14 juin 2004. Vieux.
J’aimerais me souvenir de comment j’avais réagi, il y a trente ans, à la scène
où Giovanna, assise dans un coin de la chambre, parle à Gino qu’elle vient
d’aimer (C’est l’une des premières scènes d’Obsession
de Luchino Visconti) :
—
Sais-tu
ce que ça veut dire être avec un vieil homme ?
—
Non…
mais je l’imagine.
—
Tu
ne peux pas l’imaginer. Tu ne peux pas savoir ce que signifie, pour une jeune femme,
vivre avec un vieux. Toutes les fois qu’il me touche, avec ces vieilles mains,
je voudrais crier…
Ce « vieux »
n’a pas quarante ans.
J’aimerais me souvenir
de comment j’avais réagi.
Homo. J’aimerais me souvenir de comment j’avais
réagi, il y a trente ans, quand je ne savais pas que Visconti était homosexuel,
au rapport entre Gino et l’Espagnol. Je crois que je ne vis que de l’amitié.
Aujourd’hui, même le titre me semble équivoque. L’homosexualité de Visconti jette
une autre lumière sur toute l’histoire, d’autres ombres.
15 juin 2004. Cultivés.
Ils lisent tout ce qu’il faut lire dans leur milieu « cultivé ». Tout
ce dont parlent les journaux. Ils sont des génies de l’analyse et savent
décrire, discuter, critiquer un livre en n’ayant lu que la quatrième de
couverture. Quand ils ont le temps — et ils n’ont pas souvent le temps parce
que, pour suivre à la trace les nouveautés, il faut un engagement à plein temps
— ils lisent les premières deux pages ; s’il s’agit d’essais, ils sont
même capables de lire toute l’introduction, en diagonale.
Ils sont très, très
cultivés : l’industrie de l’édition a si bien labouré leur cerveau que pas
un seul brin d’herbe ne pousse sur le billon entre la rangée d’idées-patates et
celle d’idées-giraumont — les deux
seules cultures rentables dans un terrain si pauvre en phosphore. En souvenir
de la coquetterie de leur grand-mère des idées-courgettes, jaunes, rien que des
jaunes !) dorment dans l’ados qui donne une petite touche Disney à
l’ensemble.
Ils sont
« cultivés », ce qui leur permet de se prendre au sérieux. Très au
sérieux. Tellement au sérieux que je rêve d’invasions de doryphores, d’herbes à
poux, de fouisseurs, de lombrics…
Je rêve de mines
anti-banalités.
16 juin 2004. Bloom
et Dany le malin roi du banal. « J’ai lu un article amusant de Dany
Laferrière sur Joyce », m’avait dit Lorne, un collègue qui, comme moi, bave
devant n’importe quelle ligne de Joyce, « il a été invité à Dublin à un
colloque sur l’Ulysse qu’il n’a
jamais lu ». Oui, c’est amusant, j’ai pensé, surtout s’il provoque les
experts de Joyce dont la sensibilité est souvent écrasée par le poids des commentaires.
Mais ce n’est pas le
cas, comme je vais essayer de vous montrer.
Deux jours après, mon
collègue m’apporta une copie de La Presse
du 11 avril. J’ai lu attentivement l’article même si, après les banalités sur
le passage à l’aéroport de New York, j’avais envie de le recycler. « Non,
continue » que je me suis dit, « fais-le pour Lorne » et,
harponné par un sens du devoir très mal placé, j’ai lu jusqu’à la dernière
lettre cette « chronique dublinoise ».
Il est malin.
On lui demande de
participer à une rencontre autour d’un écrivain dont il n’a rien lu et il
répond, avec une phrase assez sibylline qu’il « n’est pas un assidu de son œuvre », mais il accepte. Pourquoi
pas ? Pourquoi
ne devrait-il pas accepter un voyage payé à Dublin ? Il faut exploiter le
système qui a exploité pendant des siècles ses ancêtres, n’est-ce pas ?[1].
Il est
malin.
Il
pense de « parcourir quelques romans
de Joyce mais ceux-ci s’étant révélés trop complexes pour [son] impatience, [il s’est] alors rabattu sur les commentaires que l’œuvre
a suscités. » Non seulement il n’a pas lu Joyce, mais il n’a même pas eu
l’idée de consulter Le petit Robert
des noms propres : il se serait aperçu très vite que Joyce n’est pas
Balzac et que les « quelques » romans de Joyce se comptent sur les
doigts d’une main mutilée. Il se rabat alors sur « les commentaires que
l’œuvre a suscité » et, étonnamment, les milliers de commentaires sur
l’œuvre de Joyce ne sont pas « trop complexes pour [son]
impatience ».
Va le
comprendre !
Comme
un vieux professeur de littérature que la profession a rendu insensible à toute
œuvre de création, il préfère les commentaires à l’ouvre originale. Comme un
vieux prof pédant ou un journaliste inculte[2],
il ne se prive pas d’étaler sa culture. Il a l’air d’avoir lu tout ce que Borges,
Woolf, Nabokov ont écrit sur les « quelques romans » de Joyce, même si,
dans l’article, il ne fait référence qu’à l’Ulysse,
le roman qui n’est pas sans lien avec les rencontres organisées à Dublin, comme
il semble savoir. Il cite aussi Woody Allen : comment ne pas le faire,
quand on est malin et on veut montrer qu’on rend léger ce que les experts
alourdissent ? Ce qui est étrange, pour quelqu’un qui se croit si malin,
c’est qu’il ne pense pas un seul instant que se rabattre sur les commentaires
c’est faire comme les experts qui emploient l’œuvre de Joyce pour organiser des
colloques auxquels ils invitent n’importe quel c… pourvu qu’il n’ait pas la
langue dans sa poche.
À bien
y réfléchir, je crois que les « quelques romans de Joyce » sont trop
complexes pour Dany Laferrière, pas tellement à cause de son impatience mais
parce que son cerveau n’est pas tout à fait bien huilé. Écoutez son
raisonnement :
1)
Borges trouve l’Ulysse trop technique.
2)
Virginia Woolf le trouve un échec.
3) Nabokov (est-ce le seul ?) « a tenté désespérément de rétablir les choses » (quelles choses ?).
4) « Mais, dans mon cas, c’était déjà peine perdue ».
C’est quoi ce « mais » ? Est-ce qu’il a engagé Nabokov pour « rétablir les choses » et ça n’a pas marché ? Non, ce n’est pas ça. L’explication vient à la phrase suivante. On ne peut pas douter qu’elle soit l’explication car elle est la dernière du paragraphe et commence par « car ». Donc, explication causale :
5) « Car Joyce est à Dublin ce que Proust est à Paris : tout le monde le connaît, bien que peu de gens l’aient lu ». Puisque Joyce a été lu par peu de gens, Dany Laferrière ne peut pas suivre le rétablissement des « choses » de Nabokov. Trouvez la logique si vous êtes capables ! mais on ne demande pas à Dany Laferrière d’être logique, on lui demande de répéter ce que tout le monde connaît et ce que tout le monde a entendu répéter des milliers de fois.
Très peu de gens ont lu Ulysse, ça doit être vrai. Mais je suis prêt à parier que très peu de gens on lu les Frères Karamazov ou l’Homme sans qualité ou le Faust ou la Divine Comédie ou… et je pourrais continuer pendant des dizaines de pages.
— Que veux-tu dire ?
— Que pour lire les livres qui comptent, il ne faut pas compter son temps.
Ces hautes voltiges dans la banalité de Dany le malin sont suivies par une description enfantine de son arrivée à Dublin. Que lui dire sinon que, si au lieu d’essayer de lire les « quelques romans » de Joyce il avait essayé de lire quelques nouvelles, il aurait pu voir de quelle manière Joyce décrire les petites choses (pas celles de Nabokov !) ?
Il aborde ensuite la « joycemania » et il répond avec suffisance à un spécialiste du Trinity College qui s’étonne qu’un invité à une rencontre sur Joyce ne l’ait pas lu … « je ne crois pas qu’on puisse lire Ulysse à Dublin… Joyce est trop artiste pour avoir fait une œuvre réaliste… Son ambition dépassait sûrement les frontières de l’Irlande » Ici le niveau de banalité de notre malin dépasse les capacités de tolérance de n’importe quel être humain qui ne soit pas la mère du banaliseur.
Mais il est malin.
Et ce n’est pas fini.
À un certain moment son grand flair lui fait sentir qu’entre Montréal et Dublin il y a des ressemblances. Son nez ne l’a pas trompé : « Je n’étais pas complètement à côté de mes pompes en voyant un lien quelconque [sic !] entre Montréal et Dublin. Je viens d’apprendre par l’efficace [parfait coup de langue] délégué général du Québec que Lorraine Pintal est en ville avec des jeunes dramaturges québécois ». La représentation d’Antigone mis en scène par Lorraine Pintal « fut vivement applaudie par l’élite [oh la la !] culturelle irlandaise ». Et pour finir, voilà la phrase qui clôt l’article et que, dans quelques siècles, sera l’apophtegmes que les jeunes terriens apprendront à l’école maternelle sur Mars pour indiquer un lèche-cul qui se croit malin :« Je sentis, ce soir-là, le début d’un fructueux jumelage. »
P. S.
Je vous assure que ce
que je viens d’écrire n’est aucunement influencé par le fait qu’avant de lire
l’article je trouvais Dany Laferrière très c… et que je pensais que ce qu’il
écrit a souvent l’air d’avoir été pensé par le tube d’échappement d’un deux
temps en fin de course.
Et s’il est plus malin que je ne le pense ? Et s’il a lu tout Joyce et il fait semblant ? Alors il est vraiment un c…
Légèreté. En marge de l’histoire de Dany le malin : la légèreté d’un égocentrique léger est plus lourde que la lourdeur académique.
17 juin 2004.Peintre
et fermier. « [Monet] dépendait
plus des conditions atmosphériques qu’un fermier. » De prime abord
cela semble étrange et Clement Greenberg ne le souligne pas sans une
arrière-pensée, mais il suffit d’y réfléchir un instant pour s’apercevoir que
c’est le sentiment d’étrangeté qui est étrange. Rien de plus normal qu’un
peintre paysagiste comme Monet soit très influencé par les conditions
atmosphériques. Et le fermier ? Moins.
Les nuages qui voilent
le soleil changent les couleurs et Monet ne peut que s’arrêter. Un paysan
n’arrêtera pas de ramasser les foins à cause de quelques nuages — éventuellement
il intensifie le rythme pour que le foin ne mouille pas.
18 juin 2004. Science
à l’eau. Sur les ondes de Radio Canada : « Je travaille sur la sexualité des femmes depuis vingt ans et il n’y a
aucune preuve scientifique de l’existence des femmes fontaines. Ce sont des
phantasmes d’hommes. Surtout d’hommes incapables d’accepter leur côté
homosexuel. »
Mère,
mère tout puissante
qui êtes aux cieux.
Mère,
qui rendez notre vie
vivante
et nos rêves rêvés
Mère,
vase de justice.
Mère,
dans votre infinie
bonté
donnez-leur des
pensées pensées.
Mère,
pardonnez-les
car elles ne savent
pas ce qu’elles disent
Voile. Les
nuages voilent le soleil, le voile voile les femmes.
19 juin 2004. Automatique.
C’est automatique. Quand je fais la queue, pour mon café/muffin matinal, avec
les ouvriers qui bâtissent le nouveau pavillon de l’UQAM, je sens que ma
serviette, mais lunettes épaisses, ma chemise « chinoise », mon
visage de mangeur de mots, mes idées à la mord moi le nœud, mon ordinateur… me
jettent de l’autre côté de la barricade. Le mauvais côté. Le côté qui n’est pas
le mien. Une seule chose semble m’unir encore à mon monde, les pourboires
généreux pour les filles de notre classe de l’autre côté du comptoir.
20 juin 2004. Blair
le démocrate. Que les États-Unis aient envahi l’Irak pour s’assurer les
fournitures de pétrole pour les prochaines décennies est désormais un constat
accepté même par les
« idéalistes » les plus bornés. Cette explication, qu’au début
n’était défendue que par ceux qui ne voyaient que les enjeux économiques,
depuis quelques mois, c’est le cas de le dire ! fait tâche d’oil. Il est facilement prévisible que la
nouvelle dernière explication de Bush, quinze jours avant les élections, sera
la suivante : « L’invasion
était la seule manière qu’on avait pour assurer que les pays industrialisés ne
soient pas étranglés par les décisions d’un dictateur sans respect aucun de la
dignité de l’homme ».
Il n’y aura que Blair
qui ne démordra pas et continuera à parler de lutte pour la démocratie.
Il est le plus honnête de la gang : plus honnête que les représentants hypocrites de l’Hexagone, que ceux du pays des Germains ou que ceux des vastes étendues que l’Oural ne limitent pas encore. Il suffit que je fasse un couple de mise au point pour que je sois complètement d’accord avec Blair. À « démocratie » j’ajoute « occidentale » : il s’agit d’une invasion pour les démocraties occidentales. Et puisque les démocraties occidentales sont gouvernés par les industriels[3] (de toute sorte, même de l’industrie culturelle et agricole) envahir un pays pour les démocraties occidentales veut dire envhair afin que les échanges de marchandises permettent à une minorité d’Occidentaux de devenir toujours plus riche et à la majorité de vivre mille fois mieux que ce qui vivent hors Occident. Ce qui est bien plus que le pétrole. Ce qui implique toutes les industries qui travaillent pour la destruction : mécanique, avionique, informatique, mathématiques…
Blair aussi a change
d’avis.
Blair, comme nous tous,
est un homme.
[1] Il a la peau noire.
[2] Je me suis souvent demandé pourquoi les profs
pédants et les journalistes incultes emploient les noms des gens célèbres de la
même manière. Comme une machette. Je n’ai pas de réponse.
[3] Et non des financiers comme répètent depuis
des années fascistes, sociologues de gauche sans fantaisie et les pamplemousses
du Monde Diplo. Ils sembler ignorer
que les « méchantes » financiers sont quand ne sont pas les mêmes,
sont tout cul et chemise avec les industriels et que les sous qui leur
permettent d’acheter une photo numéroté de Newton ou d’acheter une villa à
Pantelleria sortent du même trou.