10 Mai 2004 Briser les thermomètres.
Commentaire à TV5 suite à la décision de l’administration Bush d’empêcher que
les militaires gardiens de la prison qui fait tant parler les médias aient des
caméras à l’intérieur : « C’est comme si, en cassant le thermomètre,
on éliminait la fièvre ! ». Rien de plus bête qu’un tel commentaire
qui a pourtant l’air si juste.
11 Mai 2004 Pas de l’oie. Le Nazisme a rendu le pas de l’oie presque une métaphore de la violence mécanique et rationnelle : c’est-à-dire de la violence de toute guerre entre des pays sédentaires dont le désir de conquête des gouvernants, enveloppé d’impératifs moraux, a besoin de la théâtralisation de l’un des actes les plus normaux de la vie humaine, celui de marcher. Si un jour j’ai la chance de jouer à l’apprenti anthropologue j’étudierai l’origine de cette façon de marcher qui a tant fasciné les hiérarchies militaires. J’aimerais pouvoir répondre à la question : pourquoi imiter cet animal qui ne brille pas par son intelligence ? Répondre que les militaires et l’intelligence sont comme le diable et l’eau bénite serait une réponse facile et fausse. Surtout fausse.
Aujourd’hui je vais me contenter d’une comparaison qui m’a sauté aux yeux hier soir en regardant un défilé de mode.
La rigidité, la mécanicité, le manque de naturel de la démarche des mannequins n’a rien à envier à celle des soldats d’Hitler.
J’étais en train d’ajouter qu’aussi en ce qui concerne les seins la différence n’est pas significative, mais je me suis arrêté à la dernière minute — un peu après la dernière minute en vérité — parce que cela nous lancerait à la figure un tas de questions l’une plus difficile à répondre que l’autre. Ma fascination pour les jeux de mots me poussait aussi à parler de pas des oies, mais ma réputation d’homme politically correct m’a arrêté. Je voulais ensuite jouer avec pas de loi, mais là c’est ma crainte de la facilité qui m’a sauvé.
Donc, après toutes ces censures que
dire ? Que ces cuisses fermées et dénudées frottant pudique sont plus
impudiques que les jambes écartées de Carmen ? Que ces têtes hautaines et
sans sourire sont les masques qui protègent des filles trop enlaidies pour être
femmes ? Non, je ne dirai rien de tout cela. Je vais me taire mais je vous
invite à regarder un défilé en pensant aux armées. En considérant que les
mannequins sont sans doute les soldats de l’armée de l’esthétique réduite à
consommation (de l’esthétisme), une armée moins dangereuse que celle de Bush
mais dont Bush, Chirac et les autres ont besoin comme armée auxiliaire. Armée
de soutien. De soutien sans gorge — je n’ai pas pu m’en empêcher, même si c’est
facile.
12 Mai 2004.Berger I. Quand Berger écrit qu’il n’aime pas les jeux de mots j’ai… ça m’a fait mal. Mal à mon processus d’identification, ce qui, à mon âge, est un mal facilement supportable. Mais j’aurais pu m’en douter et pas tellement parce qu’il ne fait pas de jeux de mots mais à cause de son rapport au sacré.
En même temps, j’aurais pu m’attendre qu’il les aime, sinon comment expliquer son amour pour Joyce ?
13 Mai 2004. Berger II. Je ne me rappelle plus où, mais, quelque part, j’ai lu une critique d’un livre de John Berger (je crois une critique de Et nos visages, mon cœur, fugaces comme des photos) qui disait à peu près ceci : « dans la distance infranchissable entre les amants s’enflamment des mots comme : je te découvre dans ce qui t’éloigne ». Je ne suis pas sûr que je sois d’accord et non seulement par rapport aux livres de Berger.
La distance infranchissable n’est pas entre les amants qui seuls, avec les fous et les mystiques, savent franchir ce qui s’oppose aux mouvements libérés de la raison mais entre les mots et soi. Entre le moi collé au corps et celui collé à une des consciences : à celle qui croit diriger les mots et qui est n’est qu’une création des mots.
Pourquoi cette distance infranchissable est-elle donc devenue un lieu si commun ?
Parce qu’il nous arrive de la franchir et que cela n’est pas pour toujours et que « toujours » n’est qu’un mot, même si un mot spécial. Le mot qui enflamme les autres.
14 mai. Berger III. Berger parle de tout. Je dis bien : parle de tout. Ce qui ne veut pas dire qu’il a réponse à tout, comme les hommes politiques et les intellectuels télévisés que les questions font saliver comme le chien de Pavlov. La différence est énorme et pour ne pas créer de confusion j’aurais sans doute mieux fait de dire que l’on est souvent surpris par l’ampleur de ce dont il parle.
Ce dont il parle n’est jamais une réponse à une question qui a comme but de remplir le vide laissé par des vraies questions. Ce dont il parle est dans le monde et parle tout seul, à ceux qui ont les yeux ouverts.
Berger est une sage-femme, il aide les mots à voir le jour.
Il est maître dans l’art de taire ce qui ne sert qu’à cacher et dans l’art de parler de ce qui est caché et que tout empêche d’apparaître.
Comme il a déjà écrit, il est un chien à l’odorat puissant mais, j’ajoute, un chien dont le cou ne porte aucune marque de collier.
Il questionne. Tout. Mais ses questions ne deviennent jamais un vortex qui empêche de tenter des réponses (comme il arrive souvent aux intellectuels qui portent l’étiquette de philosophes et qui sont payés à la question). Il a un rapport pédagogique au monde, mais ce rapport ne frôle jamais la pédanterie ou la suffisance parce qu’il est en même temps élève (d’un monde qui le dépasse) et maître (de ses quelques lecteurs et de l’un de ses « sois »).
15 mai. Berger IV. Dans Et nos visages… : « Émigrer revient toujours à démanteler le centre du monde, et, partant, à en pénétrer un autre, un monde fragmentaire, perdu, désorienté. » J’ai émigré au Québec il y a vingt trois ans et je n’ai pas eu l’impression de pénétrer « un monde fragmentaire, perdu, désorienté. » Supposons que Berger ait raison. Pourquoi n’ai-je pas eu cette impression ? Sans doute parce que j’avais déjà émigré d’un village de paysans dans une grand ville. L’émigration de la paysannerie à la ville est un saut incommensurable avec celui d’une ville occidentale à une autre. Même la différence de langue ne rend pas ces sauts comparables.
Par inertie ou par lâcheté j’ai étiqueté la ville d’« occidentale ». Je n’aurais pas dû. Je suis certain que les différences entre Harare et Milan sont aujourd’hui moins grandes que celles entre mon village et Milan, il y a trente cinq ans.
Maintenant quelque chose a changé dans mon village aussi : il est sorti de la paysannerie et a bien plus de ressemblances avec Tokio et Sidney qu’il n’en avait avec Milan, il y a un siècle.
16 Mai 2004. Berger V. « Il y a un an, je me suis débarrassé, en l’enterrant, de la merde de l’année écoulée, la merde produite par les membres de ma famille et les amis qui viennent nous voir[1]. » Le tas de merde lui permet de nous faire partager ses réflexions sur l’élitisme, la morale, la cruauté et la morte mais, surtout, comme d’habitude, de nous faire partager des modes de vies qui n’ont plus longue vie — ici, chez nous, en Occident, pour commencer. Ces cinq pages rehaussent la merde à sa juste place sans scatologies faciles, embarras malades ou dires morbides et gueulards. On sent la merde et la vie. La merde le porte loin « cette odeur me ramène à ma toute petite enfance, au premier jardin que j’aie jamais connu ; et soudain de cette époque lointaine, bien avant que lilas ou merde aient eu pour moi un nom, me parvient leur odeur à tous deux ». Elle m’emporte, moi aussi, dans mon enfance quand la famille « élargie », comme on dit maintenant, chiait dans une latrine que des plus pauvres que nous vidaient au printemps.