16 février 2004. Oleg. Chaque année le hasard impose à la Mort un quota qui « en théorie » ne lui est pas dû. Des gens que tout rend étrangers à la vieille faucheuse : l’âge, la santé (du corps et de l’âme), les liens avec d’autres vie, l’envie de vivre… Et c’est quand elle frappe au hasard que l’on s’aperçoit que l’expression « nous mourons tous les jours » n’est pas si terrible que ça.
Quand elle frappe dans nos entours ça fait mal, partout. Et ça fait penser.
Ça fait penser des choses du genre : vaut-il la peine d’être toujours à la rechercher de la bête noire ? pourquoi ne pas laisser courir l’eau ? prenons ce qui arrive… c’est toujours moins important que l’on ne le pense…
L’autre jour la camarde a frappé Oleg et sa femme. Un stupide accident de la route qui laisse deux jeunes filles et deux vieux parents orphelins. Il était Russe. La vie était dure en Russie et ça se voyait dans sa manière de travailler et de considérer les contrariétés de bureau.
Le 27 décembre dernier le serveur était en panne. Je lui téléphonai.
— Oleg, s’il vous plaît.
J’entends parler en russe.
— Yes ?
— Salut, Oleg. Ivan à l’appareil.
— Je le sais. Ça fait une demi heure que j’essaie de remettre en service le serveur.
— Est-ce que tu peux passer au département ? J’ai des e-mail d’Hydro avec des fichiers importants.
— Yes
Il arrive après un quart d’heure. Il n’a pas l’air content. Mais il l’a fait et il sourit. Il me dit qu’il a des amis italiens et qu’il aime le vin de mon pays.
À la rentrée je lui porte une bouteille. Il souffle pour me remercier et il sourit.
Je le rencontrais, en moyenne, deux ou trois fois par jour dans le couloir. Beaucoup plus souvent que la majorité de mes collègues sans horaires fixes — Oleg aussi était un collègue, mais un collègue avec des horaires fixes.
Je ne le rencontrerai plus. Quelque part, Elle a décidé que c’était son tour.
La Mort se fout de la dureté de la vie en Russie et elle s’est empressée pour rendre encore plus dure celle des parents d’Oleg — au Canada depuis quelques semaines.
Il y a tous les jours des Olegs qui meurent et, heureusement, je ne le connais pas. Je ne connaissais que le Oleg qui, tête baissée, m’accompagnait au laboratoire en maugréant contre le service des télécom.
Il y aura quelqu’un qui prendra la place d’Oleg, quelqu’un qui n’est pas Oleg. Est-ce la vie ? Sans doute. La mort ne nous laisse pas beaucoup de choix.
17 février 2004. On en a vu d’autres. J’ai beaucoup de difficultés avec ces « représentants » des anciens peuples qui se vantent que leurs capacités de réaction n’ont rien à voir avec celles des nouvelles nations, comme les États-Unis ou le Canada. Leurs réactions ne sont que des variations sur le thème « On en a vu d’autres ».
On, qui ? Moi aussi, j’en ai vu d’autres : au cinéma, à la télé, dans les livres, dans le contes de mon père et de mon grand-père. Comme eux. L’Irakien qui dit « les invasions ont commencé il y a quatre mille ans » pour mettre en évidence que les Américains ne peuvent pas les plier, dit n’importe quoi. Bull shit. Sans doute que les peuples n’existent pas mais s’ils existaient, ils n’auraient pas d’âge.
18 février 2004. Déficients. Avant de me mettre en ligne chez McDo pour recevoir mes frites célestes, je prends, au hasard, un des torchons à l’entrée et je le lis pour ralentir le rythme de ma bouche. The Presse, La Gazette et Métro étant identiques, je ne me rappelle plus où j’ai lu la nouvelle qui m’a tellement réjoui : « Céline vient en aide aux intellectuels déficients ». J’aurais dû écrire, plus correctement, « j’ai lu le titre » : le texte des articles n’ajoutant jamais rien de significatif, je ne lis plus que les titres.
Je me voyais déjà recevoir quelques centaines de milliers de $ qui m’auraient permis de m’acheter une cabane à Pond Inlet. Je rêvais déjà de voyages à Chicoutimi, de fins de semaines à Saint-Jerome. Dans ma tête je commençai à écrire une lettre à mon employeur que la satisfaction embobinée dans l’ironie rendait un manuel dans le genre « comment se moquer de son employeur sans ressentiment ». Je voyais aussi mes amis intellectuels qui recevaient d’énormes chèques (inférieurs au mien, mais… quand même). Je décidai, pour une fois, de lire l’article. Oh my godness ! (Va savoir pourquoi, mais chez McDo j’emploie souvent des expressions anglaises). Shit ! Ce n’était pas « intellectuels déficients » mais des « déficients intellectuels » !
Malheureusement, pour ma cabane à Pond Inlet, dans notre société hypocrite on fait une différence là où la langue, moins soucieuse de la rectitude politique, n’en fait pas.
19 février 2004. C’est un homme. « C’est
un homme, ce qui n’est pas rien, surtout si c’est un homme qui enseigne la
philosophie et pourrait donc facilement se transformer en "ouvrier de la
philosophie" ou en pédagogue du vide. Une charge d’humanité pas tout à
fait dégrossie, une culture qui lui permet de sauter d’un arbre à l’arbre dans
la forêt de la culture sans cris simiesques, un regard sur les jeunes qui donne
envie de l’avoir eu comme professeur. Je parle de Robert Hébert, enseignant au
collège de Maisonneuve, dont je viens de lire L’homme habite aussi les franges[1], un recueil
d’articles précédé d’une longue entrevue. »
Voici ce que j’avais écris il y a deux jours quand j’étais à la moitié du livre. J’avais aussi téléphoné aux responsables de Conjonctures pour leur dire que je trouvais le livre intéressant mais que le style me laissait perplexe. Je viens d’en terminer la lecture. Il y a exactement trois minutes. L’avant dernier texte sur le père, un texte (j’allais écrire « littéraire », mais j’ai senti un espèce de cri qui me disait Imbécile, tu te laisses aller à la facilité du clavier, comme trop de philosophes se laissent aller à la facilité des idée)… un texte sobre, émouvant qui aide à comprendre les origines du style des textes philosophiques. Avant qu’il ne soit trop tard, je dois retirer ce que j’ai dit à propos du style. Je le retire et, comme les enfants de mon île désertée par les arbres, je récite la formule magique qui renvoie ce qu’on vient de dire dans le néant du jamais dit : « parole retourne dans l’âme ». Et pourtant j’aurais dû comprendre quand, en réponse à l’interviewer lui qui lui avait fait remarquer que son écriture est difficile, Hébert parle de son style : « abus de métaphores, hyperbole, changement de tempo, accumulation, parataxe, phrases qui sont comme des rêves surimposés (…) Mais écrire "croche" est une façon de "décrocher" des lieux communs de la narration philosophique et de l’académie ».
Ce que j’ai écrit ayant été réduit à néant, je peux réessayer. Je dirai donc que Hébert a un style généreux et éclatant ; un style intégré à la pensée autant que les mots puissent l’être. Pas un style difficile. Un style, quoi. Mais le reste ? le reste, si on oublie l’entrevue, la partie la plus faible du livre à cause du manque de vivacité de l’échange, est un mélange fort et original de philosophie, de politique, de pédagogie, de littérature. Je vais délier ces éléments si bien liés par « l’homme » (rat de bibliothèque malgré la « rage de vie ») pour tenter de donner une vague et certainement insatisfaisante idée du livre. Malgré mes efforts, le lecteur sera aise de constater qu’on ne défait pas facilement ce qui est lié dès la naissance.
Pédagogie.
Un exemple parmi des dizaines : une formule qui n’a rien de la simple formule, même si elle est simple et concise, quand on la situe dans le contexte où le souffle de la pensée et de l’engagement la libère de toute apparence de simple trouvaille linguistique : « (…) ici commence la pédagogie, c’est-à-dire le bouche à oreille inaudible à l’État. ».
Que j’aimerais que les pédagogues de mon université, englués dans le stress, la psy et les techniques d’apprentissage, arborent le paragraphe suivant sur leurs pavillons auriculaires ! Que j’aimerais, quand ils édictent leurs chétives lois sur l’enseignement, qu’ils pensent que « Le discours pédagogique n’est pas là pour donner quelque chose à l’enseigné, mais bien pour lui enlever, d’une manière analytique, les illusions rationalisées qui les traversent. Projet : voler ce qui semble l’exclusivité de l’individu (ses croyances, ses émotions) pour le restituer à la conscience publique de nos déterminations communes. » !
Il n’enseigne pas une matière quelconque, mais la matière ennemie de la tranquillité de la pensée et qui se teinte de politique dès qu’elle creuse hors des terrains vagues des livres : « Le professeur de philosophie est celui qui rejoue l’interface entre les voix, entre l’oralité sur la place publique et un logos projeté dans une myriade de textes muets et d’auteurs disparus dans la nécropole de la tradition ».
Une dernière citation pour le sac pédagogique : « Par méthode, je n’en sais rien, toute information matinale me rentre dans le corps. Ma seule compétence consiste à inventer avec mes incalculables années de scolarité (j’avais écrit « solarité » et je ne suis pas sûr que mes doigts n’ont pas fourché pour marquer ma sympathie) pour répondre d’un certain désarroi, bêtement là ».
Philosophie
« La philosophie renaît toujours des
cendres communes de la vie, des actualités du jour et des rituels les plus
quotidiens. »
Quelle philosophie ? La
sienne sans doute et celle des quelques autres que les institutions n’ont pas
encore guéris. L’autre philosophie, celle qui se targue d’avoir un grand P,
ingurgite et chie des discours riches en putéines livresques qui ne sont jamais
passés au feu de la vie. Les philosophes avec un grand P méprisent souvent le
travail des professeurs de cégep. Parce qu’il n’est pas assez scientifique ? « Au cégep le travail philosophique se fait à chaud, ce
qui rend le cours inquiétant (…). À l’université, ce travail se fait à froid,
ce qui le rend sécurisant » Trop
simple ? Pas sûr. Polémique ? Pas du tout.
Mais ce n’est pas parce qu’on travaille « à chaud » que l’on ne peut pas, parfois, penser avec détachement. « Peut-être faudra-t-il maintenant réinterpréter ce discours en affirmant qu’il n’y a là qu’une idéologie de la crise par laquelle la philosophie se détermine soit comme témoin de la crise (…), soit comme réponse implicite à la crise (…), mais toujours hors de la crise, dans ce lieu utopique par excellence, le lieu de l’enseignement. »
Politique
Enseigner la philosophie ? « Briser les chaînes d’associations usuelles, lancer des idées à la mesure de la vie, prendre au piège l’individu. » Enseigner. Simplement enseigner et voir l’enseignement comme ce qui prépare les possibilités d’un autre « commun ».
« Il n’y a pas de période de crise : la crise est toujours. Il n’y a pas de lieu hors de la crise : la crise est partout. » De quelles bouches philosophantes avez-vous entendu des vérités, si simples et si proches du politique ?
« Très souvent, la décevante expérience pédagogique est portée au débit de la masse étudiante et au crédit de la spécificité philosophique alors que cette double tentation n’est que l’effet prévisible d’une politique concentrationnaire de l’éducation. » Une phrase datée ? Ils aimeraient qu’elle le soit (ils : ceux qui refusent de réfléchir sur l’éducation, la politique et la vie quotidienne — la majorité des professeurs).
La citation qui suit, malgré les apparences n’est pas plus pédagogique que politique : « Le professeur de philosophie se présente après que le processus de l’éducation ait accompli son œuvre (…) mais quelle que soit sa manière d’entrer dans la classe, il survient toujours. Comprend-il le sens politique de ce retard ? Comprend-il l’origine de son échec inévitable ? »
Dans cet « État » québécois qui baigne encore dans le pouvoir « spirituel-épiscopal », que devrait faire le philosophe ? Il devrait « explorer toute dépression langagière survenant dans le ventre de l’État » et aussi raconter « au coin du feu cette libido culturaliste de l’État qui fait récolter après vingt ans ce que d’autres générations au pouvoir ont semé au fil de leurs croyances ».
Tableaux
Deux petits bijoux, Rodée Rodin et Armada de papier, qui pourraient être des œuvres de Benjamin. Mais d’un
Benjamin moins meurtri, moins noueux, profond plus légèrement, d’un Benjamin
que le kitsch intellectuel ne frôle pas.
Une écriture qui,
avant tout, ignore le ressentiment.
Feux d’artifices
Certains feux
d’artifice de son écriture, par moments, font penser aux livres de Réjean
Ducharme :
« L’amour de la langue est morbide, l’en-gage hait les lettres mortes. »
« Qu’est-ce donc le petit confort univers’y-taire. »
« Le médium hait-il le message ? »
Les historiens québécois de la littérature « qui attendent parfois la fin du crépuscule pour partir à la chasse avec quelques harfangs de neiges ».
Toujours à propos du Québec : « devrions-nous choisir entre une archéologie marine de nos colères et une phénoménologie de la marinade ? ».
Question
Pourquoi mes amis
philosophes ne m’ont-ils jamais parlé de lui ?
P. S.
L’idée du titre C’est un homme m’est
venue en lisant le deuxième article du recueil (L’induction
pédagogique) où Robert Hébert
parle d’un cours de philo qui avait comme lecture obligatoire Si c’est un homme de
Primo Levi. Carnets du sous-sol de Dostoïevski, œuvre « littéraire » qui,
malgré l’« orthodoxie » de l’auteur, n’est pas très orthodoxe en
philo est un autre livre qu’il a pris comme… manuel. Ce qui me pousse à croire
que pour Robert Hébert non seulement l’homme, mais la philosophie aussi
« habite aussi les franges ».
Note pour
l’auteur : La statue de la liberté n’est pas à Ellis Island, comme il est écrit à
page 148.
20 février 2004. Bouleverser. Avez-vous déjà pensé à l’origine du mot « bouleverser » ? Moi, j’y ai pensé quand, à maintes reprises, j’ai trouvé ce terme employé avec des connotations forts négatives, sous la plume d’une amie qui passa sa jeunesse à vouloir bouleverser les idées reçues, la société, les mâles, le mariage, la religion… Maintenant elle écrit qu’il ne faut rien bouleverser si on ne veut pas payer très cher ou — ce qui est bien plus grave ! — faire payer très cher aux générations futures. Pour vous donner une idée des changements que le passage des années a causés dans sa tête, j’ai l’impression, maintenant que la cinquantaine est à son apogée, qu’elle considère négatifs même les bouleversements introduits en physique par la théorie de la relativité. Ce changement radical (ce bouleversement), m’a poussé à me demander quelle pouvait être l’origine du verbe « bouleverser ». Première idée : verser dans une boule ; verser un liquide dans une boule et tout mélanger. Pour une fois la première idée qui transperce l’esprit n’est pas la bonne. N’ayant pas une deuxième idée sous la main, j’ai demandé de l’aide à mon grand ami Le Robert qui a affiché : « composé tautologique, de bouler, et verser ». Mais quel bouler ? celui qui signifie « faire rouler » ? Sans doute que non. Il n’y aurait pas de tautologie. Alors c’est l’autre, celui qui provient de « bouilloner » qui comme son père latin signifie « s’agiter ». Je crois que c’est ce bouler-là : on est en pleine tautologie puisque « verser », à l’origine, voulait dire remuer.
Note : dans l’étymologie de « bouler » on trouve : « Ainsi fine ma parabole, / la merde puet quant on la bole, le Serment du pappegay, manuscrit messin ». De bouleverser à la merde. Maligne et cultivée mon amie ! en traînant « bouleverser » dans la merde, elle est à la fine pointe de l’étymologie.
21 février 2004. Dangers. Dangers mortels, de ce côté-ci des cieux. Mes retours à Montréal, après avoir passé une journée comme homme de fatigue dans un couvent de belles sœurs, sont toujours très agités. Je suis, psychologiquement, bouleversé. Dans la merde, quoi ! Les jambes des femmes qui d’habitude me rendent la vie légère, leurs cheveux qui m’ouvrent à l’espoir, l’embouchure de leurs seins qui m’indique la porte du paradis…. Tout cela me semble un pâle reflet d’un autre monde. Ça va mal dans la tête d’un ex-catholique après avoir rendu visite à un couvent de bonnes sœurs.
22 février 2004. Stipe. Je ne sais pas si vous savez ce qu’est un stipe, mais il est certain que vous connaissez le mot salaire.
— Je ne vois pas le rapport.
— Le rapport passe par « stipendier » qui n’est qu’un « salarier » un peu plus ignoble (comme le scandale des commandites chez nous, pour nous entendre).
— Ok, « stipe » est la racine de « stipendier ». Et alors ?
— Le stipe est la poutre de la croix, celle qui est plantée par terre.
— Je ne vois pas où tu veux en venir.
— Oui, ça a l’air confus, c’est vrai. Et pour ajouter confusion à la confusion, je vais te dire qu’en italien « stipendier » a une connotation bien plus positive que « salaire ». Le salaire c’est pour les ouvriers et le « stipendio » pour les employés.
— Ta conscience sociale laisse un peu à désirer…
— Ce n’est pas ça que je voulais dire… Au fond, pour résumer tout ce baratin étymologique, je voulais simplement dire que l’argent est le nouveau dieu qui nous met, nous ses fils, sur la croix du travail…
— Rien que cela ?