12 janvier 2004. Petites putes. « Je préfère une société où les femmes se voilent à une société où des petites filles de 13 ans s’habillent comme des putes. » Ce n’était pas une provocation et Béatrice ne l’a pas laissée passer.

    Tu ne sais pas ce que tu dis ! Pourquoi parles-tu de petites putes. Parce qu’elles montrent le nombril ou portent des minijupes ?

    Parce qu’elles s’habillent comme des putes. À treize ans, une fille…

    Et à cinquante ans, un homme qui critique des adolescentes parce qu’elles montrent leur nombril ? c’est quoi ?

    Calme-toi. Est-ce que vous, Occidentaux et Occidentales, est-ce que vous savez ce que vous dites quand vous critiquez les femmes arabes voilées ?

    Des Occidentaux et des Occidentales je me fiche ! Personnellement, je ne critique pas les femmes arabes voilées. Je critique une société où les hommes, les pères avant, les frères après et les maris ensuite, obligent les femmes à cacher une partie de leur corps. Obligent.

    Tu préfères donc une société de consommation qui étale la chair des jeunes filles pour les meilleurs acheteurs.

    Pas de rapport. Je préfère que les filles obéissent à quelque chose d’abstrait comme la consommation plutôt qu’aux ordres des personnes qu’elles aiment. Ou qu’elles sont censées aimer. En plus, tes femmes arabes obéissent aux lois de la consommation comme et même plus que celles que tu appelles « petites putes ».

 

13 Janvier 2004. Anglais. En 1278, à Londres, 278 Juifs furent pendus. Les Chrétiens coupables du même délit reçurent une amende (je ne sais pas de combien). Puisque les Juifs sont censés être des vautours d’argent et que la mort ouvre aux chrétiens les portes de la vraie vie, pourquoi ne pas donner une amende aux Juifs et pendre les Chrétiens ? Ces Anglais ! Toujours imprévisibles.

Français (de France). Faut-il écrire « Bon gré mal gré » ou « Bon gré, mal gré » ? Ça dépend. Si vous cherchez l’expression à l’article Gré de l’Académie (8e éd.) vous trouverez une virgule après gré, si vous la cherchez à l’article Mal vous ne trouverez pas de virgule (C’est ce qui dit le Grand Robert). Ces Français ! Toujours imprévisibles.

 

Tordu ? Frôler rubis sans l’ongle.

 

14 Janvier 2004. Sollers. Depuis des décennies, mes amis s’évertuent à me signaler les défauts de l’éternel adolescent de la littérature françaises, mais moi, bien plus inébranlable que le Rocher percé, je ne démord pas. Ce qu’ils appellent superficialité, je l’appelle légèreté ; ils disent qu’il est obsédé par le cul, je leur réplique que sans obsessions on ne remplit pas des disques durs ; je leurs rétorque qu’il est excessivement intelligent, quand ils me disent qu’il est toujours à l’affût de ce qui peut choquer ; une pute qui se frotte à la queue de n’importe quel événement pourvu qu’il puisse apparaître à la télé ? Je réplique que, de la télé, il fait ce qu’il veut.

Hier, j’ai craqué.

Mais pas à cause de mes amis. À cause de l’introduction à Éden, Éden, Éden[1] qu’il écrivit en 1970.

Il met en exergue à son introduction un lieu si commun que je rougis pour lui : « Rien n’est plus beau, plus grand que le sexe et, hors du sexe, il n’est point de salut ». Comment se fait-il, qu’il n’a pas eu assez de jugeote pour penser, lui qui n’aime pas les idées banales qui se baladent dans la tête de n’importe quel quidam, qu’il n’y a pas un seul jeune homme sur terre (je dis bien, un seul !) qui n’a pas eu cette pensée au moins 5 000 fois entre la préadolescence et le début de la vingtaine ? — Je crois que même Gérard Depardieu, l’homme (avec Louis VII) le moins porté sur les choses de cul que l’Hexagone a produit dans le dernier millénaire, l’a parfois pensé.

Si la phrase était une phrase à lui, ça pouvait encore passer (il fait partie de ces individus qui aiment tout ce qui est à eux, même leur face, même leurs fèces), mais non ! il va déranger la sainte âme de Sade pour lui donner du tonus  mais l’effet est plutôt de délaver Sade. Après ce feux d’artifice de banalités, il y va avec l’artillerie lourde : « Éden, Éden. Éden : rien de tel n’a été risqué depuis Sade » ; il s’appuie sur Lacan « la radicale inadéquation de la pensée au sexe », Blanchot, Marx… tout le Synode de la gauche papale des années soixante-dix. Beaucoup d’hyperboles autour, mais rien sur Éden, Éden, Éden. Comme les deux autres.

Parce qu’il y a deux autres introductions, creuses autant que celle de Sollers, l’une de Leiris et l’autre de Barthes, qu’une couche de concepts soigneusement étalés ne fait que rendre plus anodines.

Certes, on peut comprendre. On peut comprendre qu’on s’oppose à la censure et qu’on y aille avec tout ce qui tombe sous les mains pour défendre la liberté d’expression. Mais, pas besoin de crier au chef-d’œuvre ! Tout le monde a le droit de crier sa souffrance et de montrer la merde dans laquelle il vivote. On est d’accord. Et donc, cher Sollers, surtout si Éden, Éden, Éden, est un jus de poires abbatiales il faut le défendre. Seulement.

 

P.S. À mes amis qui sourient de manière un peu trop satisfaite : « Ce n’est qu’une erreur de jeunesse ». Une erreur de Sollers, je veux dire.

 

15 Janvier 2004. Encore. Je suis encore une fois prise entre je ne sais pas quoi et je ne sais pas quoi. Je ne suis sans doute même pas prise. Je suis en train d’écrire et les mots me prennent, me portent, me cachent. Ils créent des écrans de mots derrières lesquels je cherche des mots pour rompre l’enchantement de l’écran.

 

16 Janvier 2004. Berger père et berger fils. Je suis un inconditionné de Berger père (John) et je ne pouvais pas ne pas aller voir le film de Berger fils (Jacob) sur Berger père, Aime ton père, même si le rôle de Berger père était joué par Depardieu père, un acteur que j’ai toujours trouvé incapable de jouer un autre rôle que celui de Depardieu — si j’étais un peu plus objectif, j’admettrais que dans Cyrano, il réussit, par moment, à se faire oublier.

C’est un règlement de comptes en pleine règle, sans état d’âme. Rien dans Berger père résiste à la violence du Berger fils qui dirige le film et qui pendant une heure et demi montre un amour sans borne pour l’autre Berger fils (le personnage). Dans le film, Berger père n’est pas qu’égoïste, insensible, plein de soi et indifférent à tout ce qui n’est pas son œuvre et les femmes (les vaches aussi sont importantes : sans doute plus importantes que son fils parce que, contrairement à ce dernier, elles lui ont permis de découvrir un nouveau monde et de le décrire avec un grand succès — éditorial), il est aussi lâche : il ne bouge pas quand sa fille se jette en mer : la nana de dix-huit ans qu’il vient de rencontrer est bien moins étouffante (dans le sens de l’empêcher d’écrire, bien sûr) que sa fille, agent à tout faire de l’homme qui mérite sans doute le Nobel de la littérature mais qui n’aurait même pas droit au deuxième prix de la paternité faible de Saint Côme. Je ne suis pas en train de critiquer un film mais de faire des considérations personnelles sur Berger père et Berger fils. Je ne peux pas faire autrement.

P. S.

Tout ce que je peux dire du film, c’est que c’est bien joué (surtout pas Depardieu fils), bien tourné mais avec un scénario qui laisse beaucoup à désirer. Trop. Je me demande si Berger fils n’aurait pas dû demander à Berger père de lui écrire le scénario. Impossible ? C’est dommage.

 

17 janvier 2004. Parole et silence. La parole du silence est souvent lourde. Trop lourde pour les esprits sans entraînement.

La parole du silence est souvent profonde. Trop profonde pour les esprits époumonés.

La parole du silence est souvent troublante. Trop troublante pour les esprits chétifs.

La parole du silence est souvent étouffée par le silence des mots.

 

18 janvier 2004. Disgracieux. Quand j’étais jeune on disait que les « meilleures » filles étaient celles avec un visage disgracieux parce que cela les encourageait non seulement à montrer les autres parties du corps (toujours fort gracieuses : dans la distribution de la beauté le long des corps il y a bien plus de justice que dans la distribution de la richesse dans un pays, c’est connu !) mais à nous permettre de les caresser pour qu’elles éclairent le visage à la lumière du désir ainsi attisé[2]. J’ai repensé à cela en regardant les photos d’un défilé de mode : la grande majorité des mannequins a un visage qu’on n’aimerait pas rencontrer entre chienne et louve. Des visages disgracieux, pour ne pas dire carrément laids. Mais c’est logique ! Comme pour les filles de ma jeunesse, ce n’est pas le visage qui compte.

Mais, là dedans, il y a quelque chose de pourri parce que les couturiers ne savent pas ni habiller ni déshabiller les femmes sans les ridiculiser ou les pousser dans des excès d’où elles ne peuvent sortir qu’en dédiant toutes leurs énergies à l’habillement. Ceux qui ont des doutes, peuvent regarder la collection printemps-été 2003 de Valentino et de Dior. Surtout dans Valentino, même quand l’ensemble à l’air de se tenir, il y a toujours un détail qui voudrait être ironique mais qui n’est que méprisant.

 



[1] Pierre Guyotat, Éden, Éden, Éden, Gallimard 1970.

 

[2] Et, il est connu que l’éclairage du désir de l’autre rend les contours de son propre corps doux, beaux, mélodieux.