19 avril 2004. La grâce. Personne ne sait quand elle arrive et le moment du départ ne dépend que de ses caprices. Elle se pose, s’envole, se repose… Seule la nouveauté des lieux la garde en vie, légère. Il est vain de la retenir quand elle pense qu’elle a assez donné. Quand elle juge que c’est assez, elle se métamorphose en son contraire, se referme, devient lourde, pataude.
Rien de plus pathétique, si elle vous a touché, que de l’emprisonner dans les idées qu’elle fit naître : elle vous ridiculisera sans retenue, vous laissera avec des formules moisies, oublieuses de la magie initiale.
Philippe Delerm ne l’a pas compris.
Inutilement, pathétiquement, il a essayé de retrouver la grâce de La première gorgée de bière avec La sieste assassinée[1]. Il aurait mieux fait de poser sa main. L’artificiel, le gratuit, le « regarde comme je suis brillant » suintent de chaque paragraphe. Les mots, lourdes poutres inutiles, soutiennent des mots prétentieux où le lecteur têtu cherche en vain une ouverture au plaisir.
Rien à faire, la grâce n’est pas revenue.
Retour sur la grâce. Écrire, à propos de la grâce, que « Quand elle pense qu’elle a assez donné. Quand elle juge… », ce n’est qu’une approximation grossière, très grossière. La grâce ne pense pas et juge encore moins. Elle ne donne pas non plus. Pour penser il faut ruminer les idées et elle n’est pas assez vache. Pour juger il faut avoir des valeurs et elle n’en a pas ou, si elle en a, elles sont sans commune mesure avec les nôtres. Pour donner il faut avoir et elle n’a rien.
Elle est. Elle est libre et si le jeu de mots n’était pas trop facile, je dirais qu’elle est une garce. Ce qui est certain, c’est qu’elle a la légèreté et l’indifférence d’une garce.
20 avril 2004. Services secrets. Quand on commence à penser s’il faut croire aux dépêches des services secrets, il y a quelque chose qui ne va plus dans les têtes qui furent déjà tournées à gauche.
21 avril 2004. Libre arbitre. C’est ce qui les a le plus frappés, le libre arbitre. Ils aiment l’idée que l’on soit libre d’aller à gauche ou à droite. Si l’homme n’est pas libre, il n’y a pas d’éthique et sans éthique pas de politique et sans politique pas de vie humaine, de possibilité d’échange…
Ils ont bien appris la leçon.
Elle essaye de les faire penser que le contraire pourrait être encore plus vrai : que si l’on est libre il n’y a pas d’éthique (d’espaces communs) possible, pas de politique sinon celle du laisser faire.
En chœur : si l’on n’est pas libres, on est des machines ! (En disant cela ils touchent une corde très sensible de son âme d’ingénieur que les machines n’ont jamais fait baver, mais elle préfère ne pas leur dire ce qu’elle pense : ils comprendraient tout de travers).
Elle leur dit que le libre arbitre n’est qu’une construction de vieux prêtres prêts à tout pour que le mal et le bien règnent, insouciants de la vie. Ils lui disent qu’elle est postmoderne et dans leurs bouches, encore assez proches de la sécurité du lait maternel, c’est l’insulte des insultes.
Elle voudrait leur dire que la liberté meurt avec l’enfance et que de là sourd l’espérance. Elle ne le dit pas.
Ils pourraient trop bien apprendre la leçon.
22 avril 2004. Trompe. Rouge et
trapu, il roule sur le trottoir visiblement orgueilleux de son énorme trompe.
Un cornac balance de gauche à droite et de droite à gauche cet engin mou et
frétillant, avec la concentration exagérée des soûls et des idiots. Dès que la
trompe, avide, s’approche des vieux papiers pour les aspirer, le vent, un vent
froid du nord-est qui s’oppose à l’invasion du printemps avec une haine
ancestrale, les déménage de quelques dizaines de centimètres. Elle observe
songeuse la lutte entre le vent qui s’engouffre dans la trompe balancé sans
espoir et le vent libre qui souffle du nord-est.
Aujourd’hui
le gagnant, c’est… c’est le vent qui joue.
Le
trottoir restera sale.
23 avril 2004. Bleu. Qui n’a pas connu des âmes sensibles maudire
les cols bleus, vulgaires et paresseux, gros bras protégés par un syndicat de
mafiosi, incapables de bien mener à terme leur travail de purification de notre
ville aux mille saints ?
Rouge et bleu. La ville est tapissée de publicité pour le
vingt-cinquième anniversaire de la loi pour la protection de l’enfance. Le
petit gars a une tache bleue sur l’oeil, la petite fille en a une rouge au bas
du ventre.
Elle n’aime
pas cette publicité pour adultes-enfants titrée bobo. Ce ne pas du bobo. Cette tache rouge n’est pas bobo.
24 avril 2004 Pourquoi ? On peut trouver des dizaines de façons de justifier l’écriture. Pratiquement toutes des lieux communs. Son lieu commun préféré est celui qui dit que l’on écrit pour laisser un signe de notre passage sur terre. C’est son préféré parce qu’il l’aide à comprendre pourquoi les femmes sont moins dans le vide de la tête et plus dans le plein du ventre. C’est son préféré mais, comme tous les lieux trop communs, il ne fait que déplacer de quelques millimètre la question.
Pourquoi veut-on laisser un signe de notre passage ? Par esprit d’imitation ? Parce que l’on n’est pas encore sortis de l’enfance et l’on veut faire comme la nature, productrice infatigable de signe ?
Ou comme dieu, qui n’est que
verbe. Que parole. Que mot. Que signe de signe. Que vide.
25 avril 2004. Oublie ! Il ne faut pas oublier, surtout pas refouler. Un jour ça peut exploser et créer des catastrophes. Dans sa propre âme et dans celle de l’entourage. Du nettoyage éthique.
C’est ce qu’ils disent.
Et pourtant… Et pourtant il n’est pas sûr que l’oubli ne soit pas une bonne méthode pour vivre mieux — ce qui ne veut pas dire que ceux qui se contentent de survivre ne doivent pas essayer de ne pas oublier, pensait-il.
Il est vrai que ce qui a été oublié peut ressortir n’importe quand et n’importe comment, mais ce qui est certain c’est qu’il ressortira dans un moment très différent de celui de l’oubli. On ne sait rien des impacts du retour, si retour il y aura. S’il y a une chose dans laquelle notre esprit est un maître incontesté, c’est bien dans l’art de faire flèche de toute voix.
— Mais la psychanalyse, depuis un siècle, nous montre que qui « dit » se libère.
— Se libère, de quoi ?
— De la souffrance.
— Laquelle ?
— Celle qui mit le couvercle.
— Pour que la sauce mijote sans salir la cuisinière ?