9 février 2004. Obsédé. Je ne suis pas un obsédé sexuel. Si je l’étais, je le saurais. Trouver que les poils sont un bon point d’observation des mœurs d’une société n’est pas un signe d’obsession plus évident que penser que le climat change le rapport au monde ou que la foi aide à oublier les souffrances terrestres. Si vous croyez que les poils ne sont pas de bons indicateurs sociaux (ou sociétaux ? il faudra que je demande à mon ami Jacques Mascotto), installez vous sur une terrasse de la rue Saint-Denis… pas nécessairement ces jours-ci… au mois de septembre… l’après-midi… un samedi par exemple et regardez les mecs qui vous regardent. Je suis sûr qu’en observant leur barbe vous pourriez les « cataloguer » bien plus facilement qu’en leur demandant leurs idées politiques ou ce qu’ils pensent du paradoxe EPR[1].

Ça ne vous intéresse pas de cataloguer ? Bien sûr, bien sûr. Personne n’est intéressé à faire de généralités : c’est tellement plus intelligent de considérer les caractéristiques particulières de chaque individu. On est d’accord, mais pour une fois faisons-le. Faisons-le sans le dire, comme toutes les personnes intelligentes le font.

Cette barbe de trois jours au regard sombre, où le mettez-vous ? Et cette barbiche de chèvre himalayenne ? Oh la la, regarde cette barbe impériale ! Et ce visage glabre ?

Est-ce que c’est une barbe, ça ? Ouh lou lou, celui-là, on dirait un notaire du XIXe siècle ! Vous n’êtes pas encore convaincus que la barbe est un bon système de catalogage ? Vous pouvez faire un autre exercice : suivez les barbes dans l’histoire ; pour le faire, aucun besoin d’attendre septembre. Allez-y. Consultez des livres.

Mais pourquoi me suis-je mis à parler de barbes quand ce sont des poils, qui sont bien plus importants du point de vue social (sociétal), que je veux parler ? Je ne le sais pas. Ça doit être un reste de pudeur catholique. À cause de leur rareté et seulement à cause de leur rareté, je veux parler des poils des femmes. C’est surtout leur rareté qui les rend intéressants pour une étude approfondie de la société. Les denrées rares valent toujours plus, de tous les points de vue.

Tu mélanges tout. Ce n’est pas parce que quelque chose est rare qu’il est sociologiquement important .

Non, je ne crois pas tout mélanger. Sans doute que ma méthode (ou ma méthodologie ? il faut que je demande à mon ami Louis Martin) n’est pas à toute épreuve mais… Non, je ne veux pas ouvrir de longue parenthèse sur les rapports entre rareté et importance, mais je suis convaincu qu’il existe. Pour en finir avec cette parenthèse : pourquoi la générosité est-elle plus prisée que la petitesse, le courage que la lâcheté ? Allez-y, dites-le moi.

Retournons aux poils féminins pour les délimiter. Avant tout, je ne veux pas parler des cheveux : il y a trop de controverse à leur sujet. Je risquerais de m’engager dans une mauvaise fente. Je ne considèrerai non plus les poils des jambes ni ceux des seins : les premiers parce que je trouve qu’on en exagère l’importance pour faire travailler Gillette et les deuxièmes parce qu’ils sont tellement rares que je n’en ai pratiquement jamais vu[2].

Je vois où tu veux en venir ! Pas très subtil.

Oui, pas difficile de deviner que je veux en venir aux poils des aisselles et à ceux du pubis. Moins facile de savoir ce que je veux dire, ah ! ah ! et aujourd’hui je vais vous emmerder, je ne vais pas vous le dire.

 

10 février 2004. Entre-acte : un rêve. Votre scepticisme à propos des poils m’a pratiquement empêché de dormir. J’ai fait un horrible rêve lié, faut-il le dire ? aux poils. J’habitais dans un dictionnaire où les lettres étaient des clous dont les pointes sortaient des pages. J’étais incapable de rester immobile et, dès que je bougeais, je m’écorchais, surtout la langue qui pendouillait comme celle d’un vieux chien essoufflé. À un certain moment, quel drôle de hasard ! je me retrouvai couché sur p o i l s (au pluriel, notez-le, et si je ne continue pas à tourner en rond, dans quelques lignes, vous lirez le pourquoi. Inutile de souligner que l’inconscient ne craint rien, même pas les facilités les plus évidentes). À un certain moment p o i l s a commencé à bouger lentement, comme le corps d’une femme qui hésite à sortir d’un long sommeil serein. Pas tout le mot, seules les lettres i et l qui, en décrivant un cercle, échangèrent leurs places. Je me retrouvai ainsi couché sur p o l i s. Ce mouvement vers la p o l i s m’avait fait un énorme trou au milieu du front : le sang coulait, entrait dans ma bouche que j’étais incapable de fermer. De mes mamelons un sang bleu et bouillant sortait. J’avais très mal. J’avais honte de mes mamelons fort kitsch. Je criais, sans que les mots ne sortent de ma bouche : « J’ai raison ! Poils et polis sont des frères jumeaux ! Ne vous moquez pas de moi. Écououououtez ! » Des centaines de personnes, dans une main le fer à repasser clouté et dans l’autre la tasse poilue de Man Ray, me regardaient en riant, insensibles à ma souffrance. Je me mis à lécher p o l i s qui s’accrocha à ma langue et se changea en p o i l s. Un énorme trou se forma dans ma langue par où des femmes en uniforme de l’armée russe passaient en m’écorchant avec leur fer clouté. Elles tombaient nues dans le lac rempli de sang bleu. Elles nageaient sur le dos en me montrant leurs aisselles obscènes plastifiées. Elles riaient. Je pleurais. J’avais mal. Je voulais encore crier mais ma langue s’était détachée et avait disparu sous un tas d’escargots jaunes aux cornes poilues.

 

11 février 2004. Retour aux poils. Prenez n’importe quel magazine féminin où des dizaines de femmes montrent tout ce que les éditeurs jugent montrable et vous ne verrez pas une seule femme avec des poils sous les aisselles[3].

Je ne sais plus ce qui ce passe mais le rêve d’hier m’a enlevé toute envie de continuer avec mes histoires de poils. Ce sera pour une autre fois.

Une seule note avant de terminer : les magazines féminins sont remplis de publicités de petites culottes en dentelle à larges mailles qui laissent entrevoir une peau glabre et asexuée qui semble faite pour exciter des vieux dépravés peureux et des bas bleus mous. Quand les monts de Venus aussi seront déboisés l’infantilisation-platisfication des femmes sera à son apogée et la peur des hommes aura gagné.

 

12 février 2004. Obsédé à droite. Je suis un obsédé sexuel. D’un type spécial, pas encore catalogué dans le DSM-IV-TR[4], mais avec le vieillissement de la population ça viendra. Ce type d’obsédé pudique qui peut cacher pendant cinquante ans ses manies qui se tordent dans son cerveau comme des vers jetés dans la braise. Mais aujourd’hui je n’en peux plus. Je vais me laisser aller. Je dois dire que le courage de montrer mon intimité m’a été donné par un article de Massimo Guerrera et un livre de Robert Hebert.

Voilà donc que je vous décris tout mon appareillage amoureux qui s’étale sur mon bureau.

 

À ma droite : L’homme habite aussi les franges de Robert hébert (c’est la cause de mon état d’excitation) ; La compétition des bonnes nouvelles de Peter Sloterdijk (depuis quelques jours, c’est le livre que j’apporte quand mes besoins m’obligent à m’asseoir) ; Ulysse de James Joyce (même si c’est le livre que j’ai le plus aimé, je ne suis pas en train de le lire, il traîne sur mon bureau parce j’ai dû copier une citation sur Bloom) ; à moitié caché par Uysses, The collected works of Thomas Müntzer (le livre dont je me sers quand j’ai besoin de dire le plus de mal possible de quelque chose ou de quelqu’un) ; Au-delà des apparences de Jacques Derrida (que j’ai arrêté de lire il y a un mois, je ne sais plus pourquoi) est à côté d’un numéro de la revue Cités sur « Politiques de la pornographie » et le derniers numéro de Bitch (matériel pour un article sur les lesbiennes et l’amitié qui n’a pas l’air de vouloir voir le jour) ; le Dictionnaire des rimes orales et écrites (il m’aide quand je veux déconner) et Autopsie de Alina Reyes (que je n’ai pas encore eu le temps de remettre à sa place).

 

13 février 2004. Obsédé à gauche. À ma gauche : La vie quotidienne des femmes au moyen âge (je devrais m’en servir pour parler de Dante à des étudiants qui sont plus intéressés que je m’y attendais à l’œuvre de ce vieux grognon) ; Gay and Lesbian Quotations de Patricia Juliana Smith (les citations sont toujours utiles pour donner envie d’aller aux sources) ; Stiffed de Susan Faludi (il faudra bien que je le lise un jour, ça fait au moins six mois qu’il est là) ; Historiens Romains, Tite live et Salluste, dans la Pléiade (quand je ne sais pas quoi faire, j’aime me promener dans la vieille Rome) ; The Big O, de Lou Paget (no comment, j’ai quand même un certain sens de la pudeur) ; L’entretien infini de Maurice Blanchot (je dois confesser que j’ai d’énormes difficulté avec Blanchot, il est là qu’il attend depuis au moins cinq ans) ; Anthologie de la poésie yiddish (quand j’ai besoin de relativiser l’importance de mes nids de poule) ; Théologie politique de Carl Smith (un must pour quelqu’un qui lit les livres que ses amis aiment) ; Sens unique de Walter Benjamin (depuis quelques mois il a pris la place de Minima Moralia) ; Délicieuses pourritures de Joyce Carol Oates (une découverte des derniers mois) ; Petits traités, Tome VII de Pascal Quignard (pourquoi le tome VII ? je ne le sais plus).

 

14 février 2004. Obsédé derrière. Derrière moi, sur la grand table sous laquelle se précipite tout ce qui n’a pas d’abri : Éden. Éden, Éden de Pierre Guyotat (j’ai lu dix pages, je le jette ?) ; Ostinato et Pas à pas jusqu’au dernier de Louis-René des Forêts (Divin ! Mon Dieu, dis-moi, Dieu qui habite les cieux d’azur infini, pourquoi ne puis-je pas écrire comme lui ?) ; Quando il verbo si fa carne de Paolo Virno (pour quand j’ai besoin de me perdre dans la pensée et dans ma langue maternelle) ; Estampes japonaises, chez Flammarion (où l’on peut facilement constater que les Japonais ont un autre sens de la grandeur des attribut des mâles) ; La mémoire en fuite de Anne Michaels (elle aime ce que fait John Berger, je vais le commencer cette semaine) ; le numéro 625 de Les Temps modernes (il y a un article d’une amie « terrible » qui habite Berlin) ; Le bûcher de Montségur de Zoé Oldenbourg (je hais les intégristes Cathares, comme je hais Müntzer) ; Désert de Le Clézio (quelle découverte que ce Breton) ; Freedom Evolves de Daniel C. Dennet (À cause de la citation de Rorty en quatrième de couverture) ; Vie et opinions de Tristam Shandy de Laurence Sterne (conseillé par un ami qui a décidé de se déchaîner pendant un an à Paris) ; Culture Jam de Kalle Lasn (je suis un fidèle abonné d’Adbuster) ; Oltre il linguaggio de Emanuele Severino (il ne fait pas beaucoup de concessions au spectacle philosophique) ; Le droit maternel de Johan Jakob Bachofen (ça ce ne lit pas en deux ou trois heures) ; Le domaine de Isaav Bashevis Singer (après Le Manoir, comme il se doit) ; Traditional and analytical philosophy de Ernst Tugendhat (il faut qu’un jour je règle mes problèmes avec la philosophie analytique, que je ne connais pas) ; The Structure of Evolutionary Theory de Stephen J. Gould (pas seulement parce qu’il commence avec des photos de la cathédrale de Milan) ; Du mode d’existence des objet techniques de Gilbert Simondon (on doit préparer un numéro de Conjonctures sur la technique… depuis 10 ans) ; le dernier numéro de la revue Photo (elle me dit que ce ne sont pas les photos qui m’intéressent) ; le dernier numéro de Conjonctures ( !?) ; Œuvres complètes II de Mallarmé (pour quand j’ai besoin de détails croustillants sur la langue).

 

15 février 2004. Obscur. « En comprenez- vous le sens ? Moi pas. » À propos d’un poème de Mallarmé. Ce n’est pas Marc Tremblay ou Jean Dupont qui parle, mais Lev Tolstoï. Ce qui ne rend pas l’opinion plus pesante. Elle est rendue plutôt plus légère par la grandeur de l’écrivain, et par leur différence de style qui rend la pesette infidèle. La réponse de Mallarmé est fort mallarméenne : « L’étranger doit connaître notre langue par ses grands traits typiques extérieurs, chez les classiques et leur descendance ; mais voyez-vous que nous nous occupions à rendre le langage absolu, au lieu de faire à nos risques et périls des expériences individuelles, en tentant, s’il est possible, de les authentiquer ? » Même aux oreilles les plus insensibles, le style ne cache point de « leur descendance » le mépris.

 



[1] Expérience de pensée que la pensée de A. Einstein, de B. Podolsky et de N. Rosen excogita pour répondre aux caprices de la théorie de l’école de Copenhague sur le comportement des particules élémentaires, théorie qui, à son tour, essayait de répondre aux caprices de mère nature quand elle devient petite petite. Mère nature qui, dans les détails des choses élémentaires, continue à donner d’énormes maux de tête (théoriques) à un grand nombre de pères physiciens.

[2] Selon ce que je viens de dire, ce double excès de rareté devrait les rendre encore plus intéressants. Mais il y a un problème de méthode (méthodologie) qui m’empêche d’avancer sur ce terrain : en bon ingénieur je ne me fonde que sur les choses solides, celle qu’on peut caresser.

[3] Que la majorité des femmes qui vous entourent soient, du point de vue des aisselles, comme celles de la publicité, veut-il dire que les femmes suivent les modes ou que les modes suivent les femmes ? Attention à la réponse.

[4] American Psychiatric Association, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorder, 2000.