à ne plus être serveuses et qu’un jour elles ne donneront plus de pourboire, elles non plus. Eux aussi font étudier leurs enfants afin qu’ils ne soient obligés comme eu à entrer sur le chantier à sept heures… ils oublient que les études ne changent rien. Tout se déplace et le mouvement relatif est nul.

Les esclaves restent des esclaves même s’ils sont ingénieurs ou enseignants.

L’enfance m’engloutit. C’est agréable et triste. Pourquoi mes habits sont-ils propres ? Pourquoi dis-je mes conneries quotidiennes à des jeunes pas en voie de perversion ?

 

30 septembre 2003. Ingénierie. Je ne croyais pas à mes yeux. Les mots, noirs sur jaune, étaient des mots « officiels » que l’université acceptait, diffusait, soutenait. Où suis-je ? Quel genre de couillons avons-nous à la barre ?

À l’UQAM on propose des séminaires aux enseignants sur, tenez-vous bien ! l’ingénierie de la pédagogie. Je suis ingénieur et j’enseigne — bien, je crois. Mais s’il y a une chose qui n’a pas rapport, comme dirait O., c’est bien l’ingénierie et la pédagogie. Je peux encore imaginer une Ingénierie de la pédagogie sortant des têtes, souvent trop linéaires des ingénieurs, mais une Ingénierie de la pédagogie prônée par des pédagogues… c’est au-delà de mes capacité de compréhension.

Y a-t-il quelque chose à comprendre ? Sans doute que non.

Il n’y a rien à comprendre. Les pédagogues n’ont pas d’idées parce qu’ils n’ont pas de tête : ils ne sont qu’un tuyau pour l’écoulement des eaux-vannes des fosses d’aisance de la culture.

 

Premier octobre 2003. Au début du XXe siècle le sociologue italien Vilfredo Pareto (1848-1923) introduisit celle qu’on appelle la loi de Pareto et qui est souvent vulgarisée comme suit : « Dans un pays où les marchés sont libéralisés un nombre très petit de gens, les happy few, possède un pourcentage très élevé de la richesse du pays[1] ». Depuis son énonciation cette loi n’a jamais été contredite par les données économiques des pays occidentaux : elle est tellement vraie que si Moïse devait renaître il la sculpterait sur le marbre de Carrara, gentiment offert par Berlusconi, à la place de l’obsolète « ne forniquez point ». Pour ceux qui ont des légères tendances vers la gauche cette loi est une nouvelle pièce à conviction contre l’injustice sociale. Loi vraie, injuste et fascinante. Fascinante parce qu’injuste. Si fascinante que, depuis les années quarante, on l’applique dans presque tous les domaines de l’ingénierie, là où le concept de juste et d’injuste n’a pas droit de cité. En génie on appelle la loi de Pareto le principe du 20-80 qui s’énonce souvent comme suit : 20 % de xxx réalise 80 % de yyy.

Mais depuis qu’on parle d’ingénierie de l’État, voilà que Pareto qui revient au politique, par la porte de service, déguisé en concept scientifique. Aucun complot pour faire avaler ce principe aux citoyens naïfs : surtout pas de complot de la part des ingénieurs — ils ne savent même pas qu’à l’origine la loi de Pareto était « politique ». Une simple ruse de la raison pour mieux justifier ce qui est qui, puisqu’il est, a le droit d’exister Dans l’ingénierie de l’État on pourra donc dire que 20 % des fonctionnaires font 80 % du travail, que 20 % de la population s’approprie 80 % de l’aide de l’État, etc. Jusqu’à là rien d’étonnant : avec ou sans le principe de Pareto, on a toujours trouvé les données dont on avait besoin. Si l’ingénierie de l’État est fait mail aux idées, que dire de la nouvelle branche de l’ingénierie : l’ingénierie de la pédagogie ? Que penser quand on nous dira que 20 % des enseignants enseignent 80 % de la matière ? Que 20 % des étudiants font 80 % des erreurs ? Que 20 % des heures passées sur les bancs d’école donnent 80 % des connaissances ? Etc. etc. Que c’est la catastrophe ! Sans doute. Ce qui est certain c’est qu’il n’y a rien de plus éloigné de la loi 20-80 que l’enseignement.

Dans l’enseignement la seule loi ayant une valeur universelle et que toutes les données expérimentales confirment c’est la loi de Nietzsche (1844-1900) ou principe du 4-9996 qui, appliquée aux enseignants, dit que, dans une institution avec 10 000 enseignants, 4 enseignants font le 99,96 % du travail. Cette loi, qui date de 1867, a été modifiée par Iketnuk en 2001 (depuis, loi de Nietzsche-Ik) avec l’ajout : « Les 9996 personnes insatisfaites par le peu de travail réalisé défont le 7 % du travail des 4 ».

La loi de Nietzsche-Ik est vraie dans tous les domaines de la vie et on peut le constater quotidiennement sans que cela n’implique que la vie soit du génie.

Les lois existaient bien avant les génies. Malgré.

2 octobre 2003. Analyse de la tâche. Je ne sais pas pourquoi, mais à un certain moment je lui parle de ce que les informaticiens appellent les interfaces personne-machine et je lui explique mon mécontentement par rapport à l’analyse de la tâche. Les informaticiens appellent « analyse de la tâche » l’étude des opérations des utilisateurs avec un ordinateurs : on observe comment l’utilisateur se comporte (souvent avec une caméra cachée) pour connaître les actions qu’il exécute le plus souvent, les temps de réflexion, les erreurs… Je lui explique que l’analyse de la tâche est très dangereuses si elle n’est pas guidé par une vision plus large qui considère que l’ordinateur fait partie d’un système plus vaste, qu’il se trouve dans une certaine position non pas parce que cela est inscrit dans les étoiles mais pour des choix économiques et technologiques. « Comme les godemichés », qu’elle me dit. Je la regarde en écarquillant le cerveau comme un enfant qui voit sa première baleine. « Regarde », qu’elle ajoute et, avec une contorsion digne du Cirque du Soleil, elle sort une revue du sac à dos.

« Il me semblait que cette pub était au début… Putain… À moins qu’elle n’était dans le dernier numéro ». J’essaye de lire le titre de la revue mais ma myopie ne m’aide pas. Que veut-elle me montrer ? Geneviève a toujours était une femme très pudique. Pudibonde. Je ne l’avais jamais entendue faire des allusions sexuelles.

    Ah ! la voilà. Elle me montre la publicité d’un godemiché qui, au lieu d’être droit comme le sexe d’un homme, termine en se pliant vers l’arrière.

    Mon dieu ! Un godemiché fait comme un crochet !

    Non, comme une main à moitié fermée. J’ai pensée à cette pub quand tu as parlé d’analyse de la tâche. En observant l’accouplement d’une femme avec un homme on n’aurait jamais pu penser à cela. Mais ce type d’accouplement n’est pas inscrit dans les étoiles comme t’as si bien dit. Et pour le plaisir des femmes les mains sont souvent bien plus efficaces. Comme en informatique c’est seulement en mettant un principe supérieur qu’on a pu créer ce magnifique godemiché qui est un ersatz de la main et un super pénis.

    Je ne savais pas que tu lisais des revues pornos.

    T’es malade. C’est Bitch, la revue féministe américaine la plus radicale. Il n’y a pas un seul couple de lesbiennes qui n’emploie pas ce genre de godemiché.

    Ce qui va malheureusement dans le sens de l’analyse de la tâche. Il aurait suffit d’observer deux lesbiennes et on aurait trouvé cette forme.

 

3 octobre 2003. Le bois et la révolution. Pendant la révolution française le bois était le seul élément de chauffage « de là son importance », comme il est écrit à l’entrée « Chauffage » de Histoire et dictionnaire de la révolution française. En lisant cette entrée j’apprends qu’en 1795 plusieurs personnes moururent de froid car, la Seine étant gelée, il était impossible de s’approvisionner du bois de Clamecy et de Morvan. Mais même si on avait du bois : « Les feux de cheminée  (…) n’arrivent pas à échauffer les appartements. (…) Presque partout, portes et fenêtres joignent mal et donnent passage à des courants d’air », comme dit la citation de Johan Friedrich Reichardt, le grand ami de Goethe qui n’avait pas froid aux yeux.

Aujourd’hui on meurt de chaud.

La haine du feu de nos sociétés modernes que l’électricité a universalisée est tellement forte que, pour qu’on n’allume pas les feux de cheminées, les industriels et les politiciens sont en train de transformer la terre en une énorme serre où l’on n’aura plus besoin de chauffage : plus d’excuses pour des feux dans nos maisons. Il faut ajouter qu’on n’a pas eu de difficultés à découvrir que la fumée des cheminées pollue ; comme celle des cigarettes, celle du champignon atomique, celle qui sort des narines des gens fâchés, celle du rôti brûlé. Mais, puisqu’il n’y a pas de fumée sans feu, c’est le feu qui pollue, n’est-ce pas ? Même le feu de l’action et celui de l’amour[2] polluent.

    Si on continue comme ça, les enfants ne sauront plus ce qu’est le feu.

    Et alors ? Sais-tu ce qu’est l’ébardoir ?

    Non.

    Et pourtant cela ne t’empêche pas de vivre.

    Oui mais l’ébarboir…

    L’ébardoir. D, d de douleur.

    L’ébardoir n’est pas important comme le feu.

    Comment peux-tu l’affirmer si tu ne sais pas ce qu’il est ?

    Ouais… Prométhée vola le feu aux dieux pour le donner aux hommes. Je n’ai jamais rien entendu à propos d’ébardoir et de dieux… le feu est essentiel pour la vie.

    Est-ce que les poissons vivent ?

    T’es pas sérieux.

    Je te concède que le feu a été et est encore plus important que l’ébardoir mais qui nous dit que dans mille ans on ne parlera pas d’un personnage mythique qui reporta le feux aux cieux libérant ainsi l’humanité de la peur des dieux ?

 

4 octobre 2003. Hommetique. J’aurais dû le savoir. Toute les fois qu’au Trempet on écrit quelque chose de négatif sur les hommes et que l’on ajoutant qu’il ne s’applique pas aux femmes on se fait rentrer dedans.

« Votre histoire d’hommetique du premier septembre était amusante. Même plus qu’amusante, mais, comme souvent il arrive avec vos considérations, vous en rajoutez tellement que vous les appauvrissez. La note sur les femmetiques était de trop ! C’est une connerie et une fausseté. Y il y a autant de femmetiques que d’hommetiques. Leur genre ne le sauve pas de la bornitude. C’est dommage que les lesbiennes-féministes et les hommes-roses prennent tellement de place dans votre Institut qui, par ailleurs, porte de l’air frais dans ce pays monotone et plat. »

Notre lecteur se trompe. Ce n’est ni la bande des lesbiennes-féministes comme il appelle les filles qui ne craignent de montrer ni leurs dents ni leurs cul, qui a écrit le texte, ni les hommes-roses cette invention des journalistes qui chient dans leur froc devant celles qui ne se plient pas au diktats des modes. Il s’agissait d’un texte collectif. Pour une fois on été tous d’accord — on n’était pas d’accord sur les causes de l’impossibilité des femmes d’être des femmetiques, mais c’est une toute autre histoire[3].

 

5 octobre 2003. Âge. Quand on parle d’âge, après quelques mois de vie les jours ne sont plus importants ; après deux ou trois ans les mois ne le sont plus et, après la quarantaine, ce sont les années qui se confondent dans les décennies — quitte à revenir avec la même précision de la jeunesse quand les vieux jours sont de très vieux jours.

Les enfants de Le Clézio n’ont pas d’âge. Khaf, Abel, Antoine et Augustin[4] sont des enfants nomades qui vivent seuls avec un petit troupeau de chèvres et de moutons. Pas l’ombre d’un adulte. Même pas dans leurs souvenirs ou dans leurs désirs. Pas de mots sur les adultes. Pas d’Œdipe non plus. Ils font tout ce que les adultes font. Corps n’ayant pas besoin de désirer des corps, ils sont nature confondue dans la nature. Ils chassent. Ils construisent une hutte. Ils traient. Ils observent les plus petits insectes, les plus légers mouvements des feuilles — de l’intérieur.

Gaspar, un enfant de la ville, qui ne connaît pas leur langue, les trouve par hasard et les accompagne pendant quelque mois. Gaspar apprend à vivre, dans le pullulement indifférent de la nature, du peu qu’elle offre. Il apprend.

« Il y avait beaucoup de choses à apprendre, ici à Genna. On ne les apprenait pas avec les paroles, comme dans les écoles des villes ; on ne les apprenait pas de force en lisant des livres ou en marchant dans les rues pleines de bruit ou de lettres brillantes. On les apprenait sans s’en apercevoir, quelques fois très vite, comme une pierre qui siffle dans l’air, quelques fois très lentement, journée après journée. »

Les enfants de Le Clézio n’ont pas d’âge. Ils n’ont pas d’âge parce qu’ils ne vont pas à l’école où on vieillit par tranches d’un an comme les voitures. Ils n’ont pas d’âge parce que l’âge adulte n’existe pas. Parce que dans l’enfance toute la vie a déjà été vécue.

Gaspar accompagne Abel quand il tue le serpent Nach.

Abel ne tue pas seulement les serpents. Il va tuer aussi le grand ibis blanc, le roi de Genna.

« Il arriva sur Abel au moment où la pierre allait partir, et les deux enfants tombèrent dans la boue, tandis que l’ibis blanc frappait l’air de ses ailes et prenait son envol. »

L’aventure de Gaspar est terminée.

Entre ceux pour qui l’ibis blanc est chair pour nourrir sa chair et le jeune citadin que dans l’ibis blanc voit un symbole il n’y a plus de partage possible.

Gaspar Le Clézio retourne à la ville.

« Il ne voyait pas les murs de briques, ni les fenêtres fermées par des rideaux de métal. Il était encore à Genna, il était encore avec les enfants. »

Il retourne en ville pour nous parler des enfants.

De Kahf, d’Abel, d’Antoine, d’Augustin. Mais aussi du grand bouc Hatrou, du chien Noun et du renard Mim.

Pour nous parler de l’enfant qu’il est.



[1] La formulation mathématique de la loi est la suivante : Log N = Log A + m Log x où N est le nombre d’individus qui ont un revenu supérieur à X et A et m sont des constantes. On a une relation linéaire entre les logarithmes et donc une relation exponentielle entre le nombre d’indivudu et le revenu.

[2] Celui de l’amour est tellement polluant qu’il pollue même quand le mâle dort.

[3] Pour le dire en deux mots : certains pensent que c’est la maternité qui empêche aux femme d’être des femmetiques et d’autres trouvent cette idée aberrante.

[4] J. M. G. Le Clézio, « Les bergers » en Peuple du Ciel, Folio Gallimard, 2002. Il s’agit d’un « folio 2 € » qui contient deux contes (Les bergers qui fait 87 pages et Peuples du Ciel qui en fait 30) tirés de Mondo et autres histoires, Gallimard 1978. Le conte le plus court (et le moins bien mené, à mon avis) donne le titre au livre. Les bergers est moins « vendeur », comme on dit, que Peuple du ciel. Surtout de ces jours-ci.