23 février 2004. De l’influence du corps sur la langue. Elle vient d’accoucher et se vante de connaître très bien le français, mais elle écrit au pis allait.

Lapsus calami ? ignorance ? ou lapsus de son corps qui voulait dire : au pis allait l’enfant ?

 

24 février 2004. Retraite. Après nous avoir sevrés, notre mère nous abandonne dans une garderie. C’est ensuite l’État qui nous emprisonne dans des écoles pendant de nombreuses années. Après l’État, ce sont les entreprises qui régularisent notre vie pour au moins trois décennies[1].

On se lève, on prend une douche, on marche jusqu’au métro, on fait 7 stations ; à 8 h 30 on est là où l’on doit être et on y reste jusqu’à cinq heures — avec une heure pour faire le plein ; à 5 h 5 on sort du bureau, on marche jusqu’au métro, on fait 7 stations ; à 17 h 55 on est chez soi, on se met devant la télé…

Après ces années bien ordonnées, c’est la retraite.

On se retire. On se met à l’écart et, comme une armée en déroute, on laisse que l’ennemi prenne les territoires que nous occupions.

Je n’ai jamais aimé le terme « retraite » car vous pouvez le tourner et le retourner jusqu’avoir mal à la myéline mais il vous restera toujours dans les mains le sens d’abandonner quelque chose. Pas seulement quelque chose, mais quelque chose de bien, de positif, de désirable… et pourtant vous abandonnez le travail.

S’il est vrai que les mots sont notre abri et les ingesta de notre culture, ne faudrait-il pas que l’on se libère de « retraite »[2] ? Pourquoi, par exemple, à titre d’essai, ne pas parler d’« entrée » ?

    Je vais prendre mon entrée dans un an et toi ?

    Moi, je dois encore attendre six ans : je ne peux pas sortir de la prison du travail avant 2010.

Qui sait… quand on aura remplacé la vieille tuile « retraite », sans doute que l’on sera mieux abrité par le langage contre les pertes du travail.

 

Est-ce que je donne trop d’importance aux mots ?

 

25 février 2004. Irritation. J’ai relu deux pages très agressives que j’avais écrites contre un intellectuel québécois qui pense avec ses chaussettes et que Le Devoir considère comme l’un des plus beaux fleurons du pays. J’en avais trop mis et cela m’a fait repenser à un e-mail que Paolo m’avait envoyé après qu’il avait lu une tirade contre un fade intellectuel français qui n’avait cesse de faire des appels fades à ses fades confrères : « Arrête d’attaquer des positions sans aucun intérêt. C’est trop facile. Si t’as vraiment envie de critiquer ne te laisse pas attirer par les vieux refrains remis à la mode par la publicité télépensée. Ce qui t’irrite, te fait perdre toute lucidité et te fait écrire des choses qu’irritent même tes amis les plus proches ». Il a raison. De l’inutile foudre aux yeux. Un irrité aveugle qu’irrite des amis toujours prêts à se débarrasser de leur fragile lucidité. Un tourbillon de mots stérile.

Il a raison. Il faut que j’arrête de m’acharner contre des punching-balls comme s’ils étaient des adversaires en chair et en verbe.

 

26 février 2004. Unheimliche. Tout le monde sait que le mot fait le sociologue — les retardés mentaux qui pensent que le sociologue fait les mots sont en voie de disparition depuis au moins un siècle.

Voici quelques exemples de mots tirés du dernier numéro d’une revue de sociologie :

 

    En voulez-vous d’autres ?

    Noooon.

 

26 février 2004. Approchement. Le langage rapproche parce que l’ambiguïté qui le mouille permet de retrouver sous les mots la moisissure où le désir s’installe.

 

Éloignement. Le langage éloigne parce que les mots gelés par les discours interinhumains rendent le baiser impossible.

 

27 février 2004. Maman et la télé. « Quand ma mère rentre du travail, l’une des premières choses qu’elle fait, c’est d’allumer la télé. Si elle n’avait pas de télé elle dessinerai ou elle lirait. Elle était si passionnée par le dessin ! La télé est sa drogue. Elle la rend légume. » 

Je ne peux m’empêcher de défendre la télé. On peut bien s’allier à Staline pour battre Hitler, n’est-ce pas ? Je lui dis que le vrai problème ce n’est pas la télévision, que si sa mère n’avait pas la télévision, elle serait un peu plus malheureuse et un peu plus légume ; que le vrai problème c’est l’abrutissement au travail.

Elle dit « Oui, mais… ».

Je n’ajoute pas :

pourquoi accuser la télé, le cinéma, c’est-à-dire le spectacle au premier degré, de tous les maux de notre société ? Pourquoi se joindre à la foule des « intelligents » maniaques des livres contre la foule des « légumes » qui passent leur temps libre enchaînés aux émissions les plus bêtes ? Pour mieux réfléchir ? Pour mieux transformer le monde ? Certainement pas. Si on est si intelligent que ça, on sait qu’il faut d’autres choses. On sait qu’il faut surtout savoir résister aux impératifs catégoriques de la paresse — intellectuelles.

Ça ferait trop veux gauchiste donneur de leçons

 

28 février 2004. Le match entre Joyce et Proust. Hier matin au Café Italia la discussion était plus bruyante que d’habitude. La Juventus avait gagné mais pour deux clients l’arbitre était un vendu à Agnelli. Le grand pansu aux petites mains de cochon n’est pas d’accord. Ce qui est étonnant c’est que même s’ils s’animent toujours plus, ils ne perdent pas leur incapacité d’écoute. Ils analysent l’action qui a causé le penalty avec une rigueur presque mathématique. Un type qui à l’air d’un Casanova de Sainte Agathe, pour donner plus de poids à son argumentation, parle de l’Italie comme du règne de la corruption.

    Rome est remplie de Galliani !

    Et, Québec ? Les Québécois ne sont pas mieux. Avec la mondialisation il n’y a plus de différences.

Ils crient.

 

Hier soir chez François on ne criait pas même si la discussion était très animée. On parlait de Joyce et de Proust. Proust ne savait pas écrire pour un, pour l’autre Joyce jouait sans se soucier des lecteurs, le troisième je ne me rappelle plus ce qu’il disait… tous des profs d’université. Ce qui est étonnant c’est que même s’ils s’animent toujours plus ils ne perdent pas leur incapacité d’écoute. Un lieu commun chasse l’autre. La lutte pour la place d’honneur entre les banalités est féroce.

Ils ne crient pas.

 

Intensité de la voix mise à part, foot et littérature mêmes cons bas.

 

29 février 2004. Non, ce n’est pas Proust. Il leur dit que le premier qui devine qui est l’auteur du texte aura en cadeau un livre de la Pléiade :

Très vulnérable sous les dehors de l’insouciance, mais si honteux de sa faiblesse qu’il ne peut que gaiement s’endurcir et s’alléger du poids des contraintes en subissant leur charme jusqu’à céder au plaisir pernicieux d’une servitude enfantine. Les actes d’insubordination répétés, les entorses au règlement, le goût affirmé de la paresse sont autant d’appels à l’autorité et comme les signes secrets d’une connivence avec la main castigatrice : à chaque délit s’inscrivent sur la chair les traces du collier que l’esprit, par fronde ou pour sauver la face, avait feint de rejeter.

Silence. Une fille aux longs cheveux noirs et au sourire doux qui semble sortir d’un café alternatif des années soixante (la fille et non le sourire) dit : « Proust ».

    Non ce n’est pas Proust. Proust n’écrit pas si bien.

    Proust n’écrit pas bien ? l’étonnement peint sur son visage le fait regretter d’avoir dit une vérité pourtant si évidente. Il essaie de récupérer.

    Disons qu’il n’a pas une écriture soignée comme celle de l’auteur que vous devez deviner.

    Mais mon prof de littérature insistait sur la qualité de l’écriture de Proust. Je crois qu’elle nous a même dit que Proust est un auteur dont le style et la pensée sont si bien joints que… que

    Que ?

    Que c’est pratiquement parfait.

    Je ne veux pas contredire ta profs, mais… mais

    Mais ?

    Rien…

Ça fait presque deux mois, et personne n’a trouvé le nom.

 



[1] J’emploie de vieilles images de travailleurs même si je sais que les télétravailleurs, les travailleurs à temps partiel, les chômeurs à temps plein, etc. sont toujours plus nombreux.

[2] Sans faire comme ce tiers des Canadiens qui s’oppose à la retraite (et non à « retraite ») parce qu’il rêvent, j’imagine, de mourir devant leur ordi au Complexe Desjardins avec les copains qui les accompagnent au cri de Sots ! Sots ! Solivanité !