21 juin 2004. Cinéma et télé. Pas facile de détecter les réactionnaires. Il s’enfouissent dans d’interminables et sombres galléries de sens où les yeux ne sont d’aucune aide. Pas facile. Mais pas impossible non plus, surtout si on cherche des exemples dans le monde lumineux des images.

Réactionnaire est celui qui confond « cinéma » avec « salle de cinéma » ; celui qui sanctifie la coupure dans le quotidien que crée la sortie au cinéma ; celui qui oublie que le cinéma à la télé, aussi, coupe du quotidien ; celui qui croit que la salle de cinéma déclenche l’imaginaire tandis que le chez soi coupe les ailes au rêves ; celui qui ne regarde que les films d’« auteur ».

Les adversaires de la télévision, qui défendent le cinéma en salle, me font penser aux défenseurs des chevaux, ennemis des voitures, qui n’ont jamais monté un cheval ; aux défenseurs de la vie paysanne qui n’ont jamais trait une vache ; aux défenseurs des femmes d’antan qui n’ont jamais été femmes.

Aux laudatores temporis acti incapables d’agir.

 

22 juin 2004. Iconolâtrie. Le rapport aux images n’a jamais été simple. Elles ont souvent été considérées les parents pauvres, les cousines kitsch de la parole. Quand Dieu donna les 10 commandements à Moïse, même s’Il fit un peu de cinéma, Il se limita à la parole. La justification rationaliste et borné disant que le cinéma n’avait pas encore été inventé et qu’Il ne pouvait donc pas envoyer un DVD, est blasphématoire car Dieu, béni soit son nom, Inch Allah, dans son omnipotence, aurait certainement changé le cours de la technique s’Il pensait que les images étaient plus importantes que la parole. Le choix divin a énormément influencé les trois grandes religions bibliques parmi lesquelles, il faut l’admettre, la branche romaine du christianisme a toujours été la plus hollywoodienne : où peut-on trouver une peinture pouvant rivaliser, du point de vue cinématographique, avec la chapelle Sixtine?

Mais, déjà mille ans avant les peintures de Michel-Ange, dans l’église romaine, grâce à  Grégoire le Grand (560-604) on avait pratiquement réglé le problème de l’apport des images à la connaissance et à l’adoration de Dieu[1].

Grégoire le Grand, pour lutter contre l’iconoclastie, justifia la présence des images avec trois considérations devenues canoniques. Les images permettent : 1) d’instruire les illettrés, 2) de fixer dans la mémoire le passé (la vie du Christ en particulier) et 3) de rendre componctueux l’observateur qui, derrière l’image doit sentir la présence du mystère divin.

Il n’est sans doute pas dénoué d’intérêt de retourner à Grégoire quand on parle de la fonction des images dans notre société d’images. Considérons les trois points de Grégoire dans l’ordre.

1) Instruction pour les illettrés. C’est encore vrai. Les clercs regardent en moyenne la télé moins que les illettrés et, quand ils vont au cinéma, ils choisissent des films imbuvables où l’image et la parole sont imbriquées de manière telle qu’on ne sait plus ou donner de la tête — à moins d’être lettré. Le mépris de la part des lettrés des films hollywoodiens, des télénovelas brésiliennes ou de la production populaire indienne est dû, principalement, à leur facilité d’accès. Les romans photos avaient été créés pour les illettrés qui avaient besoin d’images pour mieux suivre l’histoire. Les « romans photos » pour lettrés, si on peut encore les appeler ainsi, n’ont pas besoin de mots, les images suffisent. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour se différentier de la populace !

2) Fixer le passé. Le cinéma fait beaucoup plus. Il fixe aussi le futur en créant des besoins et privilégiant certains comportements. 

3) Renforcer la componction. Cette fonction est celle qui a le moins changé si on considère que l’Argent a pris la place de Dieu et que la différence entre le Dieu des trois grandes religions monothéistes et le Dieu Argent (ou Marché) sont très secondaires. Pour se convaincre de cela il suffit de considérer les similitudes : les deux sont abstraits, omnipotents, bons avec ceux qui les respectent, terribles avec ceux qui ne se plient pas à leur vouloir et permettent de tout avoir si on s’agenouille devant Eux.

C’est bien parce que l’Argent et Dieu sont la même chose (il faudrait plus correctement dire qu’ils sont les deux personnes de la très sainte binité, le pouvoir) que la position de Grégoire le Grand est encore d’actualité. Dans la lutte contre les intégristes, en particulier, contre ceux qui refusent qu’on photographie, que sais-je ? les seins de leurs femmes ou leurs couilles sales.

    Tu blasphèmes ! Tu ne peux pas comparer la vénération de la croix qui nous fait penser à la souffrance du Christ et à l’incarnation avec les…

    Et alors ? La vénération des sales couilles sales des Talibans nous fait penser à la souffrance de leurs femmes.

 

23 juin 2004. Union. Tom La Sorda est fort orgueilleux de son exploit. Fils et petit fils de syndicalistes, il est maintenant le deuxième homme du groupe Chrysler. « Cette ascension est un signe important (powerful) d’une nouvelle ère de coopération entre les compagnies et les syndicats ».

Union sacrée. Union nationale. Union contre la globalisation. Une sacrée union, comme dirait Jean.

Tom La Sorda : « Dans le vieux temps on parlait de G.M., Ford, Chrysler, aujourd’hui il y a la Chine, le Japon, la Corée, l’Europe. Partout dans le monde on est en compétition contre nous ». Nous qui ? Nous, le peuple américain. Le retour des nations ? Le refoulé des empires qui revient.

J’ai peur.

J’ai peur des pas en arrières qui nous attendent.

 

24 juin 2004. Miséricorde. La meilleure façon de toucher l’hypocrisie des hommes d’église est de penser à la miséricorde des stalles qui leur permettait d’être débout tout étant assis.

 

Nationalisme.  Le New York Times tire trop vite, quand il écrit que le championnat européen de football ne permet pas d’imaginer une équipe européenne. Si on suit le même raisonnement on ne peut pas imaginer une équipe française ou italienne. Et pourtant, les « tifosi » qui s’égorgent pour leur équipe dans le championnat national, peuvent très bien être d’accord quand l’équipe italienne joue. Si un Italien de Milan peut être partisan d’une équipe de Turin et vice versa, pourquoi un Italien ne pourrait-il pas être pour la France et contre l’Italie et vice versa. Les journaux parfois tirent trop vite.

 

25 juin 2004. Mots. Les mots aiment les mots. Trop souvent, trop. Ils sont si dépendants, l’un de l’autre, qu’il leur suffit de rester seuls pendant quelques secondes pour perdre tout leur bon sens : pour s’assécher et devenir de simples entrées d’un dictionnaire. On pourrait dire « pour mourir » si les mots avaient un corps.

Écoutez autour de vous et vous entendrez qu’ils ne sont jamais seuls : ils trouvent toujours d’autres mots qui n’attendent que leur appel, qui aspirent à former une famille, pardon ! un discours.

Assez banal, je le sais, mais c’est à cela que je pensai en lisant dans un journal « Le manque du manque de Lacan ».

Banal.

Et si j’enchaînais quelques mots pour sortir de la banalité ? Il est vrai que si ce que je viens d’écrire a moindrement de sens, ce n’est pas moi qui vais enchaîner mais ce sont les mots qui vont commencer à faire des appels, à se rejoindre, à s’embrasser et tout le kit. « Mes » mots sont prêts. Laissons les aller. Si je les freine, un jour ou l’autre, je vais le payer — si je fréquentais les psys, il faudrait dire que je vais « les » payer : que je vais payer ces mots qu’un expert quelconque aurait emprisonné.

Cette histoire d’emprisonnement de mots va bien au-delà de la psychologie. Tout discours est une prison et, plus le discours est rationnel, plus la liberté des mots est limitée.

De l’irrationalisme à l’état pur ! me dis tu.

Si ce que tu appelles irrationalisme (et que je préfère appeler hasard) ne vient pas mettre un peu de désordre, l’ordre du discours devient, comme on dit de l’autre côté de la frontière, self-sufficient. C'est-à-dire que les mots se tiennent ensemble indépendamment de tout ce qui n’est pas mot et deviennent tellement autonomes par rapport aux corps qui les émettent que toutes les tentative de les ancrer au concret sont voués à la faillite. Les discours « rationnels » où l’enchaînement des causes et des effets est parfait sont toujours des discours faux : ils ne reflètent rien de ce qui « est », ne reflètent même rien des mots qui dans l’histoire ont pris en charge une partie du monde, ne sont que jeu machinique au service de la toute puissance famélique de sujets à l’inconscient frêle.

Ils sont des justifications « rationnelles » d’un comportement irrationnel.

 

26 juin 2004. Les places. Un nouvel être qui naît crée une place, il ne prend pas une place. Un être humain qui meurt ne perd pas sa place. C’est pour cela que Gino, dans Obsession, ne peut pas prendre la place du mari de Giovanna — et pas tellement parce qu’il l’a tué.

 

Spiritualité. Il dit qu’au Québec il y a beaucoup moins de spiritualité qu’en Italie. Que veut-il dire ? Qu’au Québec on est plus dans la consommation qu’en Italie ? Non. En Italie on l’est bien plus. Qu’ici les églises sont vides ? Depuis quand la spiritualité se réduit au culte dans les églises ? Que la culture est moins prisée ? Quelle culture ? Celle des livres non lus, des journaux qui tournent en rond ? Que les individus… mais qu’est-ce que la spiritualité ? Je ne le sais pas, mais je sais que, plus on en parle, moins on en a.

 

Paroles et amour. Quand je fais l’amour, je ne parle pas. Il y a d’autres choses à faire. Maintenant c’est à la mode de parler, moi je préfère baiser. C’est ça qu’elle nous dit. Je crois qu’elle se trompe et que pour une fois on peut suivre la mode. Et si aimer c’est parler et baiser, en même temps ?

 

Soi-même. Moins de trente ans, « Je vais un mois en vacance sur une île grecque pour me focaliser sur moi-même », me dit-elle en me regardant avec des énormes yeux clairs. C’est dommage, ses yeux sont faits pour que les autres se focalisent sur elle.

 

27 juin 2004. Belles. Un magazine italien, assez débile mais pas plus débile que la majorité, ayant comme sous-titre tout un programme (Découvrir et comprendre le monde) après une référence à la souris japonaise née de deux mères, ne se gêne pas d’écrire des conneries au carré : « Sans le sexe masculin (…) il n’y aurait plus de couples d’amoureux, les magasins serait dépouillés, il n’y aurait que les marchandises nécessaires pour la survie. Les vêtements des femmes seraient simples, essentiels et sans trop de fantaisie. Tous les appels directs à la sexualité disparaîtraient de la publicité. » Mais est-ce que les journalistes qui écrivent de telles sottises on déjà regardé la publicité des magazines féminins où presque tout est lesbian-oriented ? Ont-il déjà pensé que les hommes sont une excuse pour se faire belles et qu’il n’y a pas une seule femme qui se fasse belle pour les hommes ?

Penser les rapports entre femmes comme des rapports sans sexe, c’est comme penser un chameau sans bosses, Fidel sans barbe, Thatcher sans couilles ou le pape sans la tremblote.

 



[1] Même si la division peut sembler trop subtile pour nous, grossiers spectateurs de la TV, on n’adore pas les images, on les vénère. On adore Dieu. Ou le contraire ? Non, je crois bien que l’on vénère les images, même si on peut adorer le crucifix.