7 juin 2004 Définitions. Toutes les fois que j’entends des platitudes sur l’art (« Mon fils de trois ans peindrait mieux », « c’est vraiment n’importe quoi », « du bruit, rien à voir avec la vraie musique », « il suffit de mettre quatre photos de cul et… ») je repense à une définition que je trouvais si juste dans les années 1960 : « L’art est tout ce que les hommes appellent art ».

Définition qui me semblait bloquer les comparaisons stériles et polémiques de la nouvelle étoile de la peinture avec Michel-ange, du groupe rock qui excite les adolescents de la terre entière avec Beethoven ou de l’honnête fille qui écrit un dialogue sur le trauma de la puberté avec Shakespeare. Elle permet aussi de ne pas mettre une échelle de valeur absolue entre art populaire et le « grand » art, de ne pas s’embarquer dans une ontologie de l’art, complètement prisonnière de son réseau de mots, et oublieuse de l’objet dont elle dit chercher l’essence.

Certains critiques y voyaient un relativisme dangereux, ouvrant les porte au n’importe quoi — aujourd’hui on parlerait de relativisme post-moderne. C’était plutôt une vision qui les déstabilisait, dirais-je. D’autres, plus naïfs et pas très fort en logique, y voyaient une simple tautologie.

Certaines affirmations, passéistes et passablement ignorantes sur la photographie numérique et sur des outils comme Photoshop mériteraient que leurs auteurs découvrent cette définition : cela leur permettrait de sentir un autre goût dans les fruits de la technique, qui ne sont pas nécessairement empoisonnés.

Aujourd’hui cette définition pourrait être resserrée. Quelques retouches ne lui feraient pas mal : on pourrait, par exemple, lui enlever la couche d’idéalisme qui offre les hommes, à dieu sociologue sur l’autel des mots, comme s’ils étaient un groupe homogène, doté de la capacité de définir et de penser en tant que groupe.

La voici après une retouche : « L’art est tout ce que les médias appellent art ». Malgré les apparences, ce changement n’est pas dicté par une veine polémique et stérile ou par une haine des médias considérés comme un organe tout puissant de pouvoir. Je fais partie de la minorité qui croit que les « médias » existaient au Moyen âge comme à la Renaissance même s’ils s’appelaient Église plutôt que médias et qu’ils avaient un pouvoir plus omniprésent et efficace que celui d’aujourd’hui. Je fais partie de ceux qui considèrent que, par le fait même d’entrer dans les églises, les tableaux entraient dans le royaume céleste de l’art, comme aujourd’hui y entrent les tableaux dont parle le Monde, les émissions culturelles à la télé ou les profs dans leurs cours d’histoire de l’art.

La nouvelle définition peut sembler pécher de relativisme encore plus que l’originale : si les hommes peuvent changer d’opinion en fonction des changements politiques, économiques ou culturels, que dire des médias qu’une simple transaction commerciale peut faire basculer de l’autre côté de la… j’étais en train d’écrire « barricade » mais mon ange gardien m’a sauvé : « Le terme est trop fort » qu’il a murmuré « Les médias basculent toujours du même côté de la barricade. Pense à certains magazines italiens Berlusconisés, si tu as besoin de te convaincre ».

Mais cette impression de relativisme est fausse : les médias sont si solidement attachés à la barque sociale qu’il n’y a pas de relativisme. La définition est immobile d’un point de vue sociologique, historique, physique… du point de vue de tout ce qui appartient à ce monde.

Mais elle se meut par rapport aux étoiles fixes !

Dans l’art, comme dans tout ce qui est produit par les humains, il n’y a pas d’étoiles fixes, ma chère.

Il n’y a pas d’étoiles, ma petite.

Il n’y a que des étoiles filantes, mon chou.

 

8 juin 2004 Vaut-il la peine ? Vaut-il la peine de commenter cette phrase de Shelley : « La raison s’intéresse aux différences et l’imagination aux ressemblances entre les choses » ? Sans doute que non. Elle est dans un état d’équilibre parfait entre l’évidence et l’insaisissabilité, entre le lieu commun et le paradoxe et le moindre commentaire risque de la faire basculer dans la banalité.

Une vraie œuvre d’art.

 

Et celle d’Yves Klein ? « L’art est la santé. » Elle mérite quelques questions : la santé de qui ? Celle des femmes nues qui se roulent dans le bleu ? La sienne ? Celle des spectateurs ?

 

9 juin 2004 Plus idiot que Sollers ? J’ai toujours cru que Philippe Sollers était un mec intelligent, même si un peu fils de pute, comme lorsqu’il s’érige à champion d’écrivains de sexe féminin dont les qualités littéraires n’arrive pas à la cuisse de leurs qualités « litières ». Quand j’ai lu que « La photographie est un saut qui transforme le temps en espace », je me demandai s’il n’était pas plus idiot que je ne le pensais. Il y a aussi une autre possibilité, il est vrai : il pouvait être devenu un adepte de l’écriture automatique, ce qui, soit dit en passant, ne ferait que confirmer son saut dans l’idiotie : à son âge vénérable, il devrait savoir que l’écriture automatique est un exercice qu’on ne pardonne qu’aux écrivains boutonneux.

J’ai sans doute donné un jugement trop rapide.

Je vais donc prendre trois longues respirations avant de re-analyser la phrase. Cool man !

Que veut-il dire avec cette histoire de saut ?

 

De prime abord, rien.

 

De deuxième rien.

 

De troisième... vide absolu

 

Je crois que ma première impression n’était pas si mauvaise que ça. Mon jugement, même si rapide, n’avait pas frappé complètement à côté. Pas besoin d’être dogmatiques comme certains amants de la clarté pour la clarté, pour sentir que ça sent le roussi.

Par respect de mon ancienne considération pour Sollers, je vais lui chercher des justifications. Dans la fougue de l’écriture a-t-il ajouté « un saut » de trop ? Voulait-il dire que « La photographie transforme le temps en espace » ? Peu probable. Cette formulation est trop banale pour un écrivain qui n’a jamais couru le risque de mêler ses jugements à ceux de la masse des lecteurs. Si elle apparaît profonde, ce n’est qu’a cause de l’aura de mots comme « temps » et « espace » qui, quand ils sont employés hors de la science, peuvent donner une allure philosophique mêmes aux propos du gardien de but du Real Madrid.

À moins qu’il ne veuille pas dire que la photographie fait faire un saut à l’observateur et non à la photo : c’est-à-dire que l’observateur voit devant lui une représentation spatiale montrant un image d’un certain espace à un instant donné du passé. Cela ne va pas très loin non plus. N’importe comment on la considère, l’introduction de Sollers aux photos de Dominique Issermann parues dans le numéro spécial de Reporters sans frontière du mois de mai 2004 est sans intérêt.

Son seul intérêt, si vraiment on veut lui en trouver un, c'est qu’elle permet de réfléchir sur l’idiotie des gens comme moi qui lisent tous les mots imprimés que le marché leur met sous nez.

 

10 juin 2004 Unicité. Copier est une passion des hommes et non seulement des enfants. Les peintres, par exemple, sont des copieurs nés. Quand ils ne copient pas la nature ou leurs états d’âme ou autres choses encore plus abstraites, ils copient les œuvres d’autres peintres. Certains peintres vivent même en peignant des copies de copies, souvent appelées des faux. Mais les copies ne sont jamais parfaites : il manque toujours quelque chose (dans ce qui est représenté ou dans le style) ou il y a quelque chose de trop même quand des artistes font des copies de leurs propres œuvres, qui deviennent ainsi uniques et… chères[1].

Avec la photo une toute autre histoire commence car dans la technique est inscrite la possibilité de la reproduction identique. Mais dès le jour que la photo a été acceptée dans le monde de l’art ou, pour être plus précis, dans le marché de l’art (l’art est tout ce que les marchands appellent art) les difficultés sont nées. Si on veut que le marché fonctionne correctement, il faut que l’oeuvre soit « unique » ; il faut donc violenter la technique sous-jacente et lui injecter la perle de l’unicité. En détruisant les négatifs, par exemple. De cette manière on peut vendre la copie sur papier « unique ». Avant de les détruire, il n’est pas déconseillé de faire des milliers de copies qu’on vendra à quelques sous chacune et qui rendront le photographe encore plus célèbre et ses œuvres « uniques » encore plus chères.

Même pas besoin de détruire les négatifs, il suffit d’apposer une étiquette à la copie papier avec écrit « ceci est l’original » et donner l’assurance que l’on en fera un tirage limité — 100 par exemple.

Avec la photo numérique parler d’original devient un péché contre la logique, contre l’économie, contre l’art, contre le bon goût, contre la culture… contre tout ce qui n’est pas le marché. Et alors, quand les « grands » photographes seront passés au numérique, comment conserver un marché qui vit sur l’originalité des œuvres ? Pas facile. On pourrait simuler l’étiquette avec un hyperlien vers le site officiel du marchand, mais qui le consulterait ? Et puis quelle serait sa fonction ? Les choses se sont compliquées, énormément : cette maudite informatique a mis une épine dans le cul du marché.

N’ayez pas peur, gens du marché ! la marchandise artistique est impérissable et l’informatique aussi est assujettie aux lois de votre dieu. Il est certain qu’il y aura des informaticiens qui enlèveront l’épine du cul du marché pour la mettre dans le nôtre. Comment ? Par exemple : en intégrant la photo dans un programme qui, après un certain temps, dégrade la qualité[2] de toutes les copies excepté celle des « copies originales ». Dans les solutions extrêmes, après quelques jours, vous vous retrouvez avec une photo de Issermann qui ressemble comme deux gouttes d’eau au Carré blanc sur fond blanc, mais qui, malheureusement pour vos finances, malgré les apparences, n’aura rien à voir avec l’original de Malevitch.

 

11 juin 2004 Photo I : parole. Pourquoi la parole écrite disparaît-elle derrière le sens et la photo (l’image) non ? Parce que si l’image disparaît, le sens même disparaît. Parce que la parole écrite nous intéresse en tant que signe abstrait[3], déclencheur de sens. La parole écrite est un signe qui est à la place du sens, l’image est à la place d’une autre image.

La photo est une photo d’une « photo ». Mais tout cela est très banal ou, s’il ne l’est pas, nous porte à nous poser une autre question : l’image peut-elle être comparée au mot (au signe écrit) ou doit elle être comparée à une histoire, à un récit ? Je crois, en suivant Berger, qu’elle est plus proche du récit (même si la photo, en soi, est statique) car l’image se déroule dans l’espace et dès que l’œil veut aller au-delà d’une première impression il doit en suivre les détails spatiaux dans le temps. Dans ce sens la photo fait faire un saut de l’espace au temps, ce qui est exactement le contraire de ce qu’affirme Sollers.

 

Photo II : Liz. Je ne suis pas sûr que traiter les photos comme des icônes (des signes qui ressemblent à l’original, selon la terminologie peircienne) soit une bonne manière de les considérer. La photo non travaillée — si quelque chose comme une photo non travaillée existe — ne ressemble pas à quelque chose : elle est l’apparence de ce quelque chose dont nous ne connaissons que l’image. La photo, image d’une image, est la chose. Ce que l’énorme majorité des gens connaît de Liz Taylor ce sont ses images qui sont, pour eux, Liz. Et quoique Warhol fasse pour les multiplier et les déformer, Liz reste Liz.

 

Photo III : rêves. Pourquoi le passage des images du réel à la copie « papier » (ou[4] électroniques) est si simple ? Parce qu’une petite boîte est capable de le réaliser et parce que nos yeux sont si malins qu’ils passent l’image au cerveau comme un cadeau empoisonné. Pourquoi le passage inverse, de l’image au réel, est-il impossible ? Parce que, s’il était possible, le monde s’effondrerait sous le poids des rêves réalisés.

 

Photo IV : à ne pas lire par ceux qui n’aiment pas les routes tortueuses et interminables et qui trouvent que défendre les photos publicitaires est un signe de manque de conscience politique ou une provocation gratuite et, surtout, par ceux qui trouvent que trop de pronoms relatifs rendent les phrases désagréables à lire. La photo publicitaire est moins simple qu’on ne le pense car le photographe-artiste — Toscani, est sans doute un des exemples les plus connus — introduit entre l’entreprise qui, du point de vue des choix publicitaires, n’existe pas mais n’est qu’un ensemble de dirigeants et de propriétaires, d’individus donc, ayant une certaine vision des choses (comme toi et moi) et qui peuvent donc se laisser mouvoir par leur goût, qui n’est pas nécessairement celui qui fera vendre, introduit, pour reprendre le fil principal, introduit donc, entre l’entreprise et le consommateur, sa vision qui, bien que fruit des contraintes sociales et économiques, comme les visions de n’importe quel humain, (chaque individu est une étincelle de liberté que la prison du monde n’éteint pas nécessairement), surtout s’il a un tempérament artistique — si quelque chose comme un tempérament artistique existe — sa vision qui disais-je, peut, parfois, transformer l’injonction d’achat dans une invitation à penser.

 

Photo V : érotisme. Quand je veux me réconcilier avec la photographie érotique, j’ouvre Droits de Regards[5].

 

Photo VI : St. Élysée. J’aurais aimé une photo. Dans un bureau bourré de livres d’une église-université, une madonne-étudiante discute d’informatique avec un diacre-étudiant tandis que le professeur-évêque donne le biberon à une fille-jésus de quelque mois. J’aurais aimé une photo parce qu’elle aurait pu montrer que la nouvelle église a laissé tomber un bon nombre de stéréotypes. D’autres sont nés, bien sûr, mais aujourd’hui, le jour de St. Élysée, je veux les oublier.

 

12 juin 2004 Porno. « La pornographie est l’exhibition et la mise en scène de corps ou de parties de corps dans l’exercice d’actes sexuels, principalement en vue de produire une excitation d’un tiers spectateur[6]. » Principalement pour être vendue. La correction n’est pas anodine La très grande majorité des livres, photos ou films porno répond à une exigence économique de certains groupes de personnes et emploie l’excitation, potentielle, d’un tiers groupe de spectateur comme levier. L’observation que, dans notre société, cela s’applique à tous les produits des activités humaines et que donc il est inutile de le souligner ne me semble pas acceptable lorsque l’on a un dossier titré « politique de la pornographie »

 

Vieux cons.

Ils se remplissent la bouche d’éthique, les vieux cons.

Ils parlent de porno comme on parle de la transsubstantiation, les vieux cons.

Ils veulent retourner vers le point qui a créé les conditions pour l’entrée massive de la pornographie dans le quotidien, les vieux cons.

En arrière, vers notre jeunesse.

Ils disent que notre société est décadente et nihiliste, les vieux cons (ils ont toujours les mêmes deux ou trois mots à la bouche, les vieux cons).

Ils n’ont plus de dents, les vieux cons.

Quel monde ! Où allons-nous ? Mariage gay ?

Ils disent qu’il n’y a plus d’éthique, les vieux cons.

Ils s’installent à poupe du vaisseau du monde et prêchent, les vieux cons.

Ils veulent arrêter le temps, les vieux cons.

Nous ne voulons pas de ce monde.

Attendez, vieux cons, la vieille à la faux s’en vient.

Prenez le gouvernail et arrêtez de faire les enfants capricieux, vieux cons.

On n’a plus la force.

Fermez-la donc, vieux cons.

 

Porno et étique. Je suis sûr qu’un jour pas très lointain, dans une université assez proche, on introduira des cours de pornoéthique.

 

13 juin 2004. Groupie. « L'emploi de groupie au masc. est inusité », écrit le Robert. De quoi faire une thèse de doctorat sur les rapports hommes/femmes, la langue française, et la perception de l’admiration et de la partisanerie inconditionnelle. Le Robert ajoute que  « le pluriel peut concerner un ensemble de femmes et d'hommes ». Ce qui ouvre la porte à un autre ensemble de thèses sur la multitude, le genre et la subsomption (qui n’a presque rien à faire avec la succion). Mais au-delà de toute question de langue je suis content que, en tant qu’homme, je ne puisse pas être « groupie » : en allant à Turin pour une fête en l’honneur de John Berger, le danger aurait pu me guetter.



[1] Le Nu qui descend un escalier de Marcel Duchamp est un exemple parfait.

[2] Ce qui ouvrirait la porte au marché des photos dégradées. Comme quoi le marché ne refuse rien, même ce qui semblerait aller contre ses intérêts. Le marché est le tout. Mais comment aller contre le tout si on est dans le tout et on ne l’aime pas ? Question pour les après-midis du café du Commerce ou pour des jeune révolutionnaires.

[3] Son importance en tant que police, taille et style relève de toutes autres considérations. Considérations qui, parfois, se mélangent à celles sur le sens mais qui, « normalement », sont indépendantes.

[4] La simplicité de ce « ou » pourrait cacher un route très longue est escarpée.

[5] Marie-Françoise Plissart, Jacques Derrida, Droits de regards, Édition de minuit 1985

[6] Citation tirée du numéro 15 de la revue Cité.