5 juillet 2003. Trous et tours. Ce qui importe dans la destruction des tours de New York, ce n’est pas la spectacularité, ni la nouveauté, ni l’instrumentalisation politique du suicide, ni l’excuse pour envahir l’Irak, ni l’impression que nous sommes dans l’histoire que l’on racontera, ni la capacité d’organisation de Al Qua’eda, ni le pouvoir de l’argent du pétrole, ni la fixation (pour combien d’années ? pour qui ? où ?) d’un avant et d’un après, ni l’inutilité (je regrette que l’on ne puisse pas dire la disutilité, car il s’agit bien de disutilité et non de simple inutilité) de la violence aveugle, ni la quantité de mots et d’images qu’elle a engendré, ni la démonstration de la puissance créative de notre espèce, ni la faiblesse des nouveaux monuments en béton et acier, ni le fait que Hollywood ait fait son entrée officielle dans la réalité.

Ce qui est important, c’est de voir que le vide laissé par la chute des tours (le vide physique et non symbolique) ne peut pas survivre.

On veut dresser un nouveau gratte-ciels pour se souvenir. Ridicule. Le nouvel édifice, certainement plus beau et plus solide, fera oublier le vieux.

Si on laissait les trous, le souvenir des tours serait impérissable.

 

6 juillet 2004. Droit et image. Le tribunal de Paris a donné raison au photographe et non à l’individu qui avait demandé 100 000 francs de dommage et intérêts parce que, entre autres, « l’expression de tristesse qui se dégage du portrait [me] ridiculise ». Le juge  a affirmé que « le préjudice est inexistant, que le portrait ne tourne pas [le demandeur] en ridicule ». Bien que tout cela soit très subjectif, il est difficile de ne pas être d’accord avec le juge. L’expression du bonhomme sur la photo est tellement chargée d’animalité qu’y trouver du ridicule relève de la folie (qui n’a pas moins de droits que la sagesse, il est vrai) ou de l’envie de prendre un peu d’argent à une agence de presse (ce qui n’est pas nécessairement une mauvaise idée). Le juge ajoute que « le droit d’une personne sur son image n’est pas absolu et cède, notamment, devant le droit à l’information », et là je ne suis plus d’accord. Une personne n’a aucun droit sur son image. Son image est publique, c’est ce qui fait qu’on la reconnaît, qu’elle est une personne et non, que sais-je un verrat. Notre image est publique bien plus qu’un parc, l’air ou un autobus.

Si j’étais le juge, j’aurais tranché contre le plaignant avec une justification du genre : au nom du peuple français et du président de la république et du ministre de l’intérieur, à cause de votre sottise et de votre manque de sens civique, je vous condamne à subir 753 instantanées qui seront affichées dans toutes les toilettes publiques françaises. Les frais d’impression et d’affichage sont à votre charge.

 

7 juillet 2004 Le nom. Pourquoi, ceux qui peuvent, achètent-ils du Armani et non du Duhamel ? À cause du nom, aussi. Pourquoi, si nous étions assez riches, achèterions-nous un Vermeer ou un Picasso et non un Tremblay ? À cause de quoi ? En avez-vous une idée ? La critique envers les riches bourgeois qui n’achètent que les « noms » est un peu courte. Il est sans doute vrai qu’il est plus facile de faire fonctionner le marché (de l’art, de la mode ou des patates[1]) avec les noms mais cette facilité n’est pas un choix du marché ou de la culture moderne. Il a toujours été là, au moins depuis que certains sons sont devenus autonomes et on fait l’humain humain. Même ce que faisaient Achille et Zeus avait l’aura qu’il avait à cause du nom. Si les frasques de Zeus deviennent mesquines quand c’est Jean Tremblay qui frétille, n’est-ce pas à cause du nom ?

Un nom ne devient un nom que parce que ceux qui ne l’ont pas le valorisent — que ce soit en termes économiques, aussi ou surtout, peu importe pour notre propos. Au début de l’autre siècle il y avait un Paul Dupont qui arpentait comme Picasso et Modigliani les rues de Montmartre, qui allait aux putes et qui avait acheté des toiles blanches pour y déverser les « choses profondes et ineffable » qui l’habitaient. Et ce ne sont pas les marchands d’arts qui ont oublié Paul Dupont pour Pablo Picasso. C’est Pablo Picasso débout dans l’aréna qui a attiré les marchands (qui sont moins cons que ne le disent les petits artistes). Suis-je en train de élever un autel à Hermès[2] ?

Non.

Je cherche à mettre en garde contre le ressentiment et l’envie que la petitesse engendre à un rythme infermal.

 

8 juillet 2004 Identification. Il m’est impossible de lire un biographie sans m’identifier au personnage (je fus déjà Henri IV, le Che, Elisabeth première, Einstein, Brigitte Bardot, Titien, Brando, Bertrand Russel et Lénine) ; de me faire absorber par un roman sans m’identifier au héro (pendant des années je fus le prince André). C’est tellement automatique et immédiat que V. doit avoir raison quand elle dit que c’est profondément enfantin. Ce qui est certain, c’est que, comme les enfants, je ne suis pas très sélectif : je prends tout ce qui permet à ma tête de travailler.

Tout ce qui est « intéressant », je me l’approprie.

Voilà ce que je pensais, ce matin, en lisant un livre sur Picasso. Pour être plu précis, ce que j’ai pensé je l’ai pensé après m’être entendu dire à haute voix : « C’est complètement ridicule ! comment puis-je trouver des ressemblance avec Picasso, moi qui ne sais dessiner une marguerite ! ». Je venais de lire cette phrase de Picasso : « C’est ma malchance et sans doute mon grand plaisir aussi d’employer les choses comme ma passion le dicte. […] Je mets tout ce que j’aime dans mes tableaux. Les choses — tant pis pour elles : elle doivent faire avec ».

Dans mon cas ce ne sont pas les « choses » mais les écrivains que je mets ensemble « comme ma passion le dicte ». Toutes les fois que l’on me disait que les liens que je défendais des mains et des pieds n’avaient rien d’objectifs et que ces écrivains, selon moi si proches, n’étaient proches que dans ma petite tête, je répondais que cela suffisait. Que c’est bien parce que ma tête était petite que je pouvais rapprocher des idées que les grosses têtes ne voyaient même pas.

 

9 juillet 2004 Souliers espagnols. Il me dit qu’il n’a jamais eu des souliers si confortables. « Je suis Italien comme vous, mais, depuis deux ans, je ne jure que pour les chaussures espagnoles. Il est vrai que leur ligne laisse parfois à désirer, mais… elles sont si confortables, des vrais gants. » Je les ai achetées, ces maudites chaussures espagnoles ! Il faut dire que quand je les ai essayées, elles donnaient raison au vendeur. Hyper-confortables ! Je les ai achetés, mais c’est fini. Je ne mettrai plus pied dans une chaussure espagnole, je le jure sur la tête de Marie-Antoinette. Qu’ils continuent avec leurs taureaux, leurs guitares, leur flamenco ! Qu’ils continuent à s’embourber dans le corazon, le sangre, la muerte en pensant d’écrire des poèmes, mais qu’ils ne m’emmerdent plus avec leurs souliers !

Dans la vie il y a des choses plus importantes qu’une paire de godasses inconfortables. C’est vrai. Il est vrai, même si je dois avouer que j’ai acheté deux paires de ces maudits gants, comme disait le mec ! Ils étaient si confortables, quand j’ai fait les quatre pas de rigueur dans le magasin ! Dans la rue, tout a changé. Dans la vraie vie, ce n’est pas comme dans un magasin ouaté de la rue Green. Jamais eu de godasses si inconfortables.

Oui, mais nous… de tes godasses…

Cette histoire devrait au moins vous convaincre à ne jamais acheter des souliers espagnols… mais ce n’est pas ça… Au fond, des vous ampoules aux pieds, je me fous comme de l’an quarante. Ce qui m’intéresse, c’est de parler de tous ces niais, ces parvenus, ces simplets, ces condors, ces sots… de tous ces gens qui croient avoir découvert l’Eldorado dès qu’ils voient un étron jaune.

On ne s’improvise pas maître cordonnier, ni président de la république, ni chef cuisiner, ni ministre de l’intérieur, ni maîtresse. À moins que l’on se contente de sandales en plastique, d’une république des bananes, d’un riz blanc, de de Villepin ou d’une bouche édentée. Pour bien faire, pour faire bien son métier il faut des années, des siècles, parfois même des millénaires d’apprentissage.

Laissons les souliers, l’amour, le vin, le sexe, l’art et la cuisine aux Italiens.

Le fromage à pâte molle au Français.

La vodka aux Russes.

Les avions furtifs aux Américains.

Le pétrole aux Arabes.

La viande pas chère aux Israëliens.

Les fourmis rôties aux Chinois.

Les châteaux en Espagne.

Les stéréotypes à la terre entière.

Arrêtons les révolutions. Toute révolution est un pas en arrière.

Si on n’a pas derrière soi, c’est-à-dire sur les épaules de ses ancêtres, des dizaines d’années d’étude des détails, des vrais détails, des détails qui comptent on ne fait rien d’acceptable.

Même pas des œufs à la coque.

Surtout pas des souliers.

 

10 juillet 2004 Réussite et échec de Picasso. « Jamais auparavant… », plusieurs fois, au moins quatre ou cinq, dans Réussite et échec de Picasso, John Berger emploie cette expression, qui souligne, de manière on ne peut plus évidente, la considération qu’il réserve à ce géant inclassable et pourtant si unanimement accepté, à ce génie auquel tout semble réussir, à celui qui, avec Braque, déclencha cette révolution artistique qui « a changé la nature des rapports entre l’image peinte et la réalité ». Je me demande quelle étrange défense a bien pu s’ériger dans la tête des critiques qui, lors de la parution en 1963, parlèrent d’un livre « insolent, insensible, doctrinaire et pervers », d’un livre de « mauvais goût ». La seule explication qui me semble tenir, à moins de considérer ces critiques comme incompétents, c’est de mettre le tout sur le dos de l’époque qui, il faut bien l’admettre, n’avait pas le dos aussi large qu’elle le prétendait.

Parler d’échec de Picasso, lorsque, malgré son âge, il est loin d’être « fini », peut relever de la provocation ou du dogmatisme, mais ce n’est vraiment pas le cas avec Berger qui montre qu’un échec de Picasso existe bel et bien et qu’une partie de cet échec est due à son propre génie et au manque de générosité politique et critique de ses adorateurs. Rarement j’ai vu le lieu commun « il a les défauts de ses qualités » être si parfaitement adapté.

Le livre, avec ses quatre-vingt-quatre reproductions d’œuvres de Picasso et une trentaine de reproductions d’autres peintres, est ce qu’il y a de plus loin du cri du cœur, de la polémique malveillante ou de la prise de position dogmatique. Il est une aventure raisonnée à travers les œuvres de Picasso, un voyage qui oscille entre le scientifique et l’artistique, sans jamais être simpliste. Il permet au lecteur de mieux apprécier Picasso, son époque et la nôtre. Pour étudier cette œuvre, monstrueuse par son étendue et par son hétérogénéité, Berger choisit deux angles qui lui permettent de l’éclaircir, de la louer et de la critiquer sans tomber dans une mystique réductrice du génie, dans la facilité de l’art pour l’art ou dans une chétive causalité sociale ou économique. Ces deux angles sont : l’enfant surdoué qu’il fut et les conditions politiques et économiques de l’Espagne de la fin du XIXe siècle. Rien de sorcier : que les capacités d’un enfant et la société où il vit influencent son futur n’a certes pas besoin d’être démontré. Ce qui est original, c’est l’emploi simple et didactique de ces deux éléments pour pénétrer dans le mystère de l’œuvre et en saisir la continuité qui permet à l’observateur d’aller au-delà du simple choc des formes insolites. Loin du « j’aime » et du « je n’aime pas » et loin, en même temps, des livres pour initiés qui cachent l’œuvre derrière l’écran opaque de commentaires.

Quand on sait que Picasso était un enfant prodige, son affirmation que « en peinture, recherche ne signifie rien, la question est de trouver » cesse d’être banale ou provocatoire et se situe à des années-lumière de la prise de position naïve et intéressée de l’artiste « maudit » qui n’a pas encore pénétré dans le sanctuaire de la recherche subventionnée ou dans les galeries qui donnent un nom. C’est le constat de qui a vu le monde se plier, comme par magie, sous ses mains, dès que le monde a commencé à exister, de qui ne s’est jamais séparé du monde — ce qui est loin de vouloir dire, comme le disent les romantiques invétérés et ceux qui ne craignent pas les banalités, que « Picasso a créé un monde ».

Quand Berger nous parle des œuvres, qu’il estime être les plus réussies après la période cubiste, comme Le miroir de 1932 (« Je suis cette femme qui dort »)

 

 

ou de la Tête de femme pleurant de 1937 (« Je suis celle qui pleure ») ou de la Figure de 1939 (« Je suis cette femme qui se tourne pour me voir ») on est transporté dans la tension amoureuse et sexuelle d’un maître qui a « trouvé son sujet » et ne cède ni au maniérisme ni à la virtuosité.

Quand il nous montre que dans La course de 1922,

 

 

 

dans Figure de 1927 et dans Femme dans un fauteuil de 1929,

 

Picasso « n’a pas réussi à trouver (ou à recevoir) son véritable sujet » ou quand il compare un tableau qu’il juge non réussi Femme nue se coiffant de 1940

 

 

 

 

 

avec la perfection de L’aubade de 1942,

 

 

 

Berger nous achemine vers l’intelligence des tableaux et nous permet de nommer ce qui n’était qu’un malaise devant une étrangeté trop maîtrisée, trop jouée. Maniérée.

Dans l’édition de 1989, Berger a ajouté un chapitre « Dernier hommage » où il parle de la période après 1963, des œuvres de la « vraie » vieillesse sur lesquelles il laisse poindre des doutes et qui lui semblent confirmer que l’enfant prodige ne pouvait pas vieillir.

Quand à quatorze ans on voit notre père nous céder sa place, il n’y a plus d’évolution possible.

Et Picasso « n’évolue pas » malgré tous ses changements de style. Il tourne autour de soi, d’un soi qui, heureusement pour l’art, est loin d’être quelconque. Il est seul et son isolement est total. Il a toujours été total, excepté pendant les quelques années cubistes.

La tension sexuelle et amoureuse qui lui permit de réaliser certains chefs d’œuvre à l’époque de sa passion pour Marie-Thérèse Walter n’étant plus supportée par la chair, elle se transforme en cris et jurons et n’acquièrent pas la maturité (jamais mot ne fut plus à propos !) qu’elle acquiert dans la Femme au sein nu de Tintoretto, La vieille femme de Giorgione et La vanité du monde de Titien, les tableaux des trois vieillards auxquels Berger compare Picasso.

Les paragraphes finaux de l’édition de 1989, mêmes s’ils ne concernent que les derniers dessins, résument parfaitement le Picasso de Berger et le Berger qui parle de Picasso.

Un vieil homme enragé contre la beauté de ce qu’il ne peut plus faire. Farce. Fureur. Où la rage peut-elle s’exprimer ? […] La rage s’exprime en allant directement en arrière, vers le lien mystérieux entre pigment et chair et les signes qu’ils partagent.

C’est la rage de la peinture comme une zone érogène sans limites. Mais les signes partagés, au lieu d’indiquer un désir mutuel, étalent le mécanisme sexuel. Cruellement. Avec colère. En blasphémant. C’est peindre en jurant contre son propre pouvoir et contre sa propre mère. Peindre en insultant ce qui était auparavant célébré comme sacré. Personne avant lui n’avait imaginé comme la peinture pouvait être obscène à propos de ses origines, et en même temps loin de montrer l’obscénité.

Comment juger ces dernières œuvres ? Il est trop tôt. Ceux qui prétendent qu’elles sont le sommet de l’art de Picasso sont absurdes comme l’ont toujours été les hagiographes autour de lui. Ceux qui les rejettent comme des vociférations répétées d’un vieillard comprennent très peu de l’amour ou du désespoir.

Il est bien connu que les Espagnols sont orgueilleux de leur manière de jurer. Ils admirent l’ingénuité de leurs serments et savent que jurer peut être un attribut, même une preuve, de dignité.

Personne n’avait jamais juré en peinture auparavant.

 

11 juillet 2004. Voyeur. Qu’est-ce qui met mal à l’aise dans un film porno ? pas tellement un gros plan sur des lèvres excessivement ouvertes, un trou du cul salivant ou une immissio in ore ; ce qui met mal à l’aise, ce sont les regards que, de manière complètement artificielle, les actrices fixent sur le spectateur. Pourquoi ? Parce que l’œil est toujours pur, même quand il est recouvert d’une couche de cochonnerie ou de tristesse. Parce qu’il est le seul organe qui nous dit qu’autrui n’est pas un objet — et qui le dit de façon bien plus raffinée que les discours, les tableaux ou la musique.

Que tous les arts réunis.

Le réalisateur qui demande à l’actrice de regarder la caméra se trompe, il obtient l’effet opposé à celui qu’il visait : il voulait mettre le spectateur au centre et il l’éloigne, le referme en une solitude désespérée. Il se trompe, parce qu’il n’a pas compris que le voyeur est ce qu’il y a de plus éloigné du spectateur, que le voyeur est actif même s’il est seul. Que la solitude du voyeur qui observe les parties du corps des autres se tordre n’est pas désespérée, elle est la base sur laquelle les corps des autres se réorganisent pour pénétrer sa psyché. Pour le faire travailler, activement assis dans son fauteuil.

 



[1] Personnellement je n’achète que des Idaho.

[2] Patron des vendeurs : c’est-à-dire des commerçants (vendeurs de choses concrètes et parfois inutiles)  et des orateurs (vendeurs de mots vides mais parfois utiles).