27 janvier 2004. La bête. Montaigne écrit qu’Aristote écrivit : « Il faut (…) toucher sa femme prudemment et sévèrement, de peur qu'en la chatouillant trop lascivement le plaisir la fasse sortir hors des gonds de raison ». Dans le film La bête de Walerian Borowczyk, la femme, pour sortir des gonds, n’a pas besoin d’être touchée. Elle peut le faire tout seule. Ce film culte des années 70, mis en dvd en 2001 dans sa version intégrale (l’énorme sexe de la bête que dans la version grande salle on devinait à peine, est ici étalé dans toute sa dureté) raconte l’histoire d’une jeune Américaine qui arrive dans un château français pour marier le descendant pas tout à fait normal (il a une queue, vraie), d’une famille aristocratique dont une des ancêtres tua La bête en l’aimant. La jeune Américaine envahie par l’esprit de cette insatiable bête (la fausse, la femme) fera mourir dans les affres du plaisir le rejeton à queue. Tout, ou presque, se passe dans les rêves de la jeune insatiable.

Les stéréotypes ne manquent pas : le serveur noir que la gigolette de la famille emploie pour en venir à ses impropres fin ; l’étalon noir qui lèche la vulve frémissante ; les hurlements de la bête noire (ours ?) dans les grâces de laquelle la jeune marié tombera ; la rose qui se fane et se perd dans le rose intime ; l’ancien livre poussiéreux qui cache l’image de la bête obscène ; la tante plus ambiguë qu’elle n’en a l’air (« nous aussi on se lave l’une l’autre ») ; la musique impudique de Scarlatti qui accompagne les scènes bestiales ; l’agneau que les pattes (noires) déchirent ; le baiser du prêtre rubicond sur la bouche de l’adolescent ; le mouvement ondulatoire des arbres qui accompagne le plaisir sauvage ; le voile déchiré dans un sommeil trop parfaitement agité…

 

28 Janvier 2004. Autopsie. Elle m’a téléphoné de Paris. C’est fantastique ! Un groupe de gens qui font des rencontres, publient des petites plaquettes sur Internet et sur papier, en même temps. Inventaire-Invention. N’oublie pas. www.Inventaire-invention.com. Je suis allé sur le site, j’ai acheté quatre plaquettes. Je viens de lite Autopsie d’Alina Reyes (Les amis d’Inventaire-invention, 2000). Il ne m’a pas fasciné. Je dirais même que je ne l’ai pas aimé. Qu’importe ! Moins d’une heure de mon temps, qui est bien moins précieux que je ne le pense (parfois).

L’éternel problème de l’écriture poétique : n’est pas poète qui veut et Alina Reyes est loin d’être un poète. On peut être un très mauvais écrivain et écrire de très bons romans (le roman a une autonomie presque chameaulienne : il y a toujours quelques verres d’eau de réserve même dans la traversée la plus aride). La poésie, non. La poésie est plus proche des roses que des chameaux (je le sais que j’écris des banalités, mais parfois il vaut la peine de les répéter surtout quand, à force de ne pas les entendre, on les oublie). Tout le monde croit pouvoir écrire des poésies : il suffit d’une souffrance intérieur, d’une poussée, d’une joie profonde… il suffit d’un peu d’humanité (et qui n’en en pas un peu ? et puis, même si on n’en en pas, on peut toujours écrire un poème sur la souffrance de ne pas en avoir). Malheureusement, il ne suffit pas de souffrir, ni d’aimer, ni d’aimer l’écriture : il faut quelque chose de plus, il faut du travail, du travail, du travail et encore du travail. Comme écrivit Jacques Dupenel, les romantiques ont fait plus de mal à la poésie que Gilbert Bécaud à la chanson populaire française. Et le travail, le travail, le travail et encore le travail de Mallarmé n’a réussi qu’à créer parmi les gens cultivés l’idée que la poésie est immédiate ou exercice de cirque littéraire. Stéphane, pardonne-les parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. Pardonne aussi Alina Reyes qui ne doit pas être une conne. Pardonne-la. Pardonne-la parce qu’elle confond le fond de son con avec le son abscons qu’au balcon gascon comme des flocons de boucon l’infécond faucon dépose dans un cocon.

Alina ! Ah lina !

Autopsie

Je suis celle qui fouille

Vos ventres

Avec le mien

Quelle puissance ! Quelle originalité ! Ah lina !

Voyez ma bouche, fente rouge, goule à jouir

entre les cuisses de ma pensée ouverte

au rire, au dire au déglutir

des chairs englouties qui me rendent déserte

Oh là là ! Une doute m’assaille, m’attenaille, défonce mes entrailles… Alina, es-tu femme qui prête ton nom à un homme ? Es-tu un simple pseudonyme ? je crois que oui. Ton érotisme est trop facilement masculin. Ah lina ! Tu nous as eu. Tous.

N’empêche, tu les a bien baisés, mon cœur,

Ah lino !

 

29 Janvier 2004. Les mots du désir. Les mots, quand le désir gonfle les corps caverneux n’ont pas de sens. Ce ne sont que des sons que le désir chasse. « Je t’aime » dans la jouissance non partagée est comme le craquement d’un vieux planché. Rien qu’un craquement. Mais. Éjectés par le désir, flèches trempées dans l’antiarine, ils s’enfoncent dans la chair passive de l’autre hors désir qui, malheureux, met un sens. « Je t’aime » dans la jouissance partagée n’est qu’un aphrodisiaque bon marché. Générique.

 

Haut et bas. Dans l’histoire de l’empire romain que Justinien raconte à Dante on retrouve tous les hauts moments qui ont fait la puissance romaine. Les hauts moments sont hauts parce qu’il y a les bas. Lucrèce est ce qu’elle est parce qu’un lâche l’a violée. Quels sont les grands moment que le bas Bush permet ? Certainement pas les Al kami kaze qui ont élu l’Iraq leur terre d’élection. Qui alors ? Je ne le sais pas. Un poète dans deux cents ans les chantera.

 

Argent. Ça va mal à Florence au XIVe siècle : banquiers et financiers dominent et les papes vendent même la merde des Saints pour financer leurs parties (Dante). Ça va mal aux État-Unis au XIXe siècle : banquiers et financiers dominent et les industriels vendent même des déodorants à merde pour financer leurs maîtresses (Pound). Ça va mal en Occident au XXe siècle : banquiers et financiers dominent et les intellectuels vendent même des idées de merde pour financer leurs cheerleaders (Debord).

 

Coquillages. Les salariés de l’intellect n’aiment que la marée de leurs paroles qui ne laisse jamais de coquillage sur la berge déserte comme il arriva parfois aux mots de la femme à côté — eventuellement enceinte.

 

Fear. Au début de l’année un magazine féministe titrait Women of the Year. je trouve qu’il aurait été bien plus intéressant Women of the Fear.

 

30 janvier 2004 Les livres. Je n’ai pas résisté. Je leur ai dit ce que je m’étais juré de ne pas leur dire. Je leur ai dit que les livres sont une drogue bien pire que l’héroïne, qu’ils font mal, qu’ils tuent. Je leur ai dit ce que je dis dès que j’en ai l’occasion. Ils m’ont regardé interloqués. Ils ont dû penser que je voulais les provoquer. On ne dit pas cela dans une salle de cours, à l’université ! Dans un programme qui réhabilite la lecture ! Où peut-on le dire, alors ? Où, si on ne veut pas qu’on comprenne tout de travers ? Si l’université n’est pas le haut lieu où l’on renie les livres, où faut-il le faire ? Et pourtant tout est si simple ! Il faut, à un certain moment, brûler les idées reçues des livres si on veut avoir des rayons dans la tête plutôt que des rayonnages.

Et si je leur disais de lire la « Théorie de Bloom » ? Dangereux. Il y a un gros risque qu’ils y croient. Ils ont déjà lu trop de livres noirs.

 

31 janvier 2004. Tiqqun. J’avais déjà été passablement irrité par La « Théorie de la jeune fille », publié par Tiqqun (P’tits cons, pour les amis) dans la collection Mille et une nuits en 2001 : un ramassis de clichés verbeux où on sent la recherche continuelle de mots pour protéger un vide culturel indéfendable (sinon des faux attaques de ceux qui feignent d’être ennemis pour mieux se donner en spectacle). Je n’aurais pas dû lire « Théorie du Bloom », non seulement parce que la « Théorie de la jeune fille » m’avait déjà montré que les P’tits cons ne juchaient pas bien haut ou parce que Bloom est un nom plein d’assonances vitalistes qui contrastent avec leur gris emploi mais parce que les P’tits cons croient être les vrais héritiers de Debord, les continuateurs de la critique de la société du spectacle.

Pourquoi Bloom ? Pourquoi choisir un nom gonflé d’espoir, un nom que même la hargne petite intellectuelle de Stephen Dedalus ne pouvait pas ternir ? pourquoi le nom de l’homme qui inventa la psychogéographie de Dublin ? de l’homme au quotidien à la dérive ? Des rognons, une discussion, un chat, une escapade, un bordel, les vesses de Molly, un livre porno… tout était occasion pour vivre à part entière. Sans doute parce qu’ils ne savent pas lire ; parce qu’ils passent leur temps à poser des pièges qu’ils appellent « théorie » dans la forêt des syllabes. Mais, c’est quoi Bloom[1] ? «  La compréhension de la figure du Bloom ne requiert pas simplement le renoncement, ce qui est peu de chose, à l’idée classique du sujet, elle requiert aussi l’abandon du concept moderne d’objectivité. (…) " Bloom " désigne une Stimmung, une tonalité fondamentale de l’être. (…) Le Bloom nomme donc aussi bien l’humanité spectrale, égarée, souverainement vacante (…) l’étant crépusculaire pour lequel il n’y a plus ni de réel, ni de moi, mais seulement des Stimmung. » Clair ? Non. Encore : « Le Bloom est donc aussi bien l’homme que rien ne peut plus défendre de la trivialité du monde. » Notez la nécessité de se défendre de la trivialité du monde : on ne se défend pas du monde trivial mais de la trivialité du monde ! Ce sont les abstractions qui nous attaquent ! Qui attaquent les P’tits cons ? « Nous ne voyons en tout que le rien que nous sommes nous-mêmes si pleinement. » Nous, c’est-à-dire eux.

Le cadre est noir.

Le dessin est noir.

L’atmosphère est noire.

Un noir politique loin de l’anarchie, très, très proche du fascisme et du cléricalisme.

Noir catastrophisme de gens qui ignorent l’action et qui projettent la pauvreté de l’ombre de leurs gestes sur le monde.

Est-ce qu’en partant de Debord on devait arriver là ? Je ne sais pas si on devait, ce que je sais, par contre, c’est que l’on y est arrivé. Pourquoi ? Parce que les livres de Debord sont devenus un point de départ absolus. Des vaches sacrées. Intouchables. Mais, aussi, parce que les P’tits cons n’ont pas d’oreilles assez fines pour entendre l’ordre de Zarathoustra, que Debord avait fait sien dans son jeu d’exclusions perpétuelles.

 

En vérité, je vous le conseille : éloignez-vous de moi et défendez-vous de Debord ! Mieux encore : ayez honte de lui ! Peut-être vous a-t-il trompés.

Vous dites que vous croyez en Debord ? Mais qu’importe Debord ! Vous êtes mes croyants : mais qu’importe tous les croyants.

 

Mais je ne suis pas certain que Debord, comme Joyce et comme Nietzsche ne soit pas présent dans les théories Bloomesques que comme nom pour donner des ailes à des idées rognées par les bactéries d’une culture profondément livresque. Je ne pense pas qu’il faille être des aigles pour voir qu’il y a trois auteurs qui comptent beaucoup plus pour les Blooms de la théorie que Debord et les autres. Trois auteurs jamais cités, mais qui donnent la Stimmung (j’ai bien appris, hein !) du texte : plus ou moins détournés, ils sont présents à chaque page : ils sont les maîtres inspirateurs, les anges gardiens de la vérité P’tits connesque. Ils sont très connus, ils s’appellent : Savanarola, Luther et Müntzer[2]. Comme ces chantres de la décadence du religieux, comme ces hommes purs qui luttèrent sans compromis contre la dégénérescence d’une société qui s’éloignait de la perfection de la parole divine, comme ces réceptacles de la foi que l’Éternel remplit du jus de la vérité, nos P’tits cons nous assènent la lourde parole divine incapable, dans son hauteur infinie, de voir les germes de vie qui poussent dans les corps lézardés des pauvres humains qui traînent de la patte à côté des P’tits cons.

C’est un retour en pompe du religieux.

Il y a le retour du religieux mou (à la Derrida et à la Vattimo), un retour qui peut emmerder, qui peut à la limite irriter et puis il y a le retour sur les chars d’assaut de la théorie des P’tits cons et de tous ceux qui se sont transformés en tubes digestifs des paroles divines. Contre ce retour il n’y a que le silence. Un silence divin et indifférent.

P. S. Malheureusement, j’ai trop parlé.

 

Premier février 2004 Abellio (1907-1986). « En terme de philosophie, on dira que les empires ne peuvent plus être que constitués, non construits. » Il me semble qu’il a raison mais je ne suis pas très sûr si j’ai bien compris ce qu’il veut dire.

« Si la politique est aujourd’hui vouée aux marchands de mots ou aux marchands tout court, et si le temps n’est pas venue de les chasser, ou si le temps est clos, c’est qu’il nous faut sortir de la politique. » Décidemment il fait partie de ceux qui ont peur des marchands. Comme Jésus. Personnellement, je n’ai pas peur des marchands, même pas des marchands de mots. Je crains beaucoup plus les bâtisseurs de mondes, de mondes dans l’autre monde. Je crains les ouvriers des mots et les maçons de l’esprit.

 



[1] Qui, on est censé le savoir : « M. Léopold Bloom se nourrissait avec délectation des organes internes des mammifères et des oiseaux. Il aimait une épaisse soupe d’abattis, les gésiers au goût de noisette, un cœur rôti avec sa farce, des tranches de foie frites dans la chapelure, des œufs de morue rissolés. Par-dessus tout il aimait les rognons de mouton au gril qui flattaient ses papilles gustatives d’une belle saveur au léger parfum d’urine. » C’est comme ça que J. Joyce l’introduit dans le deuxième chapitre de l’Ulysse.

[2] Savanarole (1452-1498). Müntzer (1489-1525), Luther (1483-1546). Est-ce un hasard si ces trois contempteurs de la vie vivent à une époque qui ne s’appela pas Renaissance par un caprice d’historiens ? Est-ce un hasard si la « Théorie de Bloom » naît à une époque où une nouvelle Renaissance est possible ? si on ne laisse pas que les Bush, les militaires, les P’tits cons, les Talibans… ne noircissent pas tout ce qui les approche.