5 avril 2004. Donner raison. Lorsqu’on donne quelque chose à quelqu’un, ce dernier, s’il accepte, reçoit le « quelque chose ». Mais quand on donne raison à quelqu’un celui-ci ne reçoit pas raison, mais il a raison. Il a raison indépendamment de notre don. Donc la raison ne se donne pas. On l’a ou on ne l’a pas. Avons-nous tous raison ?

 

6 avril 2004. Le corpuscule III. Je me sentais prêt à recommencer la critique du livre de Vacher.

Je commençai par chercher des citations pour ouvrir l’article. Cela fut assez long mais, à la fin, j’étais satisfait. J’avais trouvé un lettre de Nietzsche qui me semblait dire assez clairement pourquoi des simplifications comme celles de Vacher font perdre la substance de Nietzsche, une de Lacan très Vacherienne et une de Bunge, le grand maître de Vacher, qui devrait le faire réfléchir sur sa rigueur :

Depuis 1876, pour bien des aspects, de tout mon corps et de toute mon âme, je suis plus un champ de bataille qu’un homme. (Lettre à Heinrich Köselitz)

J’abhorre la philosophie, il y a tellement de temps qu’elle ne dit plus rien d’intéressant (Jacques Lacan)

Insister sur la rigueur pour elle-même et au prix de perdre des intuitions profondes est un signe de stérilité (Mario Bunge)

Il fallait trouve un titre, un titre qui condensât la colère pour que le reste soit paisible. Je trouvai que Le crépuscule de la pensée avec sous-titre  comment on peut être grand sur le dos d’un éléphante avait toutes les qualités que je cherchais.

Oui j’étais vraiment prêt à commencer sans animosité.

 

7 avril 2004. Le corpuscule IV. maginez un ornithologue qui capture un aigle, et après lui avoir arraché les serres et attaché le bec, lui coupe les ailes. Imaginez qu’ensuite le même ornithologue « libère » l’aigle dans un pré verdoyant où paît un paisible troupeau de moutons et imaginez qu’il vous invite, avec ses collègues, à assister à une expérience scientifique. Il vous montre comment l’aigle est gauche et ridicule dans ses petits déplacements ardus et saccadés. « Quelle différence avec une poule ? Pratiquement aucune. Regardez les moutons, ils ont l’air bien plus royal que ce royal volatile », dit-il en appuyant son dire d’un solide coup de pied à l’aigle indifférent.

Cette scène pourrait donner une idée de comment je me sentais après la lecture de Le crépuscule d’une idole[1], le dernier livre de Laurent-Michel Vacher sur Nietzsche. Tout au long du livre je me suis demandé « où veut-il en venir ? Y a-t-il un but tacite, et si oui quel est ce but ? Quel est l’intérêt d’enlever à Nietzsche tout ce qui fait que Nietzsche est Nietzsche pour pouvoir dire et ceci et cela ? » Tout au long du livre, je regrettais de ne pas être philosophe pour me lancer comme les savants ornithologues dans un débat très nuancé et plein de références bibliographiques ; j’en voulais à mon travail d’informaticien, quotidiennement aux prises avec la logique pour forcer ces moutons d’ordinateurs à faire ce que les clients demandent, qui ne me permettait pas de combattre de savant à savant contre un philosophe du style de Laurent-Michel Vacher. Je n’aurais sans doute pas osé écrire quelque chose si, à la fin de son livre, Vacher ne jouait pas (finalement!) cartes sur table : « mon entreprise avait pour point de départ et d’arrivée la conviction que ce pauvre monsieur Friedrich Nietzsche fut, sur l’essentiel, un esprit malade de ressentiment (eh oui !), d’orgueil et de violence, au total irrémédiablement mesquin et pitoyable ». Ses motivations n’ayant rien de philosophique, je me sentais autorisé à mettre sur papier mes considérations personnelles, à donner mes impressions d’honnête homme qui, depuis des années, feuillette les livres de Nietzsche quand le brouillard qui l’entoure lui semble trop épais.

Je ne ferai donc pas de philosophie, surtout pas avec un marteau.

 

8 avril 2004. Le corpuscule V. Rien à dire sur la rigueur de l’approche de Vacher, si l’on est d’accord avec lui sur la caractérisation de la pensée fasciste (et je n’ai aucun problème à être d’accord, je trouve même que ses six catégories sont très utiles pour comprendre la pensée et la politique fasciste bien au-delà de son application à la pensée de Nietzsche) et si l’on croit que les citations sont effectivement de Nietzsche (ce sur quoi je n’ai aucune doute). Le problème avec cette approche, c’est que le Nietzsche qu’il analyse, comme l’aigle du préambule n’a plus d’ailes (à mon avis il n’a même plus de serres même si, en lisant les citations choisies, on pourrait croire qu’il ne lui reste que des serres). Et pas des ailes pour fuir loin du royaume de la logique dans un monde au « caractère irrationnel et délirant », mais pour regarder d’en haut la vie qui grouille dans la plaine où l’humanité se déchire à coups de raison aussi.

Les ailes de Nietzsche sont les contradictions inscrites dans son œuvre : contradictions claires et apparentes qui, loin d’être le symptôme d’un manque de réflexion, d’une pauvreté logique ou d’un délire irrationnel, sont plutôt le signe d’une tentative (très souvent réussie) de redonner à la réalité une complexité que trop souvent la pensée, philosophique et scientifique, lui ôte. Certes, quand on fait des mathématiques ou de l’informatique, il faut essayer de bannir les contradictions, mais la philosophie est plus qu’amour de la logique, elle est amour de la connaissance, de la connaissance de ce qui est hors d’elle : de la connaissance du monde, avec ses contradictions, ses luttes, ses inégalités et ses égalités, son amitié et ses lois aussi.

Couper les ailes de Nietzsche veut dire arrêter le mouvement de la pensée qui suit à la trace le réel que les paroles harnachent. Il est vrai qu’une « pensée en mouvement » rend la vie facile aux imposteurs et aux charlatans qui émettent bien des paroles pour ne rien

dire ; qu’elle peut nous donner des œuvres où la faiblesse du travail et la pauvreté de la réflexion vont de pair avec la prétention et la position dans la hiérarchie universitaire. Mais le fait que des professionnels de la philosophie à court de raison croient raisonner en profondeur quand ils ne font qu’enchaîner des mots dans le collier du bêtisier ne justifie pas les attaques de Vacher contre un philosophe chez qui la lucidité et la raison ne font jamais défaut, même dans les moments que l’on pourrait qualifier de « délirants ».

Une tâche exigeante et parfois désespérée, surtout pour les professeurs de philosophie aux prises avec des institutions qui n’ont rien à foutre de la philosophie, que celle de marcher sur le fil des cimes sans débouler, côté ubac, dans les terrains pierreux du rigorisme abstrait ou, côté adret, dans les ronciers de la langue débridée. Je crois que Nietzsche est l’un des philosophes qui  s’en est le mieux acquitté.

Les contradictions chez Nietzsche épousent parfois si parfaitement les aspérités du réel qu’on peut avoir l’impression qu’il nous manipule et pourtant il suffit de considérer à quel point il est attentif à tous les mouvements de son âme et de l’âme du monde pour considérer qu’une telle capacité d’écoute est incompatible avec toute mystification. Vacher trouverait certainement que l’expression « l’âme du monde » est vague et obscure, qu’il est impossible de la définir exactement. Et Vacher a raison. Mais l’âme du monde est une expression qui dans ce contexte indique une approche au monde et… à son âme.

 

9 avril 2004. Le corpuscule VI. Que de fois, en lisant des textes d’épigones de Derrida, de Heidegger ou de Foucault me suis-je trouvé, dans la même position que Vacher ! Combien de fois ai-je considéré comme du simple délire verbal certaines publications, chères, oh combien chères ! des éditions Galilée ! Et pourtant loin de moi la tentation d’accuser Derrida ou Nietzsche des excès de leurs épigones. Je dirais même que plus il y a d’épigones qui déblatèrent autour des concepts que leurs maîtres introduisirent et plus il est probable que ces concepts contiennent quelque chose de socialement et psychologiquement (et donc philosophiquement aussi) intéressant. Tous cela ne veut bien sûr pas dire que la logorrhée verbale de certains philosophes doive être considérée comme autre chose qu’une séance de psychanalyse sur le lit payant des lecteurs.

 

10 avril 2004. Le corpuscule VII. Pas besoin de dire comment la précision et l’exactitude de mon métier me tiennent loin du « sérail philosophique », loin de cette « sous-culture intellectuelle (…) que constitue le champ philosophique », mais cet éloignement me permet de voir que Bunge et Vacher font partie, nolentes volentes, d’une sous-sous-culture du champ philosophique. Et qu’ils croient que leur lopin de pensée c’est le monde ne change rien au monde. Nietzsche est horripilé par les lopins de pensée, lui qui, comme il le répète souvent, est envahi par les pensées qui arrivent insouciantes de la logique qui les attendent. Si le hasard faisait lire à quelqu’un d’une sous-sous… sous-culture quelconque ce petit texte sans prétention, je lui demande, puisqu’il peut parler philosophe, de se demander si les excès du relativisme post-moderne (Nancy & co) et les excès du rationalisme moderne (Bunge & co) ne sont pas seulement deux facettes de la même rage, insouciante de tout genre de modernité, d’avoir raison. La philosophie comme champ de bataille, et s’il y a quelqu’un qui le démontre dans tous ses textes, c’est bien Vacher. Est-ce que pour autant Vacher est fascisant ? certainement autant que Nietzsche.

 

11 avril 2004. Le coût de la vie. Le coût de la vie est très variable : il dépend du pays, de la conjoncture politique, de la race, du sexe, de la religion… Par exemple : aujourd’hui, sur le marché des médias, la vie d’un soldat américain vaut dix vies iraqiennes et une vie iraquienne vaut 12,5 vies Rouandaises qui, à leur tour, valent 14,13 vies au Zimbabwe. Depuis 1972 dans les pays occidentaux on a banni l’emploi du DDT et c’est très bien : à cause de sa permanence dans l’environnement il a tué même des aigles. Un aigle vaut combien d’enfants africains ? Je ne le sais pas. Ce que je sais c’est que dans un hôpital comme celui de Mosvold en Afrique du Sud quand on a arrêté l’emploie du DDT le nombre de malades de malaria est passé de deux ou trois à plus de 2 000 par mois. Le DDT est dangereux, il s’accroche à la chaîne alimentaire et les conséquences à très long terme peuvent être très graves, c’est vrai, mais l’arrêt du DDT en Afrique à causé la mort de dizaines de millions d’Africains. Et alors ? ça vaut combien la vie d’un enfant africain ? Un huitième d’aigle américaine ?

Je simplifie ? Pas sûr.

 

 

 



[1] Laurent-Michel Vacher, Le crépuscule d’une idole, Liber, 2004.