2 février 2004. Pourquoi ? Intense, intéressée
à ce que tu fais comme à cequ’elle fait, le regard comme une caresse soyeux,
douce, sensuelle, débordante de gentillesse et scintillante la repartie sans
être méchante. De bonne humeur, même quand elle devrait ne pas l’être : un
vrai bijou.
Je lui dis qu’on prépare un numéro spécial de
Conjonctures sur Guy Debord.
— Pourquoi
Debord ?
— Pourquoi ?
— Oui, pourquoi ?
— Parce que… parce que
quelqu’un, je ne me rappelle plus qui, nous a demandé pourquoi on ne faisait
pas un numéro sur les situationnistes. Oui, je crois que c’est ça.
— Ah, bon ! Si je
te disais : « pourquoi ne faites-vous pas un numéro sur Michael
Douglas ou sur Janet Jackson ? » est-ce que vous le feriez ?
— Sans doute que non,
même si je dois te confesser que c’est surtout la manière de parler qui nous
intéresse, le ton… Pourquoi Debord ?
— Oui, pourquoi
Debord ?
— Parce que…
Parce que la majorité de nos lecteurs ne le connaît pas. Et pourtant ils sont cultivés, pas trop de droite, curieux et à l’affût de tout ce qui bouge. Oui, ils ont vaguement entendu son nom et quelque chose à propos de « ne travaillez jamais ». Des rumeurs aussi à propos d’un certain Lébovici, dont ils se rappellent, vaguement, qu’il était un peu comme l’éditeur italien gauchiste qu’on avait trouvé mort sur un pilon. Pas plus. Les idées de Guy Debord ne sont jamais arrivées à leurs oreilles comme à celles de beaucoup de gens censés être intéressés par sa théorie du spectacle et par sa pratique d’intellectuel révolutionnaire. Donc pourquoi ne pas en parler ?
Parce que les gens du spectacle, les intellectuels branchés à la télé et au cinéma le récupèrent pour se protéger le derrière des idées.
Parce qu’il ne craint pas de se vanter. Il ne se prend ni pour la queue de la poire ni pour la poire elle-même. Ce qui n’a rien d’exceptionnel, vous me direz, surtout pour un homme qui fait son chemin sans trop se soucier des « qu’en dira-t-on ». C’est vrai, mais sa manière de le dire est remarquable. Non seulement parce qu’il n’a pas honte de l’affirmer et parce qu’il se vante mais parce qu’il se vante en se fichant éperdument que sa façon de se vanter puisse irriter.
Parce que les
« bon anglais » de Bassora, entourés d’enfants souriants, sont plus
dans le spectacle que les méchants G. I. américains avec leurs verres
fumés et leur expression apeurée d’enfants qui voudraient faire peur.
Parce qu’il est
direct, comme on peut l’être quand on n’a aucun besoin de faire trop de
courbettes pour ménager les sous et
Parce qu’il écrit que ce siècle n’aime pas la générosité et la grandeur et qu’il ne s’agit pas de lui mais de son éditeur et de son ami Gérard Lébovici.
Parce que trop souvent on oublie que les livres font partie du spectacle comme la télé et le cinéma. Chose que les hommes de culture, les amants de la lecture acceptent difficilement. Et nos lecteurs ne seraient pas nos lecteurs s’ils n’avaient pas un très fort penchant pour tout ce qui est imprimé. Mais le livre depuis qu’on ne lit plus à haute voix (on va tellement plus vite quand on ne prononce pas les mots ! on est plus concentré, on comprends mieux, on est plus productif et plus passif) est devenu un isoloir parfait. Moi et le livre et… les autres. Les autres que je sens, je comprends (quand j’ai de la chance) via le spectacle que les livres me donnent du monde. Le livre et moi, lecteur seul dans mon isoloir, incapable de m’apercevoir que la société du spectacle continue à mettre d’un côté les interprètes de vieux textes usés et de l’autre les spectateurs-lecteurs contents de retrouver dans les vieux textes leurs vielles lectures.
Parce que nous sommes d’accord sur le fond avec lui même si, souvent, nous n’aimons pas ses argumentations qui avancent un peu trop en ligne droite — à notre goût.
Parce qu’il est trop facile de penser que le spectacle, c’est le Super Bowl et le sein de Janet Jackson. Le sein (le mamelon, selon les experts du New York Times) qui a bouleversé la mi-temps du repos du spectateur a été spectaculaire dans le beau sens du terme (si un beau sens existe) : il a fait sortir de la passivité beaucoup de tranquilles citoyens américains et les a lancés dans des discussions animées sur le spectacle. Certes, on a vu surtout des prises de position réactionnaires, mais depuis quand les positions réactionnaires ne sont pas de bons points de départ pour des analyses qui veulent être critiques ? Elles sont sans doute les meilleurs points de départ.
Parce que la réaction d’outre Atlantique au sein de Janet a permis à des journaux européens de se déchaîner bêtement et hypocritement contre la bêtise et l’hypocrisie des Américains.
Parce que le spectacle le plus dangereux est celui qui passe inaperçu. Celui que nous nous jouons quotidiennement pour garder notre place à l’ombre du crépuscule du travail.
Parce que quand il
casse les couilles, il les casse.
Parce que la guerre d’Irak n’est pas spectaculaire en raison des feux d’artifice des Américains ou de la télé au service de l’armée yankee. Si elle est spectaculaire c’est plutôt en raison des journalistes qui, comme leur métier leur dicte, vont chercher les morts pour nous rassurer. Pour nous dire que nous sommes loin de la violence impériale et que nous sommes du bon côté. Le bon côté étant celui de ceux qui, comme nous, ont une grande empathie pour les gens qu’on nous montre en train de souffrir sous l’arrogance de l’élite occidentale.
Parce que pour vivre il faut acheter, pour acheter il faut travailler et pour travailler il faut renoncer à vivre.
Parce que le spectacle est là depuis que la parole a rogné le domaine de l’action. Depuis que dire c’est faire. Depuis que faire c’est dire. Depuis que l’homme a mis au centre la parole qui force l’écoute passive et spectaculaire. Depuis que les hommes tendent vers une sensibilité qui s’efforce de dévier les poussées trop directes du désir des corps caverneux.
Parce que le spectacle que notre société nous présente ce n’est pas un spectacle beau à voir.
Parce qu’il est impossible de vivre sans un certain degré de spectacle. On a besoin de passivité, d’observer, de laisser faire ; on a besoin de retrait, d’écouter sans intervenir… On a besoin de laisser que les autres prennent le contrôle afin que quand ce sera notre tour ils seront passifs, ils observeront, ils nous laisserons faire, ils seront en retrait, ils écouterons sans intervenir…
Parce qu’il a le courage de ses colères.
Parce qu’il n’a pas de sens de l’humour. Et nous aimons les gens (très peu nombreux) qui ont un sens de l’humour et ceux qui en sont complètement dépourvus comme lui, comme Dante, comme Pound. Surtout parce que nous n’aimons pas ceux qui ont le sens de l’humour quand cela fait leur affaire et n’en ont pas quand leurs affaires vont mal.
Parce que personne ne s’insurge contre l’horreur des guichets automatiques qui, à tous les coins de rue, pissent l’argent dans les poches de ceux qui en ont.
Parce qu’il donne
l’illusion qu’on peut changer le monde. En mieux. Selon
des idées qu’on s’est fait dans le livres. Dans
Parce que sa logique est moins importante qu’il ne le pense. Ses raisonnements « serrés » pourraient être complètement renversés sans que la logique soit moins contraignante. Il est très naïf s’il ne sait pas qu’il pourrait nous dire le contraire de tout ce qu’il dit avec le même aplomb. Il est sympa parce qu’il ne le sait pas. Il ne sait pas que sa logique est ce que de moins révolutionnaire on peut trouver dans ses livres.
Parce que Le Monde peut titrer sans rougir : « Le marché en quête de stabilité ».
Parce qu’il nous donne des idées. Des idées sur comment être au centre du spectacle sans y participer. De comment vivre sa vie sans qu’elle nous bouffe tout espace de liberté.
Parce qu’on insiste trop sur son style classique qui, comme sa dialectique, est un à côté intéressant pour ceux qui s’intéressent aux à côtés.
Parce que ça risque d’aller mal en Occident aussi. Comme il prévoyait. Pour nous aussi. Dans nos maisons bien chauffées, dans nos cœurs ondoyants, dans nos écoles tranquilles, dans nos campagnes vides, dans nos voitures chaleureuses, dans nos bars sombres, dans nos parcs bruyants…
Parce qu’il n’aimait pas les artistes qui disaient n’importe quoi.
Parce qu’il a écrit « ne travaillez jamais » (en 1953 à la craie). Il est vrai qu’il aurait dû écrire « nous ne travaillerons jamais » pour ne pas ajouter ordre aux ordres, mais on peut lui pardonner ce péché de jeunesse.
3 février 2004. Des motifs
pour ne pas écrire. Je
dois admettre qu’il y a aussi bien des motifs qui auraient pu nous convaincre
de ne pas écrire sur Debord.
—
Ah oui ? Lesquels ?
—
Lesquels ?
—
Oui, Lesquels ?
— Je pourrais
commencer pour dire que le fait qu’il soit à la mode parmi les directeurs des
chaînes de télévisions, les journalistes qui s’intéressent aux médias, les gens
bourrés d’amertume, les p’tis cons qui pensent avoir La solution, les cléricaux de la pensée de gauche… parmi tous
ces gens qui nous font chier, serait suffisant pour ne pas parler de lui.
— Pas très fort comme
argument. Ce n’est pas parce qu’il y a des gens qui mettent Proust à toutes les
sauces qu’on ne lit pas Proust.
— T’as sans doute
raison, mais n’empêche… il y a des choses qui m’irrite…
— Autour de
Debord ?
— Pas seulement,
autour de Debord et dans Debord.
— Comme…
— Comme sa hargne
envers le présent qui le transforme, malgré lui, en nostalgique. Nostalgie qui,
trop souvent, dans ses épigones, se transforme en passéisme, en romantisme
d’adolescents boutonneux, en velléités pseudo-révolutionnaires, en mépris pour
tout ce qui n’est pas raide comme une pensée morte.
— Ouais… je ne suis
pas tout à fait convaincue que de tels motifs soient valables. Ils me semblent
plutôt être une expression de tes états d’âme envers quelqu’un que tu aurais
aimé qu’il soit plus… plus je ne sais pas quoi.
Elle a sans doute raison. Voilà donc mes « parce que états d’âme ».
Parce qu’il y a des mec qui se croient situationnistes parce qu’ils passent leur temps à siroter du rouge.
Parce que de petits vieux cons qui jouent à la révolution se le sont approprié. Qui n’a pas rencontré dans sa vie des individus sans épaisseur, remplis de mots et acariâtres qui ont élu Guy Debord leur maître à pisser du vinaigre ?
Parce que psychogéographique est un mot très laid et que les villes n’ont jamais été de simples villes mais qu’elles ont toujours été des psychovilles.
Parce qu’il a signé dans sa jeunesse que « les rapports humains doivent avoir la passion pour fondement, sinon la terreur » et parce que sa raison n’a jamais été à l’arrière plan.
Parce que la dérive est moins originale qu’il ne le pense. Et même si le Robert écrit que dérive (Mouvement incontrôlé et passif; fait d'être, de se laisser entraîner sans réagir) est à la mode chez les intellectuels depuis 1970, on sait qu’il a toujours était à la mode chez les intellectuels depuis qu’Ulysse a dérivé dans la Méditerranée.
Parce que cette année c’est le dixième anniversaire de son suicide.
4 février 2004. 23 pour et 7 contre. Vingt trois justifications pour un numéro sur Debord et sept contre. Mais ce n’est pas pour cela qu’on fait le numéro. On aurait pu trouver des dizaines d’autres justifications contre. Au fond on fait un numéro sur Debord Parce que la majorité de nos lecteurs ne le connaît pas et parce que, n’étant ni des experts de Debord ni des militants situs, nous avons cru d’être dans la condition idéale pour donner envie de la lire.
idéal pour donner envie de la lire.
5 février 2004. Le hasard, parfois, fait bien les choses. Je ne m’y attendais pas. Elle est tombée dans ma vie par hasard et elle m’a mis en liesse.
6 février 2004. Journaux et faits. Trop souvent j’oublie que les journalistes lisent les journaux et regardent la télé comme toi et moi, plus que toi et moi. Trop facilement je suis porté à penser que les journalistes nous parlent des faits, des modes et des mœurs parce qu’ils observent le monde, parce que ils font des enquêtes et des entrevues. Quand je retrouve les mêmes « faits » dans des journaux de pays différents ma première réaction est toujours la même : je pense que ces « faits » ont frappé les journalistes de toute la planète parce qu’ils étaient « importants ». N’étant pas complètement naïf, je suis conscient qu’ils sont importants pour la catégorie des journalistes et non en absolu : je sais très bien que leurs points de vue, malgré les différences politiques, sont uniformisés par le métier et que les dépêches d’agences choisissent parmi les « fait du monde » « les faits à communiquer ». Je sais tout cela, mais je continue à « sentir » que les journaux sont proches des faits : qu’ils racontent des « faits » même quand ils commentent.
Non seulement je trouve normal que tous les journaux parlent des cinquante morts de Bagdad parce que l’agence France Presse, a envoyé vingt lignes aux quatre coins de la terre mais, si je ne m’efforce pas, je pense que les interprétations et les commentaires des « faits » ont été pondus par les journalistes en « isolement ». Ce n’est que quand, comme aujourd’hui, j’ai devant moi quatre journaux de quatre pays différents avec des commentaires qui s’encastrent comme un jeu de Lego, que je réussis à dépasser la première impression et à me convaincre qu’ils se sont lus et qu’ils ont ajouté commentaires aux commentaires en bâtissant ainsi une simili réalité (l’explication du phénomène LEGO via la théorie que les mêmes idées circulent partout à cause de l’esprit du temps n’est que la version idéaliste et bête du fait concret et palpable que les commentaires des journaux et des télés circulent physiquement sur terre).
Qu’avant de créer l’opinion des lecteurs, les journalistes se créent leurs opinions en se promenant parmi les articles des collègues, ce n’est pas une particularité des journalistes : sociologues, politologues, psychologues, pour ne pas rendre la liste trop longue, disons les universitologues, font la même chose dans leurs livres : après un « fait » on se retrouve donc avec des milliers de pages de commentaires et de réflexions qui, à cause du nombre et de la répétition, nous donnent l’impression d’une théorisation solide. Repetita iuvant ? Oui, répéter les choses sert surtout à renforcer un faux sens du réel.
La culture de l’écrit et de l’image est fondée sur la répétition et le collage, d’accord mais… mais personnellement j’ai toujours vu les journaux à la lisière, dans la no man’s land qui sépare la théorie des événements, c’est-à-dire les discours qui s’autojustifient de l’anarchie des faits.
Je me trompe.
Pour sortir de mon ânerie je peux dire que les journologues comme les universitologue s’entraident — même quand ils se critiquent ! dans la construction d’idéologies qui défripent la réalité pour qu’elle ait l’air « bien », pour qu’elle soit fausse.
Ai-je ainsi découvert l’eau chaude ? Je crains que oui.
7 février 2004. Collage. « (…)
— mais jusqu’où faut-il remonter pour trouver des philosophes de
l’Université qui ne philosophent pas avec des ciseaux ! »[1] Jusqu’au douzième siècle,
jusqu’au début des universités. Le collage est le propre de
Nietzsche aussi était un maître des ciseaux et de la colle et n’a employé le marteau que pour accrocher ses collages aux murs de la culture.
Quels sont les outils les plus importants
et les plus employés dans les traitements des textes ?
Les ciseaux et la colle virtuelles.
Dans quelques années y aura-t-il encore de
auteurs qui travailleront sans traitement de textes ?
Bien sûr que non. Tous les auteurs feront des collages.
Les
photographes et les réalisateurs de films aussi ?
Bien sûr.
Serons-nous
tous des auteurs de collages ?
Oui, tous des artistes. Même les gris philosophes de l’Université.
8 février 2004. Obsédé. Je suis conscient d’être un obsédé de
Mon désir de traduire est moins sale qu’il n’en a l’air. Il est mâtiné par une bonne dose d’engagement politique. J’écrirai donc une introduction pour montrer que Mallarmé était bien plus révolutionnaire que Debord et que tous les p’tits culs qui crièrent en 1968 qu’il fallait avoir tout et tout de suite. Je charrie ? Je ne crois pas. Par exemple, quand Mallarmé oppose la multitude des anciens temps à celle d’aujourd’hui qui « demands to see with its own eyes », ils parle de la multitude en des termes qui semblent empruntés à Antonio Negri ou Paolo Virno. Autre exemple : il n’a pas une idée de la démocratie comme quelque chose de mou et de manipulable à volonté : « Intransigeant (…) in political language means radical ans democratic ». Et pour finir, comme ceux qui ont lu tous les livres (qu’il vaut la peine de lire) il croit que l’éducation est un fléau et propose « to loose the restraint of education, to let hand and eyes do what they will ».