Premier janvier 2004. Pyrénées et Amazonie. Mon amie aime beaucoup Henri Lefebvre, aime beaucoup les voyages et aime beaucoup lire. Je ne connais pas Henri Lefebvre, je n’aime pas le voyage, la lecture m’amuse. Mon amie aime les Pyrénées, moi aussi. Depuis des années je lui répète que, dans les villages des Alpes, je trouve le moyen âge, l’Afrique et l’Amérique du Sud. Elle trouve ça louche. Elle trouve que c’est trop taillé sur mesure. Sans doute. Que me dira-t-elle, après avoir lu cette phrase de Henri Lefebvre : « Je ne partage pas les nostalgies de Robert Jaulin qui va chercher dans le bassin de l’Amazone ce que j’ai trouvé, sans chercher, dans les villages des Pyrénées » ?

 

Permutation. C’est banal, mais je ne l’avais jamais vu. Il suffit de permuter « i » et « m » pour que l’amie aime. Que « i » et « m » soient les initiales de mon nom et de mon prénom n’ajoute rien à la découverte.

 

2 Janvier 2003. L’enregistreuse. Je lui dis qu’il suffirait d’avoir une enregistreuse. Qu’elle pourrait publier au moins un roman par année. Plus que Christine Angot. Ce n’est pas ironique. Ni méprisant. On a tous tellement de choses à dire, il suffit d’avoir un peu de courage et, vlan, on jette tout à la figure de ceux qui jettent tout à la figure. Et même des autres. Mieux qu’aller en analyse. Ça sauve du temps et ça peut rendre célèbre. Le mal, ça fait vendre.

Avoir mal, ça ne suffit pas. On serait tous écrivains. Il y a mal et mal. Et puis, il y a les sains qui ont mal mais qui ne vivent pas par clavier interposé. L’écriture de Christine Angot est bien plus soignée que tu ne le penses. Elle est très travaillée.

Alors, c’est terrible.

Tu ne comprends rien, ce naturel est le résultat d’un travail énorme.

Ah, oui ? J’espère que non. Pour elle je le dis, cette fois. Pour elle, Christine Angot, je veux dire.

« Je l’ai léchée moi, cette mère, dont l’enfant est une chienne. Je suis folle, vraiment, je suis folle. Je ne toucherai qu’un petit public de détraqués dans mon genre si je continue. », qu’elle écrit. Ça m’a toujours irrité, l’auto-déclaration de folie. Surtout quand ça devient un genre. Le sensationnalisme livresque me donne envie de vomir.

Et Sade ? Tu dis bien que Dostoïevski a pu écrire ce qu’il a écrit sur la mort parce qu’il a été fusillé, ou presque.

Pour écrire sur l’inceste il faut voir été incestée. Sans doute.

« Elle ne pourra plus m’aimer. On ne pourra plus faire l’amour. Vous ne voudrez plus me lire. » Et alors ? « Il met des clémentines sur son sexe pour que je les mange. C’est dégoûtant, dégoûtant, dégoûtant. »

Ce n’est pas suffisant pour intéresser.

Et si on ne veut pas intéresser les autres ?

Alors on écrit posthume. Ou l’on n’écrit pas. Ce qui est exactement la même chose. Si on écrit il faut un minimum de style, comme dans la vie. Un minimum de décence.

C’est quoi ce retour au style ? Comme de vieux profs de lycée du dix-neuvième siècle. Le style c’est quoi ? Une construction particulière de la phrase, un certain agencement des adjectifs, les mots d’une certaine saveur ? Longtemps je me suis touchée de bonne heure… c’est ça ? Le moralisme du style, ça me fait chier. Il faut avoir le bon style ? Bon pour les petits bonshommes éduqués dans les anthologies de la poésie française ? merde !

Non. On a toujours un style. Même quand on ne le veut pas. La vie c’est le style. Il y a des vies de merde et des styles de merde. Ce ne sont pas des hommes ou des femmes qui naissent, ce sont des styles.

 

Il suffit d’une enregistreuse. Dans la tête.

 

3 janvier 2004. Une cliente entre dans une librairie parisienne pour acheter les Œuvres poétiques de Guillaume Crétin et assiste à une scène qu’elle juge digne d’être enregistrée sur son disque dur. Depuis quelques temps Bède le Vénérable me persécute, pardon… depuis quelques temps je le rencontre souvent lors de mes errances livresques. La première fois c’était il y a quelque mois quand une vendeuse, me voyant fascinée par la devanture de la librairie où on venait d’exposer une dizaine de livres de la collection L’aube des peuples, me dit qu’on donnait un volume gratuit à l’achat de cinq livres de la collection. J’eus droit à trois livres : Mon passé Eskimo, La razzia des vaches de Cooley et Histoire ecclésiastique du peuple anglais de Bède le Vénérable. Je le rencontrai ensuite dans un dictionnaire du moyen âge, sur Internet (au moins une dizaine de fois), dans une revue québécoise d’analyse et de débat… La dernière fois, je l’ai croisé hier sur le bol de toilette dans un article de Patrick Gauthier Dalché publié dans le dernier numéro de Notre Histoire où, pour souligner la culture de l’époque et les mauvaises idées que même les gens cultivés se font du moyen âge, l’auteur cite une phrase tirée de La nature des choses de Bède : « que la terre est semblable à un globe ». Bède est partout et pourtant jusqu’à il y a un an si on m’avait parlé de lui, j’aurais pensé à un personnage de bandes dessinées. Comme Arnaut Daniel.

Quel couillon ! Non, pas Arnaut Daniel — qu’il repose en paix ! comme écrirait Singer — mais Guillaume Dépatie, un thésard « grand ami » de Philippe Sollers (et surtout le protégé de sa femme, Julia Kristeva, qui me le présenta la semaine passée à un coquetèle chez M.). Mais il vaut mieux que je commence par le début.

Depuis une semaine (depuis que Marie avait recommencé à parler de mariage), à tout bout de champ trois vers de Guillaume Crétin venaient m’encombrer la mémoire. Cela commençait à m’agacer, surtout parce je n’étais pas sûr de l’ordre des vers et je ne savais plus où je les avais lus. Je me rappelais vaguement que j’avais eu une photocopie il y a bien d’années…

 

Les faicts d’amours sont œuvre de faerie,

Ung jour croissans, l’autre fois en decours

Faictes semblant de jamais n’y veoir goutte.

 

Ayant dû passer à la librairie Compagnie pour retirer le dernier Derrida, j’allai dans la section poésie pour chercher les œuvres de Crétin. Rien. Une fille dans la vingtaine, avec un air légèrement sud-américain, rangeait des livres sans trop de conviction. Elle doit travailler ici, que je me dis.

    Êtes-vous une employée de la libraire ?

    Oui, madame. En quoi puis-je vous être utile ?

    Je cherche les poèmes de Guillaume Crétin

Elle me fixa pour s’assurer que je ne me moquais pas d’elle. Mon sourire ne laissait pas de doutes.

    C’est un auteur que je ne connais pas. Je crois que je n’ai jamais entendu un nom pareil… il ne serait pas facile de l’oublier.

    Je sais seulement qu’il est né dans la deuxième moitié du quinzième siècle. À son époque c’était un poète très connu. Je n’en sais pas plus.

    Peut-être qu’on peut trouver quelque chose dans l’Anthologie poétique française du moyen âge, venez avec moi.

Je suis très intriguée par cette fille avec ce drôle d’accent que je ne réussis pas à identifier.

    Les voilà. Il y a deux tomes. Si c’est le quinzième siècle, ça doit être le deuxième… Régnier… TailleventMichault… Coquillart… Guillaume Crétin… le voilà.

    Merci beaucoup.

    Si vous avez encore besoin de moi, n’hésitez pas.

    Merci, encore. Je lui dis en laissant mon  bras frôler son bras et mes yeux ses yeux.

Guillaume Crétin, Ballade de Mariage, page 404. Ça doit être celui-ci.

C’était bien le poème que je cherchais. Et, en effet, les trois vers ne se suivaient pas. « Faictes semblant de jamais n’y veoir goutte » était à la fin de chacune des quatre strophes, tandis que les deux autres vers étaient au milieu de la deuxième. Je décidais de l’acheter mais, puisqu’il manquait seulement quinze minutes avant la fermeture, je voulus attendre. Si pas hasard elle ne s’attardait pas après la fermeture, je pouvais toujours l’inviter à boire un verre.

Mais, par hasard, voilà Guilluame Dépatie qui avance en trottinant sur ses courtes pattes avec ce sourire de monsieur-je-sais-tout qui m’agace tant. Il m’a vue.

    Vous aviez l’air de vous ennuyer beaucoup au coquetèle. Moi aussi. Je suis incapable de dire les banalités qu’il faut…

    Non, je ne me suis pas particulièrement ennuyée. J’ai trouvé les gens sympas… le vin était bon. Pour moi ça suffit.

    Vous êtes sage, vous. Moi, je suis trop exigeant. Je le sais. Quels bons achats avez-vous faits ? Je lui montre les couvertures. Derrida et poètes du moyen âge. Derrida est trop populaire depuis quelques années. Moi aussi je suis ici pour acheter les œuvres d’un poète du moyen âge. Sans doute du plus grand poète du douzième siècle. Arnaut Daniel, l’aimez-vous ?

Je suis lâche, je n’ose pas lui dire que je ne le connais pas. Je fais une moue qui dit ce qu’on veut lui faire dire.

    Je vais demander à une vendeuse s’ils ont l’édition de 1964, il ajoute.

    La fille derrière nous est une vendeuse, elle est très gentille, je lui dis

    Madame.

    Ouiii

    Avez-vous l’édition de 1964 des œuvres complètes d’Arnaut Daniel ?

    Pardon ?

    Les œuvres complètes d’Arnaut Daniel. L’édition de 1964.

    Je ne connais pas…

    Vous ne connaissez pas Arnaut Daniel ! C’est une honte…

Elle me regarde pour chercher un appui. Je lui souris. Son visage s’illumine…

    Et vous, est-ce que vous connaissez Guillaume Crétin ?

    Euk… je…  je suis outré… je ne mettrai plus pied dans cette boîte d’ignorants.

Il s’en va avec un pas encore plus ridicule qu’à l’arrivée. Comme quoi l’indignation n’aide pas la classe.

    Vous avez été parfaite !

    Merci.

 

4 janvier 2004. Arnaut Daniel, vu par Ursula, librairie à Compagnie. J’avais passé une putain de nuit de merde et une matinée noire à cul fendre ; l’après-midi, j’avais travaillé comme une dingue et j’avais eu quatre ou cinq clients chiants comme je ne l’aurais jamais imaginé à Montréal. Ce genre de mecs, pourquoi toujours des mecs ? que veulent-ils démontrer ? qui éprouvent un malin plaisir à vous mettre en difficulté. Ils vous demandent, par exemple, le dernier livre publié par une maison d’édition qui vient de sortir, le matin même, son premier livre ou qui vient de publier des commentaires en rimes ternaires multivariantes d’un écrivain dont seules les expertes de la littérature arménienne du 14e siècle ont entendu parler.

Il ne manquait que 10 minutes à la fermeture. Une dizaine de clients flânaient en attendant qu’on leur dise qu’on ferme. Une cliente venait de me demander un livre de Guillaume Crétin, poète dont j’ignorais l’existence. Et voilà comment on peut réussir à me gâcher une journée déjà gâchée. Un type, au début de la trentaine, visage carré avec mâchoire à la Mussolini, pas courts et rigides ; une espèce de nain chauve, qui semble connaître la fille qui m’avait demandé Crétin ; un visage qui donne l’impression que jamais une ombre de sourire n’a éclairé.

    Madame.

    Ouiii

    Avez-vous l’édition de 1964 des œuvres complètes d’Arnaut Daniel ?

    Pardon ?

    Les œuvres complète d’Arnaut Daniel. L’édition de 1964.

Qui est-ce foutu de Arnaud ? Je le regarde un peu gênée, je hausse légèrement les éapules comme si je voulais rentrer la tête.

    Je ne connais pas…

Et lui, rigide comme une poutre :

    Vous ne connaissez pas Arnaut Daniel ! C’est une honte…

Putain quel con. La fille qui m’avait demandé Guillaume Crétin m’a souri. Ça m’a suffit.

    Et vous, est-ce que vous connaissez Guillaume Crétin ?

    Euk… je…  je suis outré… je ne mettrai plus pied dans cette boîte d’ignorants.

C’est seulement après qu’Alice (qui est maintenant une copine) m’a dit que le con s’appelait Guillaume

Ce qui m’emmerde c’est que les oeuvres complètes de cet idiot d'Arnaut Daniel représentent huit putain de poèmes de six vers chacun. Oui parce que il paraît qu'il faut le connaître vu que c'est lui qui a inventé la sextine. Non, pas la chapelle. Regardez ce que vous trouvez comme définition de la sextine et vous me direz si vous trouvez ça un tant soit peu compréhensible. Enfin, j'en ris beaucoup maintenant, surtout qu’Anaïs m’a fait noter que je le connaissais. Je le connaissais sous le nom de Arnaldo Daniello. Je n’avais pas fait le putain de lien.

 

5 janvier 2004 Arnaut Daniel, vu par Guillaume Dépatie. J’étais content. J’avais vraiment bien travaillé. Julia peut être orgueilleuse de moi. J’avais besoin de retrouver une sextine d’Arnaut Daniel et je décidai d’aller à la librairie Compagnie.

Là je rencontre Alice, une féministe lesbienne comme l’on n’en trouve pratiquement que de l’autre côté de l’Atlantique ; je parle avec elle, lui dit que je cherche les œuvres de Arnaut Daniel, elle m’indique une vendeuse mal habillée avec un accent québécois à coucher dehors.

    Madame.

    Ouiii

    Avez-vous l’édition de 1964 des œuvres complètes d’Arnaut Daniel ?

    Pardon ?

    Les œuvres complète d’Arnaut Daniel. L’édition de 1964.

Je vois tout de suite qu’elle est fort ignorante. Comme les Américains et les Québécois. Voyons si au moins elle a le courage de dire qu’elle ne le connaît pas.

    Je ne connais pas…

Au moins un peu de courage, mais je ne peux pas m’empêcher de lui dire d’un ton justement indigné :

    Vous ne connaissez pas Arnaut Daniel ! C’est une honte…

Elle regarde la crypto féministe et me traite de crétin. S’ils ne licencient pas cette espèce d’oie québécoise, ils ne me verront plus, dans cette libraire d’ignorants

 

6 janvier 2004. Arnaut Daniel et Dante vu par Anaïs. Quand elle me téléphone pour me dire qu’elle aimerait qu’on aille « se raboter le sifflet » aux Deux moineaux, et qu’elle raccroche sans attendre la réponse, je n’ai pas de choix que de renoncer à mes projets de soirée tranquille et de m’enfiler le premier truc qui traîne dans le salon et sortir. (Un jour, il faudra bien que je me demande pourquoi je n’ai jamais de soirées tranquilles, mais c’est un autre histoire.) Mon père m’ayant fait un chèque de 500 Euros pour Noël (Tu pourras t’acheter de nouveaux souliers et quelques jupes. T’es toujours en jeans ! Tu pourrais commencer à t’habiller comme… Quelle chance qu’il n’a pas terminé avec « comme une femme », comme d’habitude : il aurait reçu son chèque en confettis.) je décidai de prendre un taxi. Quand j’arrivai au Deux, elle n’était pas encore là. Je suis habituée. Souvent je me précipite à son secours et elle arrive au rendez-vous après une heure fraîche comme une rose. La donna est mobile. Je me suis assise à « notre » table, j’ai commandé une bouteille de « notre » vin. Elle est arrivée en même temps que la bouteille. Elle n’était pas seule et n’avait pas l’air déprimé : elle avait presque l’air hilare — ce qui n’est pas une chose de tous les jours. Elle parlait vite comme quand elle a déjà ingurgité deux ou trois bières.

— Je te présente Alice… Anaïs, ma meilleure amie.

Alice est une femme un peu plus âgée que nous, une belle femme, habillée comme les aime papa : jupe longue, chemisier avec un bouton ouvert de trop, cheveux roux en broussaille. Ambiguë.

« J’ai rencontré Alice à la librairie. on est aller prendre une bière. Je ne pensais pas que tu étais déjà là. Je m’excuse. Je t’ai appelée… » Quand elle parle sans lever le pieds du champignons, ça veut dire qu’elle est sur le bord du puits, elle pourrait encore y tomber. Dans ces cas là, il est préférable de ne pas la contrarier. Elle m’a raconté l’histoire d’Arnaut.

« Mais Ursu ! Tu ne te rappelles pas les vers en provençal qui nous avait fait tant chier dans la Divine Comédie ? »

« Putain, c’est lui ? Nooon. Je suis conne, en plus je sais toujours par cœur les deux premiers vers :

Tu m’abellis vostre cortes deman,

Qu’ieu ne me peusc ni voill a vos cobrire

Je suis vraiment conne. Je lui aurais fermé le bec, à ce crétin. »

On a bu deux bouteilles, on est allé chez Ursu pour mettre un peu de solide dans nos barriques. Pendant qu’elle préparait la sauce — avec Alice toujours collée au cul —  j’ai lu les vers que Dante met dans la bouche d’Arnaut dans le chant XXVI du Purgatoire :

Tu m’abellis vostre cortes deman,

Qu’ieu ne me peusc ni voill a vos cobrire.

Ieu sui Arnaut, que plor et vau cantan ;

Consiros vei la passada folor,

E vei jausen lo joi qu’esper, denan.

Ara vos prec, per aquella valor

Que vos guida al som de l’escalina,

Sovenha vos a temps de ma dolor ![1]

« Écoutez ce qu’écrit le commentateur de la Comédie : " Sans doute qu’Arnaut a été rendu plus célèbre par ces vers de Dante que par ces propres vers ". Un peu chauvin, n’est-ce pas ? »

On a vidé deux autres bouteilles. Alice était trop saoule pour partir, moi aussi. Nous avons passé la nuit là. J’ai fait dormir Alice dans le salon.

 

7 janvier 2004. Analogie. Les analogies entre l’empire américain et l’empire romain (universalité, justice, police, paix, panem et circenses…) ne devraient nous faire oublier les dissemblances.

Par exemple.

L’empereur romain pouvait être Tunisien, Espagnol… l’empereur américain doit être né aux États-Unis.

Autre exemple.

L’empereur romain (même Dioclétien !) faisait des pieds et des mains pour ne pas tuer ces fous du Dieu chrétien, l’empereur américain est un fou du Dieu chrétien, maniaque des piqûres létales et des chaises électriques.

Autre encore.

L’empereur romain envoyait des gouverneurs formés dans les écoles de la province grecque dans les provinces, les gouverneurs « démocratiques » des provinces sont formés dans les écoles de la capitale de l’empire.

Autre encore.

L’empereur romain vivait dans la Ville de l’Empire, l’empereur américain vit dans une maison blanche à la campagne.

 

8 Janvier 2003. Saillie. Encore une fois l’ignorance m’a donné quelques secondes de bonheur. Une saillie dans le bonheur. Car il s’agit bien de bonheur et de saillie. Pour moi une saillie c’était « une partie qui avance », une proéminence, une bosse, un bourrelet et voilà donc… un accouplement. Notez le donc ! J’étais sûr qu’on disait mener une vache à la saillie à cause de la protubérance du taureau. Eh bien, non. Il existe un autre sens de saillie qui indique « brusque mouvement, impulsion, élan » comme il est écrit dans le Robert. Voilà donc l’origine de la saillie des Bovidés (cette fois un vrai donc). Mais ce n’est pas la fin des surprises (des haricots non plus), car j’ai découvert que les boutades et les mots d’esprit de mon copain étaient aussi des saillies. Comme quoi le fait que parfois je ris après l’amour n’est pas si saillant que ça !

 

9 Janvier 2003. Tout était là. Tout était là pour que je l’aime. La sympathie pour les situationnistes, la très belle édition très peu chère (édition Allia), le sous-titre (Sur la situation singulière qu’occupent dans l’humanité les mâles), Le nom de l’auteur, Asger Jorn, que je prononce Asguer[2]. Il est vrai qu’il y avait aussi deux choses qui me refroidissaient un peu, le fac-similé de la première page corrigée par Guy Debord et l’introduction d’Alice — Debord elle aussi — qui est insipide comme les courgettes de Mathane. Tout était là, mais je n’ai pas réussi à terminer ce bouquin qui se veut… Qui se veut. On sent qu’il se veut quelque chose qu’il n’est pas. Il se veut ironique, décapant, truculent (comme dit l’introduction)… Mais il est sérieux comme un pape. Ça pète le sérieux. Pourquoi en parler ? Parce que je suis deçu.

 

10 Janvier 2003. Discuter. Il est vrai que, quand vous discutez avec quelqu’un ayant une pensée systémique, n’importe quoi vous dites est assimilé et transformé ou bien il reste tel quel mais il est posé là, hors système, isolé, comme une sentinelle. Avec quelqu’un qui a un système on ne discute pas, on est des cobayes.

Il est vrai que, quand vous discutez avec quelqu’un d’ouvert qui trouve que dans tout il y a quelque chose de vrai, vous avez l’impression que vos idées ne valent pas de la merde. Avec quelqu’un d’ouvert à tout on ne discute pas, on porte une goutte d’eau dans l’océan de la relativité. Est-ce impossible de discuter ? Non il suffit de penser que la discussion n’est pas une occasion pour s’approcher de la vérité mais pour libérer les paroles que l’enfance a fourrées dans notre étroite gargamelle.

 

11 Janvier 2003. De l’odeur et des hommes de lettres. Depuis qu’elle écrit des romans, elle sent tellement le bouquin qu’elle fait peur — aux hommes de lettres.

 

Pound et Dante. Ce n’est pas parce que Pound n’a pas réussi à faire la Summa du xxe siècle qu’un nouvel Dante ne pourrait pas faire celle du xxie. Je pourrais essayer. Je sais, il serait plus facile de faire une Summa philosophique sans prétentions artistiques comme celle de Saint Thomas, mais je ne me suis jamais laissée effrayer par les grandes difficultés. Notre corps de femmes nous donne au moins un avantage sur les hommes : même si on tombe de très haut on rebondit saines et sauve (presque toujours).

 



[1] Votre demande courtoise me fait tellement de plaisir, que je ne peux ni je veux me cacher. Je suis Arnaut qui pleure et chante, pensif je vois la folie passée, et je vois jubilant la joie que j’espère devant. Je vous prie pour la valeur qui vous guide au sommet de l’escalier, rappelez vous au bon moment de ma douleur.

[2] Asger Jorn, La genèse naturelle, Allia, 2001.