2 août 2004. Au travail ! « Vous arrivez plus tôt que les ouvriers de la construction ! », lui dit un étudiant en sortant du laboratoire où il a passé la nuit à tripoter un ordinateur. — Parfois plus tôt, parfois plus tard.

Parfois en même temps. Ce n’est pas la première fois qu’on lui fait une observation de ce genre. Il trouve curieux que l’on trouve curieux que quelqu’un arrive au travail tôt le matin, quand il n’est pas obligé. Pourquoi ne trouvent-t-ils pas curieux et inquiétant que des gens soient obligés à arriver au travail à une heure fixe ?

La différence entre le travail d’un professeur d’université et celui d’un ouvrier de la construction n’est pas tant lié à la dureté du travail (parfois le travail à l’université aussi est dur, surtout quand on doit côtoyer des collègues plus poires que des Williams), à l’utilité sociale (même s’il est très rare, il arrive que le travail d’un enseignant ne soit pas complètement inutile), au plaisir que l’on y trouve (depuis quand le plaisir que l’on éprouve au travail est lié au type de travail ?), aux heures passées à faire des choses désagréables (même si les ouvriers de la construction n’ont pas de réunions aussi débiles que les assemblées départementales, ils ont, eux aussi, des rencontres avec des contre maîtres qui se prennent pour des autres), au salaire (je ne connais pas les salaires dans la construction, mais je ne crois pas que la différence soit plus grande que, disons, 50 000 $, ce qui est beaucoup, mais ce n’est pas beaucoup) qu’à la liberté dans la gestion du temps et des lieux. À la liberté tout court, dans ce monde sans Libertés.

Les profs arrivent quand ils veulent et « travaillent » où ils veulent et ils sont tellement habitués à la liberté que, tous les sept ans, ils ont besoin d’une année de liberté complète où, la contrainte énorme (sans ironie) des 180 heures de présence obligatoire à l’université disparaît.

 

3 août 2004. Été. Qu’est-ce que l’été ? Le soleil, la plage, les T-shirts avec des écrites débiles, la montagne, la campagne, la ville déserte, les photos de soleils couchant, le désert, le camping, les bed and breakfast, les souper qui durent jusqu’à minuit, les hôtels, les excursions, les longs voyages en voiture, les marches, les discothèques, la disparition des tronches des collègues, les shorts à longueur de journée, les glaces, les terrasses, la voile, les décolletés abyssaux, l’équitation, les enfants dans les camps d’été, les festivals de la patate chaude, du cinéma de St-Agapit[1] et de la chanson typique, les concours des cruches, le golf, les bons légumes (comme on n’en mange plus), la pataugeoire, les cheveux courts, la bronzette, les grasses matinées, le rosé, les sandales, les amours d’été et surtout, c’est là que je voulais en venir : les lectures d’été.

Les lectures d’été, contrairement à ce que j’ai toujours pensé, ne sont pas le résultat d’une simple opération commerciale des éditeurs. Non. C’est un phénomène de société ou social (ou sociétal ?).Tous parlent des livres d’été (tous, c’est un bien grand mot : tous ceux qui, n’ayant rien d’autre à dire, parlent de livres). Même mes amis, même des personnes censées avoir un bon entraînement à la lecture, parlent des livres légers qu’ils ont lus, avec un sourire profondément satisfait. Quel plaisir ! J’ai beau regarder autour de moi, poser des questions avec une diplomatie Metternichienne, suivre le moindre indice contraire, rien à faire ! En été rien que des lectures d’été.

On est tous pris avec les livres légers, agréables, caducs, saisonniers.  Pas nécessairement un chef d’œuvre mais… En été, j’aime çaQuand je suis en vacance, pas de prises de têteSix cent pages qui se lisent d’une traite… Je profite…

C’est sans doute normal, mais ce normal est plutôt anormal.

Biarritz. La plage. Quatre heures de l’après-midi. Vingt-six degrés. Un cirrostratus perdu au dessus des Pyrénées. Un vent léger de sud-ouest. Marcel exhibe ses couturiers et me regarde avec des yeux de carpe frite. N’est-ce pas le moment idéal pour lire un livre pesant, pensant, un livre qui m’oblige à des voltiges intellectuelles ? Dès lors, l’expression abyssale « vérité de la vérité », celle qui aurait fait dire que la vérité est la non vérité, peut se croiser avec elle-même selon toutes sortes de chiasmes, selon qu’on déterminera le modèle comme présentation ou comme représentation[2]. L’été n’est-il pas la saison idéale pour aborder les livres difficiles ? Les dix pages qui ne se lisent pas d’une traite ? Les chefs d’œuvre qu’on n’a jamais eu le temps de lire ? Vous ne devez pas être à neuf heures au bureau, et alors, quelle importance si ça prend trois heures à lire une phrase ? Et Marcel ? Après. Maintenant ça se joue en haut des côlons.

 

4 août 2004. ONU. De la reforme du conseil de sécurité de l’ONU, il ne faut pas en faire un fromage, j’en conviens, mais de là à dire, comme le fait mon amie révolutionnaire, que ça lui fait une belle cuisse, il y a tout un monde.

Il semble qu’il y aura une structure à trois niveaux : les cinq pays avec droit de veto (États-Unis, Russie, Chine, Royaume Uni et France), sept ou huit pays élus à tous les cinq ans, choisis dans un groupe d’élite et des membres temporaires élus parmi les cent quatre-vingt onze pays restant. Des journalistes italiens ne sont pas contents du traitement réservé à leur pays que l’on n’a pas voulu mettre dans l’élite. Ils disent : « pourquoi le Brésil ? Pourquoi l’Allemagne et le Japon ? Pourquoi l’Inde et l’Afrique du Sud ? Pourquoi pas nous ? » Et ils ajoutent que leur pays est la septième puissance économique et, surtout, ils se demandent : « qui a une histoire longue et dense comme la nôtre ? ». Ils ne comprennent pas pourquoi la France, qui n’a pas gagné la guerre, elle non plus — quoi qu’en dise de Gaule — soit dans le peloton de tête. Et beaucoup d’autres choses de ce style, ils disent.

Je ne connais pas les règles qui ont présidé au choix des membres du groupe d’élite, mais il me semble clair que choisir le produit national brut comme discriminateur, ce n’est pas très sérieux, mais c’est surtout choisir le passé lointain comme moteur de la décision qui est absurde. Le passé est passé, et quand le passé passe il n’est plus lié à un peuple, à une communauté, à une nation : il devient l’élément commun où nage la mémoire du monde. Si on prenait au sérieux l’idée de l’importance du passé, dans le groupe ayant droit de veto il ne faudrait laisser que la Chine en y ajoutant l’Italie, l’Irak, la Grèce, le Pérou et le Zimbabwe. Même pour moi, qui ne comprends rien à la politique, il s’agit d’une solution insensée.

Mais si on ne considère ni l’économie ni l’histoire, que faut-il considérer ? La culture ? Aïe, Aïe... je n’aimerais pas vivre dans un monde ayant au sommet les pays qui se targuent d’avoir les plus grandes cultures !

Et alors ? Pour une fois, ce sont les nombres qui devraient compter. On aurait une élite fondée sur le nombre, une élit démocratique si on aime les oxymores. Il suffit donc de choisir les pays les plus peuplés. Dans ce cas là, la petite Italie ne serait pas dans le groupe de tête... à moins qu’elle ne laisse entrer tous les immigrants africains qui le demandent.

 

5 août 2004. Langue et Guillemets. Il suffit de parler quelques minutes avec des jeunes Anglos, de bonne famille et de bonne culture, pour les voir lever les mains comme des caissiers de westerns et mimer les guillemets. J’ai toujours trouvé cela agaçant, surtout quand ce sont l’index et le médium d’une féministe « dure et pure » qui prennent la relève des cils et battent de façon aguicheuse. Mais pourquoi les Anglos miment-ils plus souvent que les francophones les guillemets ? Aiment-ils plus les citations ? Sont-ils plus précis ? Je ne crois pas. C’est un problème de forme. De forme des guillemets. Avez-vous déjà essayé de mimer les guillemets à chevron ?

 

6 août 2004. Droit. Au mois de mars, quand la température, irrespectueuse des moyennes, en l’espace d’un jour, grimpait d’une dizaine de degrés, les femmes ouvraient les vénitiennes avec une détermination agréablement musclée et annonçaient les dernières nouvelles. Les mots n’étaient que sons légers. Métalliques et purs, ils rebondissaient et se croisaient dans une charmante cacophonie. Le vent des mots nettoyait les esprits et les préparait pour la nouvelle année. Marcel est rentré à quatre heures… Sylvie est vraiment une femme… Imagine que la Marie était déjà dans l’étable… Il est jeune… Quel beau chemisier… il travaille tellement… La Rose est déjà partie ?... C’est un cadeau de ma belle sœur… quelle journée… ils boivent trop… Quand on était jeunes il y avait moins de liberté… Et Paul… La Milanaise est encore en pantalons… c’est l’été… Marcel est comme ça, il exagère…

Je viens de terminer Le crime était presque sexuel de Marcela Iacub[3]. Ma tête libre, est parcourue pas des idées sans entraves, légères ; métalliques et pures, elles rebondissaient et se croisaient dans une charmante cacophonie.

Marcela Iacub est une juriste qui prend « l’ordre juridique [...] pour ce que, modestement, il est » c’est-à-dire une prescription de « certaines conduites, en attachant aux conduites contraires des sanctions socialement organisées ». Cette modestie lui permet de penser le mariage homosexuel, la filiation, le viol, la prostitution, la sexualité… sans la lourdeur de l’« ordre symbolique » des prêtres laïcs qui s’accrochent à ce qui a toujours été et font du passé nécessité, sans avoir le courage de se dire conservateurs.

Elle n’a pas peur de la technique et ne craint pas la nouveauté comme la majorité de ses confrères, et cela lui permet d’ouvrir des espaces d’espoir insoupçonnés. Si, comme elle, on pense que la nature est loin d’être naturelle et que la technique n’est pas nécessairement inhumaine, on peut lire différemment bien de phénomènes « choquant » liés à la sexualité et à la procréation.

Marcela Iacub nous conduit très loin, jusqu’à prôner, par exemple, « le droit de se passer de son corps pour procréer ». Sans pédanterie et sans faux respects des lois, elle nous conduit par la tête à travers des détails juridiques d’où l’on n’aurait jamais imaginé pouvoir extraire des considérations aussi radicales.

Voici un exemple, parmi bien d’autres, de réflexion simple qui mène loin si on ne se crispe pas dans des positions qui semblent « naturelles » parce qu’elles nous accompagnent, c’est le cas de le dire ! dès la naissance. Si, à la naissance, on doit déclarer le sexe du bébé, c’est parce que la différence de sexe implique des contraintes différentes malgré l’égalité de droit entre personnes de sexe masculin et féminin. Simple ? Oui. Pourquoi continuons donc à les différencier ? Voici le genre de questions auxquelles Marcela Iacub nous confronte et auxquelles elle a des réponses, théoriquement et politiquement solides. Jamais simplistes.

En lisant le « Le crime était presque sexuel » je fus d’abord étonné du lien étroit que l’auteur établissait entre technique et droit. Ça doit être parce que Marcela Iacub va toucher des « choses » qu’il est difficile de voir sous l’angle de la technique. Une « chose » comme la mort, par exemple. En France, en 1889, une personne était considérée comme morte « à l’instant où les battements du cœur ont cessé, où le lien vital qui relie toutes les parties de l’organisme a été rompu et où le fonctionnement simultané des différents organes nécessaires à la vie a été définitivement paralysé. » On ne peut pas ne pas être d’accord. Mais comme le souligne Marcela Iacub : il y a un conflit entre « le critère de la mort comme arrêt cardiaque » et les greffes du cœur. Il faut donc trouver un autre « point de non –retour». En 1996, pour qu’une personne soit déclarée morte, il faut montrer « le caractère irréversible de l’activité encéphalique : soit deux EEG nuls et aréactifs effectués à intervalle minimal de quatre heures, réalisés avec amplification maximale ».

Je fus étonné et pourtant, il suffit d’y penser un instant pour voir qu’il n’y a pas beaucoup d’espace pour l’étonnement. Quoi de plus naturel que la technique, qui envahit tous les pans de la vie, influence le droit ? (Drôle de qualificatif, naturel, dans ce contexte). Mais si elle envahit la vie elle ne peut que toucher à la mort : la technique influence donc la mort telle que définie dans le droit (et pas seulement !) qui à son tour influence la pratique médicale qui influence notre façon de voir[4].

Elle nous conduit loin mais, du bateau qu’elle pilote, on peut toujours apercevoir les côtes protectrices du sens commun et les falaises de la non rectitude politique.

« Avant de penser aux mesures de discrimination positive telle que la parité, sans doute aurait-on dû songer à la survie des inégalités juridiques entre les hommes et les femmes en matière de reproduction. On ne saurait penser aux formes de discrimination positive que lorsque les discriminations "négatives" même si elles se présentent sous la forme d’une puissance, sont abrogées. » Ceci implique que le « noyau dur et infranchissable » de la grossesse soit repensé.

Loin, n’est-ce pas ?

J’avais toujours pensé le droit comme le domaine froid de l’injustice et de l’hypocrisie, comme une cape de mensonge qui couvrait le bouillonnement social. Je ne croyais pas que du droit pouvait jaillir une lumière quelconque. Le moins que je puisse dire, c’est que j’ai changé d’avis.

 

7 août 2004. Langue et parent. Selon Marcela Iacub « l’assimilation de la catégorie de géniteur à celle de parents » est « l’un des trois grands piliers qui structurent notre ordre procréatif ». Je veux bien le croire. Tout ce qu’elle écrit tourne tellement bien, que l’on ne peut que lui faire confiance.

Mais.

Mais si je passe à mon autre langue, la langue de mes géniteurs, je suis mal pris, ou plutôt c’est Marcela Iacub qui est mal prise. En italien, dans le langage courant, le champ sémantique de « parent » et « géniteur » est couvert par un seule terme qui est très proche de géniteur : genitore. Que faire de tous les distinguos en ce cas là ? Il faudrait demander à un juriste italien si la fusion de géniteur et parent a eu des impacts sur le droit Italien.

Ce qui me semble certain c’est qu’elle a un impact sur la droite.

 

8 août 2004. Cora. J’ai découvert la chaîne de restaurant Cora. Oeuf tournés et bacon à toute heure du jour. Avec des patates. Mon premier repas à Québec, je le fis dans un Habitant. Je m’affectionnai. C’était mon péché mignon québécois, comme maintenant McDo c’est mon péché mignon américain. Deviendrai-je un corien ? J’en doute. La bouffe est bonne, au moins aussi bonne que chez Habitant, mais quelque chose s’est perdu. Et je crains que ce ne soit pas que vingt trois ans de ma vie qui se sont perdus. Chez Habitant il y avait une atmosphère fermée, humide, ventresque, un atmosphère du type « pousse-toi », que je ne retrouve pas chez Cora. Les restaurants Cora sont trop aérés. Trop d’espace et pas assez sombres. Les serveuses sont jeunes, gentilles et timides. Les clients sont trop réservés ; certains semblent avoir honte d’être là.

Il faudrait que j’y aille avec un « vrai » québécois pour voir si… Pour voir quoi ? Lui aussi risque d’être retardé par ses souvenirs. Donc… J’attends. J’attends que quelqu’un  m’en parle et s’il dit que chez Habitant c’était autre chose, je me lancerai à la défense de Cora pour que la nostalgie ne deviennr pas mon péché mouton.

 



[1] Je me demande si les St-agapitois savent qu’un Agapit, pas le leur qui était le numéro 1 mais le numéro 2, était l’avant dernier pape de la Pornocratie. Je me demande aussi combien de mes amis cultivés savent que Pornocratie, avant d’être le titre d’un livre d’été, était le nom d’une période historique (904-963) caractérisée par la débauche la plus divine. Qu’on appelle Pornocratie une période où les femmes contrôlent la vie politique et religieuse de celle qui fut la capitale d’un empire en dit beaucoup sur la porno et le commandement mais, surtout, en dit beaucoup sur les historiens qui définissent et nomment les périodes historiques. Note interne : il me semble qu’il s’agit d’un bon thème pour toi, Alice.

[2] Jacques Derrida, La vérité en peinture, Flammarion, 1978.

[3] Marcela Iacub, Le crime était presque sexuel, Flammarion, 2002.

[4] On peut renverser le sens de la causalité, s’il y en a une : les changement de perception de la mort permettent à la classe médicale de… et le droit, à la fin. Lorsque, on est en contact avec la mort de ceux qui nous sont proches, les choses sont bien plus embrouillées, mais si on veut mettre un peu d’ordre, pour y comprendre quelque chose, l’approche de Marcela Iacub est sans doute très éclairant.