11 avril 2004. La grâce. J’ai pris La première gorgée de bière[1] devant la cheminée, ce matin, entre
printemps et hiver. J’ai bu la dernière à six heures, quand le jour se
réveille.
Je dépose le livre et ajoute une bûche,
mécaniquement. Les braises ne feignent même pas d’écouter mon souffle hésitant,
lointain, perdu quelque part entre Poitiers-Sud et Talamona. Je me rassieds et
me repose dans la mélancolie que le jour naissant n’ose pas dissiper. Fasciné
par la légèreté de l’écriture, léger, je rêve de légèreté de pensée. Comme Philippe
Delerm dans ce collier de perles timides, je voudrais écrire : léger sans être
vide. Suivre les détails à la trace sans ostentation, sauter d’un lieu à l’autre
sans sautiller et sans bondir non plus. L’âme inquiète du cabri et le corps
calme de la vache, j’aimerais avoir. J’aimerais trouver le mot juste, sans qu’il
soit trop juste… écrire, guidée par le souffle de cette langue que j’aime tant
et qui n’est pas mienne.
Petites proses en poème, voilà ce que
j’aimerais écrire.
L. vient la chercher pour le tennis
de 8 heures. À côté des Jésuites.
— As-tu lu La première gorgée de bière ?
Mon visage est loin de dissimuler le
plaisir qui vient de me traverser. Son « Oui », semble dire « n’insiste
pas, essaye de comprendre… ». Je ne comprends pas. J’insiste :
— L’as-tu aimé ?
Non. Elle ne l’a pas aimé, elle s’est
ennuyée et, comme pour ne pas me décevoir, elle ajoute qu’elle l’a lu dans un
moment…
12 avril 2004. Les pieds. Je fais partie des gens qui pensent avec
leurs pieds. Quand je marche les pensées n’ont pas le temps de s’installer avec
la vulgarité propre à ceux qui se sentent comme chez eux chez des inconnus. Elles
n’osent presque pas sourire pour ne pas déranger l’atmosphère de la maison, qui
n’est pas la leur. Si elles sourient, elles sourient en signe de reconnaissance,
comme si on s’était déjà rencontré dans d’autres livres, sur d’autres lèvres. Souvent
elles restent sur le pas de la porte, muettes, en attendant… en attendant… rien.
Elles n’attendent rien. Moi non plus. Quand je marche, je en m’attends rien de
ces pensées trop frêles pour être possédées et trop fortes pour avoir besoin de
la protection d’une tête, inquiète comme la mienne
13 avril 2004. Opium. Opium n’est pas seulement ce « juste, subtil et puissant » latex qui « possède les clefs du paradis », comme chanta autrefois Baudelaire, ni ce que la religion est pour le peuple comme le sculpta dans la pensée de « gauche » Marx. Aujourd’hui Opium, pour des gens comme toi et moi, c’est surtout un parfum que, dernièrement, Yves Saint Laurent publicise en combinant Baudelaire, Marx et la religion chrétienne.
La glace rend trine une femme sous vêtue de lingerie noire qui laisse la peau échapper, avec calcul.
Une et trine.
Mère, pute et amie.
Aisselles glabres en premier plan, cuisses légèrement écartées, mains dans les cheveux, regard ferme.
Une et trine, elle rappelle la passion plutôt que la mort du Christ. Ou la conception
Marx est là, à sa gauche, représenté par un flacon rouge.
Inutile de dire que je préfère ce Dieu féminin au sévère dieu des chrétiens, des juifs et des musulmans. J’adore cette trinité qui, bien qu’aplatie sur du papier glacé, est plus en vie que l’autre qui lance des lugubres appels de morts dès que l’on ose ne pas penser comme lui.
Beauté et intelligence. Seule une femme belle et intelligente peut réaliser l’exploit d’avoir, en même temps, un air langoureux et assuré.
14 avril 2004. Passé. On lit le passé à la lumière du présent. Quoi de plus banal ? Mais. Qu’est-ce la lumière du présent sinon les mots du passé qui ordonnent la perception et les valeurs d’aujourd’hui. Extraire un mot des tréfonds du passé équivaut à allumer une bougie dans le présent pour chercher le phare qui illuminera le passé. Mais son propre passé n’est pas le passé inexistant de l’humanité.
15 avril 2004. Ce n’est pas un nouveau Vietnam. C’est incomparable. Je parle de ma perception, de mes sentiments et de mes pensées par rapport aux deux guerres. Lors de la guerre contre le Vietnam j’avais vingt ans et n’avais pas de doutes. Je criais contre l’impérialisme américain, participais à toutes les manifs, trouvais cette guerre dégueulasse, et j’en passe. Aujourd’hui je trouve la guerre contre l’Irak dégueulasse et que l’arrogance du gouvernement américain ne mérite aucune considération mais…
Mais.
Cette guerre je la sens. Rien d’intellectuel, tout dans le haut ventre. Elle est partout. La guerre contre l’Irak me blesse, celle contre le Vietnam m’excitait. L’une me fait mal, l’autre était le plaisir de lutter contre un mal qui ne me faisait pas mal.
16 avril 2004. Prière. Les Irakien ont filmé le meurtre d’un civil italien qui travaillait pour les Américains en Irak. Voilà ce qui se passe quand on est en guerre. Mais il n’était pas un militaire !
Arrêtons de faire les andouilles ! Depuis quand, dans les guerres, on épargne les civils ? On les a toujours violées, rendu esclaves, torturés… Ce n’est que dans les livres de théorie militaire qu’on dit que les civils ne doivent pas être touchés. Ou dans les articles des nostalgiques d’une époque où…
Tout cela, c’est de la bouillie pour les chats. Ce qui me semble bien plus important, c’est qu’on parle d’héroïsme, que l’on demande qu’on dresser un monument à quelqu’un qui n’a rien fait, sinon essayer de faire du fric en exploitant une guerre. Oh tempora, oh mores ! Prions pour que son âme repose en paix mais, je vous en prie, prions surtout pour que le mot héros aussi repose.
17 avril 2004. Bête. « Je suis mort parce que je suis bête », écrivis Nietzsche bien après son internement. Moi, je suis bête mais je ne suis pas mort. Je suis bête parce que, quand j’écoutais les nouvelles des assauts des Irakiens aux camions, je n’avais pas pensé que ces camions transportaient armes et victuailles pour l’armée d’occupation. J’ai beau rabâcher du nouvel Empire où tout se confond, de réseaux de pouvoir, de biopolitique. Caquette, caquette…
Dans la poussière de mes mots, je n’avais pas été capable de voir que les soldats et les civils se confondaient plus que jamais. Je suis plus bête que je ne le dis. Et penser que même les journalistes du New York Times en parlent comme des actions de guerre.
18 avril 2004. Contravention. Rue Saint Laurent, là où les restos à la mode s’effilochent. Un bon gars, solide comme une tourtière, sort son livret des contraventions. Jolie, brunette, sud-américaine, coursette en maugréant « Meeeerde, régardé cet estupide ».
— Monsieur, je suis allée faire de la monnaie, lui dit-elle avec un sourire qui désarmerait un dément du Sentier lumineux. Il basse son stylo. Elle ne se contente pas de le désarmer : elle penche la tête, minaude, l’écrase. Il est prêt à lui demander pardon pour tous ses péchés, pour les péchés de son peuple, de l’homminité entière, à devenir son chien, l’ombre de son chien. Je passe à côté, le bout de sourire qu’elle m’adresse dit qu’elle l’a eu, cet épais.